Recto – Choses auxquelles la vie en société vous astreint

Dîner.
Accepter une invitation à dîner.
Généralement l’invitation est lancée pour un samedi soir.
On se retrouvera entre collègues, ou entre voisins, ou encore en famille.
On peut bien sûr, quand on est nouveau venu, refuser une invitation. Mais c’est un risque.
Dans une petite ville de province s’installent des habitudes. Des rituels. Certains dîners sont plus formels que d’autres.
Il est d’usage, si le dîner est formel, si c’est la première fois que l’on est invité chez l’un des notables, chez un adjoint au maire par exemple, d’apporter à la maîtresse de maison des fleurs ou une plante.
Le propre de l’Homme, de l’Humain, ce n’est pas le rire, c’est le repas. Les Humains sont les seuls animaux qui se réunissent pour manger, qui ont institué le repas et fait du partage de la nourriture un invariant social. Aucune société humaine n’y échappe.
Tous les samedis soirs, trois couples du même âge, qui ont un ou deux enfants, eux aussi sensiblement du même âge, se retrouvent dans la maison des uns ou des autres. Sont aussi invités des célibataires, familiers ou parents des puissances invitantes, en général deux ou trois, et parfois un autre couple, des nouveaux, qui seront intégrés au cycle des dîners s’ils réussissent le passage.
Des règles implicites s’installent: chaque invité ou chaque couple apporte un dessert, ou une entrée, ou une bouteille de vin, le plat principal étant du ressort des maîtres de maison, généralement l’épouse, car en ces années 70 les hommes ne se risquent pas dans les cuisines, sauf pour y déboucher le vin. Tourtes et tartes, faciles à transporter et à réchauffer, sont les plats les plus fréquemment apportés par les couples plus âgés. Les plus jeunes apportent des salades composées à base de riz, de tomates et de thon en boîte.
Un peu moins souvent, disons une fois par mois quand il fait suffisamment beau, une sorte de réception, mais informelle en jeans et baskets, est organisée chez un couple vivant dans une maison à la campagne, autour d’un barbecue, sous prétexte d’un anniversaire, ou juste parce que ça leur fait plaisir. Tous les jeunes profs du collège sont invités, et aussi les instits, les pions, et certains copains ou cousins. Le garagiste en santiags, qui joue de la musique, par exemple. On se retrouve vite à une bonne trentaine. S’il pleut, on peut s’abriter dans les anciennes étables qui bordent la cour. Ça a un air de vacances, on fume, on boit (de la sangria, du vin, de la bière, des sodas, des mélanges, du Chivas, du Ricard), on mange (des grillades, des saucisses, du pâté, des cacahuètes, des chips, des salades composées, des crêpes ou des tartes), chacun pioche comme il veut.
Philippe Rancillac ne connaît personne ici. Sauf ses collègues et en dehors de ce cercle, René Desormeaux, l’adjoint au maire, qui lui a fait attribuer l’appartement qu’il occupe avec Béatrice. René les a même hébergés pendant quelques jours lorsque Philippe est arrivé avec sa toute jeune femme fin août dans ce bourg. Il a été muté après que sa conduite a été jugée incompatible avec le maintien dans le poste qu’il occupait jusqu’alors au lycée d’Angoulême. Il a donc accepté la première invitation, celle du deuxième samedi après la rentrée, avec plaisir. Ce sera une occasion de faire connaissance, de se détendre, d’écouter de la musique, de danser, peut-être de vivre un bon moment. Et de sortir Béatrice. Elle sera contente de se faire des amis, elle qui n’est pratiquement pas sortie de l’appartement, sinon pour faire les courses.
De fait, c’était une sorte de réunion de tous les jeunes profs récemment nommés, nombreux dans ce collège du Nord de la France. À part une poignée de natifs de la région, tous exilés comme lui, tous venus d’une académie éloignée, nommés ici en premier poste. Les plus anciens sont là depuis deux ou trois ans. Tous attendent leur mutation, le retour au pays. Il y avait peu à manger (ces jeunes transplantés n’ont pas encore découvert les joies de la cuisine), mais beaucoup à boire (il est plus facile d’acheter une bouteille). Quant à la musique… Marc, le prof de maths qui a lancé l’invitation, n’a pas beaucoup de disques, du classique surtout, et rien de bien joyeux, des trucs sur lesquels personne ne peut vraiment danser. La conversation a tourné très vite autour de l’hiver à passer dans cette cambrousse, le climat déprimant (il ne fait que pleuvoir ici, le soleil, ils connaissent pas?) et la mut’ qui n’arrive pas.
