#rectoverso #10 Entaille

1
En plein été, la ville étouffe. Les rues étaient désertes, la chaleur envahissait les moindres recoins et l’asphalte boursouflé semblait se décomposer. Ils décidèrent d’aller dès maintenant dans les Cévennes où la nature les rafraîchirait un peu et où une pièce de théâtre les attendait pour le soir. Ils avaient le temps. Ils feraient la sieste dans l’herbe. Elle avait mis une robe blanche très simple et un collier de grenats. Une fois le volant brûlant pris en main, ils quittèrent la ville sans encombre. Ils s’arrêtèrent sur la route, il avait repéré un coin tranquille et déserté où se baigner. Ils descendirent le petit raidillon en s’accrochant aux branches, joyeusement, ils se déshabillèrent. Elle mit un pied dans l’eau, un autre. L’eau de la rivière glacée les enserra. Elle ne les vit plus nettement. Ils s’étaient étirés, plus grands sur la longueur sur la largeur. Mouvants, ils apparaissaient et disparaissaient constamment. Elle se pencha pour les toucher, être sûre de les reconnaître. Il y avait de la légèreté dans ce jeu de cache-cache. Les roches, les cailloux aussi flottaient dans cet espace énigmatique. La lumière bondissait sur le collier de grenats.

2
Le voyage en train sera tranquille. Le plus dur c’est de monter dans la bonne voiture et de chercher sa place alors que le couloir est encore entravé par les valises, les enfants excités, les adultes qui s’apostrophent d’un bout à l’autre de l’allée. Une fois installés, la voix de la Sncf nous souhaite un bon voyage tandis que le train prend de la vitesse. L’air climatisé est froid, inodore, aseptisé. A travers la vitre défile le paysage et dans cette boîte qui roule, il me paraît très loin de moi. Je veux voir les rails et intensément je les regarde mais ils ont fondu. Les rails fondent où va le train dans la campagne ? L’œil court après les images restées au dehors. Au loin. IL essaie d’harponner les couleurs et les formes désormais confuses. Tout est loin dans ce train où je suis enfermée. Silencieuses, les gouttes de pluie s’écrasent obliques sur les vitres. Les nuages volent mais les maisons floutées aussi et les brebis -sont-elles des brebis?- caracolent dans les airs. Mon espace m’encercle, me retient. Mon œil aime-t-il le dérangement ? J’ai envie de retrouver les choses volantes Un éclair, comme spot aveugle, éclaire un instant la campagne devenue grise. Sous les spots, quelque chose vient de loin, se montre et disparaît. Ce n’est pas le train qui bouge ce sont les collines, les arbres, les fils électriques. Plus tard, la Sncf annonce l’arrivée. Le train grince, il se dandine à nouveau, entre en gare. Mouvements de foule. Tout à coup, on lit le nom de la station.

3
Dans le vestibule minuscule et tout carré, il y a un guéridon de forme rectangulaire en bois d’acajou et dessus posé en plein milieu, un vase à la forme bombée qui contient été comme hiver un magnifique bouquet de fleurs fraîches. Lorsqu’on entre, on est souvent pris par l’odeur enivrante d’une des fleurs. Aujourd’hui le mimosa. Puis on voit un enchevêtrement de couleurs et de formes inégales. Ce coin de nature, improbable dans cet appartement du centre ville, offre au visiteur un sursaut de vie. Il faut s’approcher pour que chaque forme se détache de l’ensemble et que se distinguent nettement les myosotis, les dahlias, les pensées, la branche de mimosa, les feuilles de chêne. Les teintes s’affinent et chaque fleur affirme sa silhouette. Fleurs flottantes ou tiges solides, bien droites ou inclinées voire affaissées à moins qu’elles ne se trouvent camouflées derrière une consœur ou encore en équilibre sur d’autres tiges. Lorsqu’on change de place, le bouquet change d’allure et de volume. Où est sa vérité ?
Stupéfiante fragilité qui perdurera pourtant en massifs luxuriants quand l’immeuble, un de ces jours, s’effondrera. A s’approcher trop prêt de ces belles, un éternuement est possible, les yeux nous piquent, la vue se trouble. Paupières baissées on cherche un mouchoir.

« Le monde extérieur est un monde intérieur »
Alexandre Hollan

A propos de Louise T.

Des fragments de vies dans divers lieux Afrique du Nord/France/Côte d'ivoire/ France. Villes et campagnes. Ecriture et Lecture. Aimerais être en lien plus étroit avec moi.

6 commentaires à propos de “#rectoverso #10 Entaille”

  1. J’ai particulièrement aimé : …Elle ne les vit plus nettement. Ils s’étaient étirés, plus grands sur la longueur sur la largeur… Mon œil aime-t-il le dérangement ?… et puis…Lorsqu’on change de place, le bouquet change d’allure et de volume. Où est sa vérité ?

  2. J’aime ce rythme lent et ce “glissement” formidable qui se joue entre les trois paragraphes… sur cette perception fine des choses ! Poétique, très beau! Merci Louise

    • Merci Michael. Je ne savais pas si les 3 textes pouvaient se décliner. Alors bonne surprise en te lisant.

  3. J’arrive de la #12 où il est question de la #10 et je suis heureuse de lire ce texte mystérieux où il semble que chaque sensation entraîne dans une spirale de doute. Très beau, vertigineux

    • Merci beaucoup Muriel pour cette déambulation de la 12 à la 10. Très touchée. Contente.