
Avant même d’en avoir quitté le parvis de la gare, je suis tombé sur la grande affiche de la rétrospective Salvi. Le bonhomme était mort, forcément. Toujours étonné d’être là, je me laisse faire par la pente de la rue Jeanne d’Arc. Il n’y a pas à réfléchir pour descendre. Personne ne m’attend. J’ai vaguement l’idée d’aller voir la Seine. Sur le moment, c’est le seul bon souvenir qui me reste de mes trois années d’études dans cette ville. Je n’aime pas le passé. Je ne suis pas nostalgique. J’aime le présent. Lui seul est en couleurs. En arrivant à la hauteur du square, j’ai été freiné net. Il est devenu… translucide. Au point de laisser voir le Musée des Beaux-Arts de l’autre côté.
hêtre rouge fatigué, vieux, plus rien à faire que de l’art avec. Il fallait le voir allongé contre la barrière symbolique du plan d’eau. Un corps, plus grand couché que debout.
Je suis entré au Musée. Pourquoi pas ? C’est ce qu’on fait dans une journée de congé. Mais surtout, la nudité du square appelle vers l’édifice. Le mot « vortex » me vient en traversant ce qui reste du petit parc. Plus précisément, un morceau du Désespéré de Bloy (je ne cite pas de mémoire, j’ai dû chercher ensuite parce qu’il tournait autour de mes lèvres comme une brume) : Hier soir, un millionnaire crétin, qui ne secourut jamais personne, a perdu mille louis au cercle, au moment même où quarante pauvres filles que cet argent eut sauvées tombaient de faim dans l’irrémédiable vortex du putanat.
Une double blague claironnait le secret des Polichinelles du square, tous ses messieurs qui, pour rien au monde, n’auraient quitté leur épouse ou traîné sur les quais, où ça tapait dans le dur, mais qui assouvissaient leurs penchants dans ce cadre « Proustien ». La première c’est qu’on avait rebaptisé le Jardin Solférino, « Square » pour satisfaire à la manière anglaise, et c’était devenu un synonyme de sodomie en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. L’autre, c’était qu’on avait troqué le nom initial de la victoire militaire de Solférino contre celui d’un maire du 19e siècle et les mauvais esprits s’accordaient à conclure qu’aux vues de la fréquentation nocturnes des notables de la ville et de leur fâcheuse tendance à la fuite en débandade, c’était à-propos.
Je me retourne en hésitant, en haut des marches du Musée. Le charme commun qui faisait l’angle est figé en nature morte et un vestige du colossal hêtre rouge gît dans l’herbe rase sur lequel on a gravé Providence.
des honteuses. La nuit les hommes qui se cherchent se trouvent. Plus ou moins, mais l’ombre aide autant que la crudité des réverbères qui encadrent strictement le square. Tous ces petits arrangements sous l’œil minéral et bien compréhensif de Jean Revel, qui écrivait la nuit en cachette. La police n’est jamais loin, c’est une impression puissante. Pourtant, c’est une petite vieille à petit chien qui a trouvé Thomas au matin dans un buisson d’églantines en bordure de l’allée.
Une salle pleine de croquis et d’esquisses d’un seul et unique modèle. Le gardien retire la clef de la porte monumentale et me la tend. Elle fait bien trente centimètres de long et pèse son poids. Remettez -là en place quand vous en aurez fini, me dit-il en s’éloignant, comme si cela allait de soi de confier une salle au premier venu. La journée repasse devant mes yeux. J’aurais dû manger quelque chose (…)
des enfants jouant à chat ou à cache-cache dans la confidence d’un cygne à demeure dans le petit bassin. À l’heure de midi, les filles du Palais de justice mangent là, pour ne pas égarer leurs secrets et leur argent dans les restaurants à touristes de la place du Vieux-Marché, ou pire dans les gargotes fréquentées par les avocats. Pendant les grands procès, il y a toujours quelqu’un de la famille de la victime ou de l’accusé pour venir pleurer sur un banc, d’angoisse ou de rage.
La clef tourne à vide. Une femme qui passe là avec une liasse de papiers me lâche : elle n’ouvre pas la porte. Pourquoi me l’a-t-on donnée, alors ? Elle me demande de confirmer mon identité. Je redis après elle mes nom et prénoms. Nous devions vous la donner, ne la donner qu’à vous. Mais pourquoi, puisqu’elle n’ouvre pas la porte ? C’est vous qui voyez. Et je reste, clef en main, avec l’écho comique de cette phrase tandis qu’elle disparaît à ma vue, ses talons tournant à la galerie de fenêtres qui donnent sur le square.
faisait l’effet d’un fumeur pensif. Une statue de plus à côté de Maupassant. Jamais de carnet. Il soulevait lentement son chapeau au passage de collègues ou de connaissances de sa génération, mais aux élèves Christian Salvi n’accordait qu’un regard. Pas de salut ni de discours. Simplement : je vous vois, passez votre chemin, entrez au Musée ou filez à l’école.
Merci pour ce texte qui m’a fait voyager à travers différentes ambiances. J’ai particulièrement aimé « il tournait autour de mes lèvres comme une brume ».
Bien vu, Louise : c’est une phrase magnifique. Elle est de Pascal Quignard dans Le Nom sur le bout de la langue…
Merci pour ta visite.
Aussi aimé “j’ai dû chercher ensuite parce qu’il tournait autour de mes lèvres comme une brume”… et d’autres pas-sages “l’herbe rase sur lequel on a gravé Providence”…
Pas encore aussi pas sage que je le souhaiterais. Mais j’y travaille.