Béatrice s’ennuie dans cette soirée. Ils forment un groupe de profs, et elle se sent toujours une élève. Elle ne participe pas à la discussion. Que pourrait-elle dire? Philippe boit trop, elle s’en rend compte: il a posé une bouteille à côté de lui, au bout du canapé, il a déjà rempli son verre plusieurs fois, la bouteille est presque vide, et il s’énerve de plus en plus. Il ne l’a pas regardée depuis qu’ils sont arrivés. Il est parti à discuter et à boire et l’a laissée en plan au milieu de ces gens qu’elle ne connaît qu’à peine. Elle n’aime pas la façon dont certains garçons la regardent, et les filles la prennent de haut. À l’exception de Martine, la prof de gym, avec qui elle a parlé hand-ball. Impressionnante, la fille, elle jouait en national! elle lui a proposé de venir s’entraîner le mardi soir. On joue entre nous, juste pour le plaisir. T’inquiète pas pour le niveau. Tu jouais dans l’équipe de ton lycée? alors, ça ira. Viens, on rigole bien entre filles, et ça te fera une sortie. Mais elle est partie de bonne heure et cette soirée s’éternise. Béatrice aimerait rentrer. Philippe parle de plus en plus fort, leur dit qu’ils sont des brêles, que s’ils veulent rentrer, ben, c’est simple, il n’y a qu’à le faire. Allez, debout! on monte dans les bagnoles et on prend l’autoroute, l’entrée, c’est juste à côté! et on rentre! allez, debout, on y va! Il a repoussé sa femme quand elle a essayé de le calmer. Finalement, un des gars l’a pris par l’épaule et emmené dehors, Philippe s’est effondré et s’est mis à pleurer… On l’a entendu vomir dans la cour. Les filles, un peu choquées, ont parlé de faire du café, mais beaucoup se sont tirées. Après une ou deux tasses de café, Marc a préféré ramener Philippe, qui avait un peu dessoulé, et Béatrice, qui était très pâle et semblait complètement perdue.
Verso – Liste des courses (ce qui devrait être, un jour peut-être, écrit)
Choses dont on a rêvé et qui ont déçu
Personnes que l’on a désiré connaître et se sont révélées décevantes
Choses que l’on trouve dans un placard des années 70
Choses oubliées et retrouvées dans les placards / tiroirs / armoires /
Choses découvertes dans un grenier
Bruits entendus la nuit
Airs qui vous trottent dans la tête au réveil
52 objets des années 60
Photos qu’on ne sait comment classer
1000 et une façons dont je pourrais mourir
Halls de gares et trains
Vie cachée des objets minuscules
Physiologie des tapis volants
Chroniques de l’effondrement
Catalogue improbable d’objets perdus ou disparus
Mémoires d’un piéton
Petites chroniques de la violence infra-ordinaire
Le voyage en Suisse
Choses insupportables
Recueil des clichés et autres tics de langage entendus dans les médias
Histoires de changelins
Scènes de la vie de cour
Scènes de la vie de province
Routes, usines, terrains vagues
Un inventaire qui s’oriente progressivement vers le récit. Virage bien négocié. Un incipit de nouvelle ? Ou de roman ? Qui sait ? Bravo !
Un projet de roman, en effet.
Les propositions de FB me permettent de creuser, d’explorer…
ah j’aime ce récit qui passe des bonnes manières à la bonne franquette à l’amitié surfaite ou pas aux excès à la tempête dans les têtes… merci !!
Merci Eve. Je préfère en effet raconter des histoires.
ça fonctionne très bien
Merci Danièle!
J’aime vous lire, George, parce que vous nous raconter des histoires. Il ne vous a pas échappé que je fais de même. j’attends des nouvelles de la vôtre.
vraiment aimé cette suite de séquences possibles qui tentent de raconter de divers points de vue, et à chaque fois nous en apprend davantage sur la situation, les personnages, Béatrice, les us et coutumes en matière de dîner, le climat…
une amplification qui se dévore
Merci Georges, je crois que ce n’est pas la première fois que je vous lis et c’est toujours avec autant de plaisir. Ai beaucoup aimé votre recto, beaucoup, bravo pour ces portraits et cette soirée de bienvenue/convenance.
Oui! ça se lit facilement comme une histoire qui commence en un nouveau lieu avec de nouvelles personnes, à cause de la nouvelle mut. On attend la suite. La liste ferait un catalogue de fragments à écrire pour ce texte justement, super pratique, y a plus qu’à!
Merci George
Oui, y a plus qu’à….et un nouveau mur à escalader! Mais on va s’accrocher!
ça sonne juste, presque douloureusement. Merci pour cette plongée lucide dans la vie ordinaire.
Merci Georges pour ce texte. Que s’est-il donc passé à Angoulême que Philippe vomit dans la cour ? Hâte d’en lire davantage.
Je découvre votre écriture Georges, tout de suite embarquée dans cette histoire de soirée entre prof. Que vous aimiez l’oulipo ne m’étonne pas, ça se sent à la lecture !
C’est très bien vu, la scène poussée jusqu’à la limite extrême, que se serait-il produit si ?… et tellement bien écrit. Que demander de plus ! Merci Georges.
Très belle découverte que ton écriture que je lis seulement maintenant (des mauvaises excuses de temps et de travail); on sent combien tout ça pourrait prendre de l’ampleur, et j’ai beaucoup aimé la liste de courses
Oh il y a une véritable atmosphère dans ces textes… on aimerait en lire la suite !