#rectoverso #08 | Rémi et Marc

Recto
Rémi habite l’appartement juste au-dessus du nôtre, au dernier étage. Nos mères s’entendent bien, même si nous n’allons pas à la même école. Rémi a mon âge mais je suis plus grand que lui. Il a beaucoup de cheveux blonds frisés, des yeux qui rigolent et il bouge tout le temps. Un jour que nos mères se retrouvaient sur le demi-palier, la sienne pour ramasser son linge sec, la mienne pour étendre sa lessive, il a commencé à me raconter une blague. Il n’a pas eu le temps de terminer, sa mère lui a posé une pile de torchons sur les bras et lui a demandé de vite remonter. Après le repas, alors que j’essuyais la vaisselle devant la fenêtre ouverte de la cuisine, j’ai vu descendre au bout d’une ficelle un morceau de papier replié. Je l’ai vite attrapé et caché dans ma poche. C’était la fin de la blague. 
C’est ainsi qu’ont débuté nos échanges de petits mots. 
Ce que je préfère, c’est lui écrire des questions sur le grenier. Après l’escalier de pierre qui se termine à son étage, il y a un autre escalier, étroit et en bois qui donne sur une porte avec une grosse serrure. Quand je mets mon œil dans le trou, je ne vois que du noir. C’est le grenier. Nous, on n’a rien dans le grenier et ma mère m’interdit d’y aller à cause de mes poumons fragiles. Elle dit qu’il n’y a que des cochonneries et surtout beaucoup de poussières qui me déclencheraient encore une crise d’asthme. Alors je pose à Rémi des questions sur ce qu’il voit. Il y va souvent avec son père qui stocke là-haut des choses qu’il récupère sur les chantiers. Rémi me répond par quelques mots, même pas des phrases, souvent avec des fautes d’orthographe. Je lui ai dit qu’il faisait des fautes mais il m’a dit que c’était normal, quand il sera grand il sera éboueur. Je note tout sur un cahier spécial. 
Pendant que ma petite sœur fait la sieste, ma mère me laisse parfois monter chez Rémi. On joue dans sa chambre. Rémi s’est fabriqué un pitchak avec une chambre à air de vélo coupé en rondelles. Il jongle avec les pieds, les genoux et me fait des passes. Pour lui faire plaisir, je joue avec lui. J’ai même fait des progrès. Quand il en a assez, on se couche par terre. Je prends mon cahier spécial et lui lis les mots qu’il m’a écrits, toutes ces choses qu’il voit. Je lis barque et il me dit que dans le grenier, il y a une barque de pêcheur avec deux grandes rames et des petits bancs sur lesquels on peut s’asseoir quand on navigue. Il va repeindre la coque en rouge avec une rayure bleu ciel tout au long. Et j’écrirai en lettres noires nos deux prénoms Rémi & Marc. Tous les bateaux sont baptisés. Et il me dit qu’un jour, on partira tous les deux.

Verso
Avec Marc, le garçon de l’étage en dessous, on se raconte des histoires. Nous n’y croyons pas vraiment, mais quand même. Surtout lui. Je pense que quand il sera grand, il sera écrivain. En tout cas pas footballeur. Il a des grandes jambes toutes fines qui ne bougent pas assez vite. J’ai beau lui lancer le pitchak sur le genou, il a toujours un temps de retard et rate la passe. Les mots du grenier que je lui envoie par la ficelle, il les note et me les redit quand il vient jouer chez moi. Et tout ce que je lui raconte il l’écrit sur un cahier. Bien droit sur les lignes, pas toujours à descendre comme moi, la maîtresse me dit qu’on dirait que je m’endors sur ma page. Marc dit qu’on ne dit pas maîtresse, on dit institutrice. Et il appuie bien sur chaque syllabe, comme s’il était en colère. Je l’imite et ça le fait rire. Quand j’invente les histoires, au début il me regarde avec les yeux grands ouverts, puis au bout d’un moment, c’est comme s’il ne voyait plus rien, il n’est plus là, parti avec moi dans l’histoire.

A propos de Aline Chagnon

Ce qui me passionne dans l'écriture, c'est l'expérience, le chemin.