#rectoverso #09 | Tendresse des solitudes

Table


Merci à la table lourde au plateau épais qui reflète dans son revêtement sombre, imitation acajou de résine en Formica, des visages à rires et des langues à se repaître des odeurs les mêmes toujours savoureuses des plats alanguis sur la plaque d’acier de la cuisinière à bois, heures de préparations qui nous enlacent tièdes d’un insondable saindoux, des matins des mains dans les bigoudis aux tabliers salis, à repasser les plis amidonnés des habits propres du dimanche, une famille d’où s’épanouissent les enfants forts et solides aux joues rosies.

Merci à la table en faux acajou aux réunions solennelles promesses de mariage des fûts voisins, à l’apéritif qui ouvre son florilège d’entrées avec œufs mimosas, puis suivent, les viandes de canard caramélisé, de gigot d’agneau sauce aux champignons, et les légumes du jardin carottes, les navets et pommes de terre, puis haut le verre minuscule d’alcool fort aux futurs mariés.

Merci à la table en Formica achetée en hâte pour éblouir sa famille à lui, intimidante, dont on rabâche les exploits, les voyages dans les étranges pays qui débordent de la carte connue, aux confins d’où sont les frontières miracles aux reflets brillants de la résine de mélanine.

Merci à la table sur laquelle la ménagère au service à motifs, dilue la soupe d’un français fautif d’expressions rurales qui chuintent d’un trait de vin au fond de l’assiette, rasade de viandox picaresque, mie de la miche de pain découpée sur la poitrine affamée de Lazarillo de Tormes, des bouches sonores aux yeux inquiets des dulcinées qui se taisent, les rustres ne savent plus que nommer la nourriture, lire l’étiquette du flacon et d’un bon rire tourne en dérision la formule châtiée.


Une horloge


Merci à l’heure imitation bronze, vieil or, et cadran porcelaine en chiffres romains, posée sur la tablette noire de la cheminée son foyer ouvert obstrué par un imposant poêle à gaz noir brillant, l’horloge à volutes joue sa mécanique gouttes de pluie style pseudorococo à motifs végétaux.
Merci à l’heure du blé soleil décevant à nourrir les poules déplumées le cou rosi
Merci à l’heure des biscottes huilées trempées dans le café.
Merci à l’heure des trois coups de klaxon la tournée de pain blanc, sous la bruine « comment elle va ce matin », sans jamais demander un croissant, une chocolatine, un chausson aux pommes
Merci à l’heure des sceaux blancs de la lessive à l’eau du puits, les doigts bleuis et les paumes à frotter le coton
Merci à l’heure du facteur, erreur sur la personne à la bonne adresse sur l’enveloppe
Merci aux heures attendues des clientes sur mesure, ne bougez pas, les fils, leur parfum, les tissus de poupée, des voix fortes, les aiguilles, je vais vous piquer, un remède pour les jambes lourdes, ce patron dans Burda, le corps comme il va, la craie verte, la silhouette élancée, teint de porcelaine, encore un essayage, et ce modèle avec ces motifs vous irez à ravir, n’oubliez pas le parapluie
Merci à treize heure la soupe claire, le bocal de pâté, un morceau pain blanc inodore, tartine de confiture du figuier, café.
Merci à l’heure où le voisin est venu vérifier la batterie de la voiture.
Merci à l’heure de la mercerie, l’après-midi en ville en voiture, du jersey, des coupons, des galons, fils, boutons, flanelle, rubans, tulle, élastiques, percale…
Merci à l’heure de fendre dans le fracas sourd de lame la bûche de bois.
Merci à l’heure d’aller chercher les œufs.
Merci à l’heure lointaine de la sonnerie du téléphone, les enfants viendront pour les fêtes.
Merci à l’heure où le monde s’invite à diner, il pleut encore demain.

A propos de Michael Saludo

Formateur, je vis, écris et travaille du côté d'Angoulême.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #09 | Tendresse des solitudes”

  1. Et chaque table un monde: merveilles à donner le vertige à un ensemblier . Vertiges de gestes de vies avec bigoudis et tabliers salis … Viandox picaresques et bouches sonore . Et l’horloge pour battre la mesure vieil or . Et les tissus de poupées des essayages au coup de klaxonne . Vertige! Merci

    • Merci Nathalie pour ce retour, la sensation de vertige. Oui, la liste de l’accessoiriste est longue…

  2. ..les patrons Burda..la mercerie…qui connait encore? aux oubliettes!
    quel florilège de lieux, de respirations, de senteurs, de sensations…Merci!