RECTO
Il avait laissé les deux bouteilles de vin blanc sur la marche du perron, comme une offrande. Moi, je l’avais vu depuis la fenêtre de ma chambre, assis contre le muret, les jambes repliées sous lui. Il ne faisait rien. Il regardait l’église, de l’autre côté de la rue, celle où je joue, seul, quand les portes sont ouvertes et que personne n’écoute.
On s’était parlé deux fois, à peine. La première, il m’avait demandé si je connaissais Huysmans. La deuxième, il m’avait dit qu’il aimait les lieux où les choses restent figées — les stations balnéaires hors saison, les hôtels fermés, les esprits qui tournent en rond. Il n’était pas triste. Il était autre chose. Peut-être suspendu.
Je l’ai invité à entrer. On n’a pas allumé la lumière. Le clair de lune traversait la pièce. Il a posé une main sur le piano, a effleuré quelques touches — rien de joué, juste un soupir de musique. Il ne m’a pas regardé. J’ai pris une des bouteilles, l’ai ouverte avec le vieux tire-bouchon de mon père, et nous avons bu debout, à la fenêtre, face à l’église.
Je lui ai dit que je jouais de l’orgue là-bas, en fin de journée, quand l’air est plus lourd. Il m’a demandé si je chantais. J’ai dit que je fredonnais. Il a hoché la tête, comme si ça lui suffisait.
Plus tard, il s’est allongé sur le lit sans rien dire. J’ai tiré le rideau, pas tout à fait. Il m’a tendu la main. C’est venu comme ça. Pas comme un geste amoureux, mais comme un passage.
Il est reparti au matin, sans bruit. Il a traversé la rue. L’église ouvrait ses portes. J’ai entendu un peu de piano, une touche oubliée, restée enfoncée. Il était déjà loin. Mais sa silhouette, ce jour-là, est restée sur la vitre jusqu’au soir.
VERSO
Je crois que c’est la lumière qui m’a fait entrer. Elle venait de la fenêtre du premier étage, une lueur bleue, blanche, mouvante — un peu comme le halo d’une bougie derrière un rideau trop fin. J’ai posé les bouteilles sur les marches. Je savais qu’il me verrait.
Il habitait juste en face de l’église. Le genre de maison blanche, haute, avec les volets toujours ouverts. Le soir, on entendait parfois un peu d’orgue, comme un ronflement lointain. C’était lui. Il jouait en fredonnant, seul, dans l’église vide, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.
Quand il m’a fait monter dans sa chambre, il n’a pas parlé. Il a ouvert la porte, lentement. Il y avait un piano contre le mur. Pas d’objets inutiles. Juste quelques partitions, des livres de musique, et sur la table une boîte en fer rouillée. Il m’a regardé, pas longtemps, puis il a posé ses doigts sur les touches. Rien de précis. Un accord suspendu, une note tenue comme un souffle.
On a bu à la fenêtre. Le vin blanc était tiède, mais j’aimais ça. Il m’a parlé de Bach, de contrepoint. Je ne comprenais pas tout, mais sa voix me suffisait. Elle résonnait comme le début d’un orage doux.
Je me suis allongé sur son lit. Il m’a regardé longtemps avant d’éteindre. Il ne m’a pas touché. Pas tout de suite.
Je suis parti tôt. La rue était déserte. L’église venait d’ouvrir. J’ai hésité à entrer. J’ai regardé par la porte entrouverte : les tuyaux de l’orgue luisaient déjà dans la pénombre. J’ai cru entendre un fredonnement. Mais peut-être que c’était juste moi.
Très beau! merci
Merci George.
oui ! serais aussi curieux du même double texte mais en bloc narratif compact, sans les coupes de §, pour donner l’élan à narration plus large ?
Merci pour la suggestion, je viens de mettre en ligne un bis compactifié.
pas du tout une critique, juste un questionnement ! mais c’est une barrière importante à franchir pour la prise d’élan, oui, de mon côté c’est un pas en avant, mais ne jamais gommer la subjectivité de ça…
Beaucoup de douceur dans ce texte.
Merci Betty.