
1 | L’homme en blanc
La salle à manger
Pièce pour ainsi dire aveugle. L’ancienne fenêtre de la cuisine primitive transformée en porte vitrée donnant sur la nouvelle cuisine, plus moderne, aménagée lors de l’agrandissement. Par où vient mourir un fragile et lointain faisceau lumineux. Longue table de style rustique. Massive. Le buffet taillé dans le même bois. Cheminée entièrement dessinée par maman. On raconte encore que le maçon s’en est vu au moment de la construction. Pour la plate-bande, on est allé récupérer une traverse de chemin de fer dans un dépôt abandonné de la SNCF. Grand feu dans l’âtre en hiver. Un placard ménagé dans le mur en face. Trois tiroirs où se coudoient vieilleries, poussière, indifférence.
Le cadre photo
Au fond d’un des trois tiroirs, un sous-verre oublié où sont collées quatre photographies. Un même homme dans une situation chaque fois différente. Droit dans son costume militaire d’apparat, veste boutonnée jusqu’au col, insigne d’officier sur la manche, main gauche posée sur un guéridon. La deuxième, un gros plan sur le visage. Quelques rides. Sous la veste, col de chemise blanche. Cravate noire impeccablement nouée. Epaulettes. Sur la troisième, toujours aussi droit dans son costume. Mains derrière le dos. Col blanc. Cravate noire. L’air moins grave. Presque décontracté. A l’arrière plan, la silhouette floue d’un bâtiment. Peut-être un casernement. La quatrième, superbe dans sa combinaison blanche de vol au milieu de son équipage, au pied de leur avion. Mastodonte de fer. Nez au ciel.
La tartine beurrée
L’enfant va-et-vient. Tourne autour de la table. Désigne du doigt les quatre photographies dans leur sous-verre maintenant posé sur le buffet. Monté sur une chaise, il regarde. Attiré par l’avion et l’homme en blanc au pied de l’échelle qu’il empruntera pour se hisser jusque dans le cockpit. Ebahi, l’enfant reste figé devant l’image. Sa tartine dans la main. On a râpé des copeaux de chocolat sur la face beurrée. Quelques traces au coin des lèvres. Immobile. A rêvasser. Déjà perdu dans ses pensées.
2 | Son nom est personne
La nouvelle cuisine
Toute en longueur. Etroite à cause du buffet en formica où l’on a rangé la vaisselle. Lumineuse grâce à la baie vitrée qui occupe la façade en son entier. Extérieur jour. Vue sur le jardin. Le figuier. Le puits. Les rangées de tomates et de haricots verts. Les guigniers. Tout au fond, à l’arrière plan, par-dessus les toits, le clocher de l’église. Les corneilles qui tournent autour. Au soleil couchant, ballet incessant ponctué de criailleries.
Retour intérieur. Table en formica. Coloris identique au buffet. Un faux blanc zébré de touches grisâtres. Chaises tressées de cordes de nylon noir. Gazinière quatre feux. Evier inox. Hotte aspirante. Four. Pas de lave-vaisselle ni de micro-ondes qui n’existent pas encore mais un réfrigérateur dernier cri de marque Frigeavia, fleuron électroménager des ateliers de Sud Aviation. Perle du modernisme. La silhouette du Concorde sur la porte. Emblème de la marque. Le soir, il faut actionner manuellement les volets roulants pour se protéger de la nuit.
La balance Roberval
Elle est posée sur l’étagère du placard. A hauteur d’yeux. La balance Roberval, vestige de l’ancienne épicerie familiale. Fléau horizontal à trois couteaux. Un plateau à chaque extrémité. Une aiguille centrale. Instrument simple en apparence, robuste et qui doit son nom à son inventeur, le mathématicien et physicien Gilles Personne de Roberval. A portée de main, la boîte de poids indissociable de la balance. Sans eux, pas de pesée. Pour déterminer la masse de l’objet considéré, il faut obtenir l’équilibre parfait entre les deux plateaux. Manœuvre délicate quand il s’agit de deux fines tranches de jambon cuit.
La purée de pommes de terre
La casserole est posée sur l’un des quatre feux de la gazinière. Elle y a mélangé le lait avec les pommes de terre cuites à la vapeur et passées au moulin à légume. Ajouté du beurre. Touillé énergiquement jusqu’à obtenir une pâte onctueuse bientôt étalée dans le plat qui passera au four le temps d’obtenir une surface croustillante et dorée. L’enfant ne dit rien. Il observe. Assis sur une chaise tressée de nylon noir, il attend son heure. Il guette le moment où il sera autorisé à récurer la casserole d’un doigt appliqué et déguster les restes de purée froide abandonnés. Quelques traces au bord des lèvres. Un plaisir parti pour durer.
3 | Sous la langue
Le hall d’entrée
Pièce quasiment aveugle (encore). Pas le noir absolu mais un filet de lumière par la porte en verre dépoli de l’entrée. Quelques rayons descendant du grand escalier. Un reflet incertain provenant du salon bibliothèque ou de la grande salle à manger quand leurs portes respectives demeurent entrouvertes. Sinon. Deux fauteuils club en cuir marron desséché. Un fauteuil en osier. Tous tournés en direction du vieux très vieux bahut sur lequel trône, comme sur un piédestal mais bancal, le poste de télévision Continental Edison. Allumé de la fin d’après-midi jusqu’à l’heure du coucher. Spectateurs ou pas. Sans interruption.
Le Gaveau
Dans son angle, stoïque, ignoré des adultes dans leurs va-et-vient convulsifs, le piano droit de la maison Gaveau. Cadre fonte. Touches ivoire. Pieds ouvragés. Majestueux. Rien sur le dessus qui se rabat pour donner plus d’amplitude au son. Le tabouret à vis et son coussin de velours sur lequel l’enfant prend place pour réviser ses gammes. Balbutier ses premières mélodies. Il est le seul, dans la maison, à lui parler. Posé sur le pupitre, le volume de la Méthode Rose ouvert à la page de la leçon du jour. Sol, ré, mi. Pas encore de dièse à la clé.
La pastille Valdouce
Chaque soir, leur rituel avant l’heure du coucher. Cela se passe entre eux, à l’insu de tous, dans le silence. Il a dissimulé la pastille dans le creux de sa main. C’est une gomme rouge en forme de cône recouvert de sucre fin. De marque Valdouce achetée en pharmacie. Il en conserve toujours trois ou quatre dans une boîte en fer de forme arrondie légèrement cabossée. Il la cache dans la poche de son pantalon de flanelle grise. L’enfant s’approche. Glisse sa main dans la sienne. Un baiser sur la joue creuse et ridée du vieil homme. C’est la clé. Une fois couché, après avoir gravi les marches du grand escalier de marbre et regagné sa chambre, il retiendra le plus longtemps possible, sous la langue, le goût de la Valdouce comme pour conjurer sa peur de la nuit.
Te lire au fil des propositions, c’est retrouver les pièces du puzzle. Les personnages reviennent, les tartines beurrées également, l’écriture à fleur de mémoire !
J’aime beaucoup ton approche de la proposition que j’ai eu du mal à comprendre. Ca ouvre d’autres perspectives. Merci Serge !