
Je crois qu’elle a des pouvoirs. Annie me coiffe devant le miroir et j’ai l’impression de devenir quelqu’un d’autre. Ses mains pâles virevoltent autour de mon visage, attrapent une mèche de boucles brunes, la séparent en trois, tressent en silence. Elle pince mes joues pour faire monter le rose, ça m’agace, mais je me laisse faire, parce qu’elle sait. Ne bouge pas, elle veut que je sois jolie, elle le dit sans le dire, cherchant mon regard dans la glace. On joue souvent à la maîtresse, je fais semblant de ne pas aimer ça, mais j’aime qu’elle me regarde écrire, qu’elle souligne mes lettres de traits légers, qu’elle s’occupe de moi. Elle m’apprend à lire. Elle dessine des ronds parfaits dans les cahiers. Elle fait des listes. Des opérations. Elle aimerait jouer du piano. Le soir elle veille pour lire. Quand elle lit, elle soulève un peu les sourcils. Elle a une manière bien à elle de marcher dans la rue, le menton levé, les épaules redressées comme si elle voulait protéger le monde. Elle porte les robes usées d’Angèle, mais c’est elle qui paraît la plus digne. Elle incline la tête très légèrement, juste ce qu’il faut pour qu’on oublie la honte. Sa façon de transformer le peu en grâce. Dans le bus, elle me raconte des histoires qu’elle invente. Elle en invente sur les passagers. Elle en invente en regardant par la vitre. Elle invente des destinations. Elle m’appelle Petretta, avec cette tendresse tranquille qui n’a jamais tremblé, même le jour de l’accident. Elle n’a jamais su faire semblant de ne pas m’aimer, même quand je la mets en colère. Elle a toujours une réponse. Elle m’impressionne. Elle comprend ce qui se passe dans la tête des adultes, ce qui se trame derrière les portes fermées. Je crois qu’elle entend tout. Elle sait avant moi quand je suis triste. Elle me devine, sans poser de questions. Elle me console. Elle est la première femme de la famille à être entrée au lycée, ma mère était gonflée d’orgueil. Mais moi je savais ce que ça lui coûtait, son cartable c’était comme une armure. Si tu travailles bien, tu pourras faire des études comme moi. Mais je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Je veux juste courir, danser, sentir la chaleur des pêches dans mes mains, devenir grande. Opposer mon insouciance à ses exigences. Tant qu’elle sera là, rien ne pourra vraiment m’arriver. Elle est là. Je crois qu’elle l’a toujours été. Je crois que je suis née dans ses bras.
Pierrette ne marche pas, elle vole. Elle entre dans la pièce comme un courant d’air, elle fait claquer les portes, vous arrache un sourire même quand vous n’en avez pas envie. Elle est partout, elle est le cœur battant de la maison. Depuis la naissance elle a ce regard direct, presque trop présent pour un si petit être. Je suis discrète, pâle, raisonnable. Elle, c’est l’été. Elle souffle. Elle rit fort. Elle ne sait pas rester en place. Elle veut qu’on l’écoute, puis non. Elle change d’avis toutes les trois minutes. Elle déteste qu’on lui dise quoi faire. Elle n’aime pas les règles. Elle les contourne, les plie, les repousse, s’impatiente. Elle dit que je réfléchis trop. Elle m’appelle quand elle a faim, quand elle a mal. Parfois elle s’absente, elle regarde ailleurs, fronce les sourcils, puis revient, comme si de rien n’était. Il suffit d’un mot tendre, d’un geste, pour qu’elle me revienne, douce, chaude, pleine de pardon. Elle ne garde rien pour elle, sauf peut-être ses peurs. Elle invente des jeux. Elle parle aux objets. Elle invente des oiseaux en cage. Ma poupée indocile à coiffer, à habiller, à éduquer. Je ne sais jamais dans quel sens elle va tourner. Ma petite pierre, Petretta. Solide, brillante, râleuse. Sa manière d’aimer, entière, vivante, désordonnée, tenace. Quand elle m’embrasse, c’est toujours un peu trop fort, avec une petite odeur de lait chaud. Pierrette n’aime pas qu’on la gronde. Elle se défend avec ses yeux noirs, brillants. Je lui fais l’école, je voudrais qu’elle sache tout ce que j’apprends. Mais elle se méfie des lignes droites. Elle préfère la danse aux devoirs. Elle sait pour notre père. Elle sait pour les absences. Elle pose mille questions. Elle veut tout savoir, tout voir. Elle fait semblant de se moquer de tout. Mais je vois bien, elle sent tout, devine tout, surtout ce qui n’est pas dit. Il y a chez elle un mélange d’insouciance et d’inquiétude qui me bouleverse. Quand elle a été renversée, j’ai senti le monde basculer. Sa main dans la mienne, si petite, si chaude. Je me suis jurée de ne jamais la lâcher. Elle est revenue d’entre les morts, avec ses cicatrices, visibles et invisibles. Elle a recommencé à rire trop fort, à dire non, à se jeter dans la vie comme dans l’eau froide. Je l’envie un peu, elle n’a peur de rien. Je fais semblant d’être lasse, mais j’aime sa curiosité, lui répondre comme si je savais, fière qu’elle m’écoute. Je la regarde dormir, parfois. Elle s’agite même en rêve. Elle parle, roule dans ses draps, comme si le monde entier venait la chercher, même dans la nuit. Je veux la protéger, la border mieux. Je crois que je suis née pour veiller sur elle.
Ces deux-là, qui nous ont appris à toutes ce que sœurs veut dire.
avais hésité à prolonger la #08 par les «2 soeurs» de Gertrude Stein, ce sera Gertrude mais un autre texte !
Ah mais je peux sauter une consigne hein !!! Ça va vite 😂
Très sensible, plein d’amour, très touchant. Merci
Très beau. Émouvant. Merci Caroline.
Ces deux portraits se répondent avec beaucoup de finesse et de sensibilité. Un joli moment de lecture . Merci
Comme dit plus haut, j’ai beaucoup aimé. Merci
Tendre et beau miroir, très émouvant aussi.
Merci Caroline pour ces deux soeurs, très beaux détails, images qui racontent, la famille avec tes mots à toi, c’est beau.