1971 – La photo de classe
On a l’impression qu’on les a empilés, comme dans une pyramide humaine : un rang de dix en bas, et seulement sept en haut, dont les quatre garçons. Les filles portent toutes une blouse blanche, même si, au premier rang, une rebelle a laissé la sienne largement ouverte sur son pull à col roulé noir. Les garçons, eux, sont dégagés de cette obligation, ils posent en pulls à cols roulés ou en polos à manches longues, bien fermés au col ; l’un d’eux, visiblement le plus coquet, porte une chemise blanche, dont les pointes du col dépassent de ce qui semble être un shetland.
Une haie de résineux, peut-être des tuyas, sert de toile de fond à cette photographie de groupe. Le premier rang est assis sur des chaises à armature de métal typiques du mobilier scolaire. Le second rang est debout, on aperçoit quelques pieds derrière les pieds de chaises, et on a juché les troisième et quatrième rangs sur des bancs. Tous les visages sont bien visibles et identifiables.
La photographie est imprimée sur un papier glacé cartonné. En bas figurent en petites capitales élégantes, au centre le nom du lycée, à droite le nom de la classe, 2nde AB1, et à gauche l’année scolaire, 1970-1971. Mais le verso ne comporte aucune indication permettant de retrouver les noms des élèves.
La moitié des filles porte des pantalons, signe que le cliché a dû être pris à l’automne, ou à la fin de l’hiver. Les autres ont sorti leurs belles chaussures pour l’occasion et mis une jupe, peut-être une jupe plissée écossaise, la mini-jupe à la mode en cette année 1971. Leurs genoux sont largement découverts, 1968 est passé par là. Trois portent des chaussettes montantes jusqu’au genou. Effet de mode là aussi ? certainement, car il y a longtemps que les filles mettent des collants. Beaucoup ont les cheveux longs et on devine aux épis dans leur coiffure que d’autres ont décidé de les laisser pousser…
2011 – Annie
Annie cherche à se retrouver parmi tous ces visages. La photographie était au fond d’un carton, avec ses carnets de notes du lycée, soigneusement couverts, en bleu pour la sixième, vert pour la cinquième, rouge en quatrième et jaune en troisième. Sa mère avait donc gardé tout ça ? il y avait aussi ces petits papiers qu’on remettait pliés et fermés à l’issue des visites médicales aux élèves pour qu’ils les transmettent aux parents, et que bien sûr on se dépêchait de décacheter avant de rentrer à la maison, ils étaient à peine collés… il fallait aller aux toilettes remplir un petit flacon de pipi, revenir attendre en culotte et maillot le long du mur, en file indienne que ce soit son tour de présenter le flacon à l’infirmière. Elle y trempait de petites languettes de carton et observait la réaction, le bâtonnet se teintait, ou pas, Annie ne se souvient plus bien ; pendant ce temps-là, elle frissonnait…
Dans les cartons qui s’entassaient chez sa mère et qu’il a fallu déménager d’urgence après son décès, Annie a retrouvé le parfum de ces années lycée, l’odeur de craie et de poussière, de bois mouillé des parquets, mêlée à celle plus forte, chimique, de la colle en tube, qui débordait toujours avant qu’on ait eu le temps de reboucher, et dont elle se barbouillait les doigts alors qu’elle s’ennuyait en quatrième pendant ces traductions interminables de la Guerre des Gaules. Ça faisait en séchant de petites peaux sur la pulpe des doigts, qu’elle jouait à décoller.
