#rectoverso #10 | S.Doppelt, Contrechamp

Recto

les canards glissent paisibles sur l’étang du bois de Vincennes comme des plumes oubliées par le vent, leurs silhouettes sombres découpent le miroir vert de l’eau, traçant de légers sillons en suspend dans l’après-midi. Derrière eux un petit bateau d’enfant jaune pâle vacille, poussé par une main invisible ou un souffle distrait, il avance lentement, hésite parfois se faufile entre les tiges flexibles des roseaux là où la lumière se filtre tremble s’accroche. Par moments il frôle un branchage flottant, effleure des cailloux au bord, ou disparaît un instant derrière une touffe immergée. Sous la surface, des poissons glissent invisibles aux regards mais devinés — une onde dans l’eau un trouble léger. Les canards, indifférents mènent leur danse tranquille, frôlant les rives écartant les ombres. Le jouet flotte fidèle obstiné, « un entre » jouet et  rêve. On ne sait plus s’il suit ou s’il guide, s’il cherche ou s’il fuit. Sur la berge, un banc vide, une vieille balançoire tordue complètent le décor sans l’alourdir. Dans cette lente procession s’efface le bruit du monde le rire des promeneurs la rumeur des arbres. Il ne reste que le clapotis, l’attente, un accord entre les ailes et la coque entre l’eau et l’enfant invisible. Le soleil glisse bas dore les plumes allume un éclat sur le plastique, Et l’étang, vaste œil végétal regarde sans ciller, comme pour retenir.

Verso

l’œil capte d’abord le miroitement une surface frémissante fragmentée par la lumière. Il croit voir un ordre : des canards alignés un jouet derrière, une file douce, presque logique. Mais l’œil se trompe souvent. Ce ne sont pas des canards — plutôt des formes mouvantes, taches de brun et de vert, parfois immobiles, parfois soudain emportées hors champ. Le bateau ? l’œil hésite. Il flotte, oui, mais tangue aussi se cogne aux roseaux disparaît revient. L’œil veut du sens, alors il invente : une poursuite un je, une intention. Il imagine une main au loin un enfant caché derrière un tronc il guette un cri un mouvement, quelque chose qui viendrait confirmer ce qu’il croit mais rien seulement des reflets qui vibrent des ombres qui s’étirent des contours incertains. L’œil doute puis décide de croire encore il fait le montage : les plumes, l’eau le plastique jaune il les assemble les relie compose une scène une histoire peut-être fausse peut-être vraie. Ce qu’il voit n’est jamais ce qui est mais ce qui peut être vu — une image mouvante ouverte et l’étang devient alors écran miroir, passage. L’œil regarde, mais c’est le regard qui construit.

Recto

trois tableaux côte à côte liés par la poussière, le tourbillon rouge du vent. À première vue des éclats de terre strates frottées froissées presque effacées. Le Grand Canyon n’y est pas représenté : il y est suggéré morcelé ramené à ses lignes essentielles l’œil cherche des repères — une faille un rebord une ombre — mais ne trouve que des masses suspendues ocres profondes des bruns calcinés des rouges minéraux. Le pastel sec accroche la surface la gratte la creuse rien n’est stable. Chaque panneau semble se répondre se fondre dans l’autre mais en écho lointain comme un souvenir d’espace. On ne regarde pas un paysage on entre dans sa géologie quelque chose d’immobile vibre une chaleur sourde émane des couches superposées comme si le canyon continuait à brûler sous les pigments. Le réel est là mais dissout presque englouti reste la sensation brute l’érosion du temps fixée sur papier.

Verso

je regarde mais je ne saisis rien ou trop de choses à la fois des poudres des cendres un effritement organisé ce n’est pas un canyon, je le sais, je le sens — mais mon cristallin s’y perd comme dans une illusion d’optique il y a des lignes oui mais elles refusent de me guiderelles se dérobent s’effacent avant que je les nomme mon regard racle la surface, s’y accroche glisse s’arrête net sur un accroc puis chute dans un pli, une gorge un vague relief
je suis pris dans une boucle un panoramique en déséquilibre le rouge me trouble, il n’est pas couleur, il est température le brun m’enveloppe il est poussière ancienne, il est voix je ne vois pas je frôle, chaque tableau m’éloigne du précédent, et pourtant je reviens au même point à la même zone d’ombre qui palpite indéfinie j’essaie d’identifier une forme — erreur c’est moi que je retrouve dans les strates je suis l’œil mais je suis traversé ces masses floues m’invitent à brûler doucement à être le vent sans direction, à errer dans un paysage sans bords je ne regarde plus, j’habite ce qui tremble.

10 commentaires à propos de “#rectoverso #10 | S.Doppelt, Contrechamp”

  1. Merci pour ces textes qui m ont fait comprendre et illustrent à merveille ce que j ai perçu de cette proposition sans pouvoir vraiment la traiter… La nature et ses choses vues sont animées par un oeil vivant et indépendant… impressionnant !

  2. Merci Carole j’ai mis 3 jours pour comprendre en écoutant et relisant la proposition plusieurs fois pour saisir et encore je n’étais pas convaincue et ai failli abandonner…

  3. « L’oeil regarde, mais c’est le regard qui construit ». Comme c’est vrai ! et « le rouge qui n’est pas couleur mais température »… J’aime vos glissements d’un sens à l’autre si bien exprimés. Belle illustration de la proposition.

    • Merci Emilie, je ne puis m’empêcher de penser à Saint Exupery et son Petit Prince
      « L’essentiel est invisible pour les yeux »

  4. Super ces textes qui voient ce que veut la consigne. Très fort cette digression de l’image par le regard. Merci

    • Merci, en somme il m’apparaît probable que notre regard soit souvent une interprétation mentale, une recomposition d’images connues quoique inconscientes, ceci n’engage que moi bien sûr

  5. Oui c’est fort ! Dans cet espace liminaire avec ce basculement « l’œil se trompe souvent » entre voir et comprendre… « panoramique en déséquilibre »… et la chute éblouissante « à errer dans un paysage sans bords je ne regarde plus, j’habite ce qui tremble »
    Merci Raymonde pour ce texte saisissant.

  6. Merci, je ne sais qui sert l’autre l’œil qui capte ou le regard qui passe peut être échangent- ils, aller savoir ?
    Je ne sais malheureusement pas encore poster des photos et des audios mais ça va venir… j’aurais sinon pu poster mes tableaux.

  7. « L’œil regarde, mais c’est le regard qui construit. » Oui il faut une réelle présence pour voir ! Cela entraine vers une réflexion sur ce qui est vraiment devant nos yeux…

    • Merci Solange c’est ça, la présence… ça m’a d’ailleurs menée vers une réflexion cet été…
      Peut-être n’est on jamais aussi présents que lorsqu’on n’en n’a plus conscience ?