#rectoverso #11 | Marcottage

Bribes

Le fait de préserver le plaisir d’écrire
Le fait de réécrire, de faire dévier le texte, de le dire encore, encore sur le motif, se déployer, de voir le texte se déplier, laisser reposer, l’oublier.
Quoi d’autre ?
Je fais la tentative de connecter les textes par marcottage thématiques. Je ne sais pas encore ce qui se crée ici ; c’est assez mystérieux.
Voilà mon exploration en rapport direct avec mon texte #10, le tout éloigné de la consigne…


De la douleur

Un os qui s’écrase

De l’alcool sur le coton appliqué sur les chairs vives

Des maux de crâne comme ces bûches qu’on fend à la hache

Tous les doigts des mains pétrifiées de froid incapables de saisir le talc des blocs de pierre

Des pères perdus au fond des trous les boyaux que les cris des bébés viennent chercher

Qui cogne au bout du gros orteil bat d’un cœur plus lourd que celui dans la poitrine, m’étouffe d’un il va falloir amputer, me couper ce qui dépasse, me l’arracher, en priant la vieille que ça ne noircisse pas avec ses potions de sorcière, un remède pour une moitié de poulet, ses onguents sur l’odeur putride…

Pourquoi prier pour son âme en pleurant sur son triste sort ?
Pourquoi il ne peut y avoir de pires rochers que dans ce coin ?
Pourquoi les pieds embourbés jusqu’aux mollets s’enlisent jusqu’aux genoux ?
Pourquoi arrêter le chantier jusqu’à nouvel ordre ?
Pourquoi revenir la semaine d’après si on n’a pas été payé cette semaine ?
Pourquoi ne pas se réunir, faire fusion pour renverser le patron ?


Des espaces connectés de manière étrange

En descendant dans la crypte de l’église, une porte ouvre sur une champignonnière désaffectée

Au fond de la salle de réception de la mairie, une poterne se dérobe sur un escalier tournant.

En centre-ville, au bord de la route, un chemin se charge de terre, devient rapidement abrupt pour surgir en pleine nature sans aucun indice urbain.

L’entrée d’une carrière est murée de briques creuses pour taire l’appel du vide, mais d’une brèche la main sent l’aspiration froide, l’oeil pénètre dans le noir, une lueur loin devant comme une lunette astronomique ouvre un plein champ

D’une entrée de tunnel, voutée en arc de fer à cheval, à partir d’une vespasienne à moitié encastrée dans les fortifications de la ville, long couloir aveugle, un coude sur la droite, on arrive dans une cave médiévale faiblement éclairée avec deux tombeaux au sol.

Un chemin se dédouble. Une branche emprunte une entrée vers un boyau, se présente une réserve d’eau souterraine éclairée que l’on contourne puis, sur le côté invisible de l’entrée, une porte en bois s’ouvre sur une grange abandonnée, avec les restes d’une charrette en bois, des tonneaux, de vieilles machines agricoles en fer rouillé.

Pourquoi la pioche aveugle creuse vers la chatière d’une salle déserte ?
Pourquoi les broussailles rigides prennent-elles de l’envergure devant les bouches d’entrée souterraine ?
Pourquoi les chemins perdus des salles sombres s’aventurent-ils toujours vers plus d’obscurités ?
Pourquoi la probabilité d’une chute d’un bloc de pierre sur le crâne ouvre-t-elle un plafond de compréhension vers une lumière fondamentale ?


Choses qui se cachent dans le vide des galeries

Une grille fixée dans une alcôve murée

Des chaussures en cuir conservées dans l’argile

D’immenses lames de scie cloquées de rouille

La sensation d’être frôlé par quelque chose, quelqu’un

Des nids de poule, foyers d’où brulait la tourbe locale

Des dessins enfantins très obscènes entourent le milieu des piliers de soutènement

Des traces rouges dans la pierre, de la craie ou du sang ou de l’argile sans pouvoir deviner ce que c’est

Au fond des carrières, des piscines turquoise étrangement éclairées par des ouvertures au plafond

Une boîte en fer blanc avec des effets personnels, un carnet rempli de liste de noms et prénoms avec des dates, une lettre écrite au crayon

Le vide noir magnétique format rectangle comme figure de la folie prête à vous aspirer en soufflant son encre sordide au creux de votre encéphale, défigurant vos muscles faciaux en cris étouffés en picotements le long des dents de la mâchoire inférieure

Pourquoi les galeries souterraines murmurent-elles les noms murement oubliés ?
Pourquoi l’humidité porte-t-elle les parfums doucement capiteux des amours inachevées ?
Pourquoi les accidents de carrière laissent-ils des bouquets anonymes au pied des chemins de croix ?
Pourquoi les burins fracassent-ils toutes perspectives sur les rebords des pierres tranchantes ?
Pourquoi les remblais argileux décolorent-ils le chemin à l’entrée des carrières abandonnées ?
Pourquoi à coups de burins les carriers gravent-ils des trèfles rouges à quatre feuilles sur la pierre blanche ?

A propos de Michael Saludo

Formateur, je vis, écris et travaille du côté d'Angoulême.

6 commentaires à propos de “#rectoverso #11 | Marcottage”

  1. « Pourquoi prier pour son âme en pleurant sur son triste sort ?
    Pourquoi il ne peut y avoir de pires rochers que dans ce coin ?
    Pourquoi les pieds embourbés jusqu’aux mollets s’enlisent jusqu’aux genoux ?
    Pourquoi arrêter le chantier jusqu’à nouvel ordre ?
    Pourquoi revenir la semaine d’après si on n’a pas été payé cette semaine ?
    Pourquoi ne pas se réunir, faire fusion pour renverser le patron ? »

    Beaucoup aimé ces pourquoi litaniques. Il ferait poème à eux seuls en décliner plus long. Un recueil de pourquoi.

    • Mercis Jen pour ce retour ; je vais essayer de décliner ces pourquoi en forme longue !

  2. Force de tes espaces, de tes matières et de ce qui naît de ces traversées ; la litanie des pourquoi comme Jen je trouve, leur grande force : « Pourquoi les galeries souterraines murmurent-elles les noms murement oubliés ? »

    • Merci beaucoup Nathalie pour ce retour qui m’encourage à creuser encore plus ces galeries…

  3. oui il y a quelque chose de mystérieux dans ce qui se connecte ici avec tes souterrains, tes cryptes, tes carrières, tes roches aux odeurs quasi organiques
    c’est drôle, j’avais retenu le même fragment que Nathalie, ce lien entre les grottes et les noms qui y résonnent à « coups de burin »…

    • Toujours désarmant ces retours qui confirment, qui viennent soutenir et apporter un œil neuf! Merci Françoise pour ce retour.