Alors cette photo… ce n’est pas si loin, la seconde, c’était hier… non, si elle compte bien, ça fait, ce n’est pas possible, si si, ça fait quarante ans ! et pourtant, elle ne s’est pas senti vieillir. C’est elle, là, celle qui est bien au centre du cliché ? elle sourit, les dents en avant ! mais quelle godiche ! bon, elle n’est pas la seule. Elles ont l’air fin, avec leurs blouses. Sauf, comment s’appelait-elle déjà celle-là ? Bidault oui, Marie-Quelque-chose, la plus délurée de la classe, qui a fait exprès de se mettre au premier rang avec sa blouse tout ouverte. Voici Marie-Anne, au troisième rang, la deuxième à partir de la droite, avec sa tignasse bouclée dont aucun peigne ne venait à bout. Et à côté, Danièle, toujours chic, fine, élégante. Ses deux meilleures amies, elles étaient inséparables, jusqu’à la première année de fac. Ensuite… elles se sont perdues de vue. Marie-Anne s’est mariée et a suivi son mari à Bordeaux. Danièle est allée étudier à Paris. Ce serait bien de se revoir toutes les trois…
2013 – Danièle, Annie et Anne-Marie
Vive internet ! grâce aux sites du genre copainsdautrefois, Annie a retrouvé ses amies de lycée. Danièle est revenue ici, à A*** ; elle est aujourd’hui – le croirez-vous ?! – proviseure de leur ancien lycée ! C’est ainsi qu’un jour de juin, en début de soirée, elles se sont retrouvées dans le bureau de Madame la Proviseure ! Danièle avait ressorti des archives listes de classes et photos. Le lycée n’avait pas de book à l’américaine, mais la directrice de l’époque, et peut-être son adjointe, celle qu’il fallait appeler « Madame le Censeur » (certains mauvais esprits se faisaient une joie de prononcer « mâme l’ascenseur »), les avaient rangées, classées et annotées.
Les trois amies ont passé la soirée à se rappeler les noms, les anecdotes… Et les garçons de la classe, Alain, Hervé, Gilles et François ! Ils formaient une sorte de clan, tu te souviens Danièle, tu les avais surnommés les quatre mousquetaires.
Et les profs ! vous vous souvenez, les filles, de celle qu’on détestait, cette vieille bique de prof de musique ? Heureusement, il y en avait aussi des jeunes, super, qu’on aimait bien comme Mademoiselle, comment s’appelait-elle ? celle qui zozotait un peu, qui nous a fait lire Le Rouge et le Noir, qui disait « Zulien Sorel » ?
et il y avait des hommes ! des profs nommés depuis que le lycée était devenu mixte après 68. Un vieux grincheux de prof de maths. Oui, celui qui nous disait, en reniflant avec mépris qu’on ne pouvait pas comprendre, puisqu’on était des filles. Il ne s’adressait qu’aux garçons, qui n’y comprenaient rien, ou pas grand-chose, alors que Danièle et Marie-Anne, elles, avaient déjà résolu l’équation. Pauvre type, à vous dégoûter des maths ! et l’autre, le Ravaillac, comme l’appelait Alain, qui ne pouvait pas le sentir. Oui, mais ça c’était quand il était en première…
Danièle interrompt les filles, il faut y aller ! elle doit fermer le lycée, et la réservation au restaurant est pour 20 heures. Elles auront l’occasion de reparler de tout ça une autre fois…
2013 – Danièle
Ravaillac ! qui ne s’appelait pas Ravaillac mais… Danièle n’est plus certaine du nom. Ça ressemblait à Ravaillac, forcément. Mais oui ! Rancillac… ça lui revient, le nom et cette histoire avec une fille du lycée. Une qui était avec elle en seconde. Sur la photo de classe, c’est celle est assise au premier rang, là au milieu, à côté de Marie-Agnès Bidault et qui a, comme elle, déboutonné sa blouse, mais pas entièrement. Elle n’aura pas osé, c’était une fille plutôt sage. Sa jupe courte remonte bien au-dessus des genoux, mais elle a croisé les mains sur ses cuisses et donne l’impression de vouloir cacher ses jambes sous la chaise. Sauf que ses chaussures à grosses boucles attirent l’œil. Assise légèrement de biais, Elle ne semble pas très à l’aise, un peu godiche, les cheveux hérissés d’épis comme si elle voulait les laisser pousser.
Elle ne faisait pas partie de leur petite bande et n’est pas passée en première dans la même classe. Peut-être réorientée en G, comme Alain, le dandy des quatre mousquetaires. Il faut vérifier ça. Voyons d’abord les photos des classes de première. Voilà, c’est ça, sur celle de la première G2, elle est au troisième rang, la deuxième à partir de la droite. Elle a changé, grandi; plus fine, mieux coiffée, elle regarde l’objectif avec un demi sourire mystérieux. Elle paraît différente des autres, comme si elle cachait un secret. Mais que regarde-t-elle ? est-ce l’objectif ? ou bien quelqu’un qui se tient derrière ? Danièle se souvient maintenant très bien de cette histoire. En recherchant la photo, elle a aussi retrouvé des dossiers qu’a laissé la directrice d’alors. Cette fille, Béatrice L***, était dans la classe de français de Philippe Rancillac, que les élèves avaient surnommé, sans doute en raison de ses manières tranchantes, Ravaillac. Ils couchaient ensemble, chose inimaginable dans ce lycée qui se voulait encore, en 1971, un « lycée d’état de jeunes filles ». C’est peut-être à lui que s’adresse le regard et ce demi-sourire de Béatrice.
Béatrice… Danièle se souvient… On l’appelait Béa, en seconde. Elle la connaissait mal, elle ne faisait pas partie de la bande. Elle était sortie avec Alain un temps. Ça n’avait pas duré très longtemps, Alain avait raconté qu’elle était vraiment trop réservée. Il avait tenu des propos beaucoup plus crus, en fait. Alain, il voulait coucher. Ça ne devait pas être le genre de Béa, qui était vierge. Ç’avait donc été un vrai choc, quand on avait appris que cette fille réservée, de l’eau qui dort en quelque sorte, sortait avec son prof.
Il y avait surtout eu cette histoire du car scolaire. Le lendemain matin, le lycée tout entier était en effervescence. Des élèves qui avaient assisté à la scène avaient raconté comment Ravaillac avait poursuivi en voiture le car que prenait Béa pour rentrer chez elle le soir après les cours. Il l’avait forcé à s’arrêter, en avait fait descendre Béa et l’avait emmenée dans sa voiture. Une scène digne d’un film. Il était comme fou, répétaient les témoins, trop contents d’avoir une histoire pareille à raconter. Leur récit s’était répandu dans le lycée comme une traînée de poudre. Dans les couloirs, pendant les cours, à la récré de dix heures, on ne parlait plus que de cette histoire. On regardait Béa, revenue au lycée comme si de rien n’était, comme une bête curieuse. Alain, qui était présent dans la classe, avait raconté à la cantine qu’une surveillante était venue chercher cette fille pendant le cours de maths en fin de matinée pour l’emmener chez la directrice. Elle avait sans doute été renvoyée, car on ne l’avait plus revue au lycée.
Les papiers retrouvés dans les archives de l’établissement ne donnent pas beaucoup d’informations. On sait juste, grâce à des doubles imprimés sur papier pelure jaune, que Philippe Rancillac a été mis en congé de maladie fin avril 1972, puis qu’il a été convoqué au rectorat début mai, pour comparaître devant une commission. La convocation ne précise pas s’il s’agit d’une commission de discipline. C’était peut-être un entretien afin de clarifier la situation. L’issue n’en aura pas été favorable pour l’enseignant, puisqu’arrive, fin mai, un avis de suspension. Danièle a aussi retrouvé, daté d’août, l’arrêté de nomination de Mlle H***, professeur agrégé de lettres modernes, sur le poste qu’il occupait; c’est donc que Philippe Rancillac a été sanctionné, peut-être muté. Mais les archives ne livrent pas d’autres informations. Aucune trace de Béatrice L*** . Il ne semble pas qu’il y ait eu un conseil de discipline. La directrice aura probablement convoqué la famille, qui aura accepté de retirer leur fille du lycée. Aucune trace non plus des lettres de la directrice, dont il devait pourtant exister des doubles, puisqu’elle écrivait à sa hiérarchie. Elle les aura probablement emportées avec elle quand elle a pris sa retraite l’année suivante.
Danièle a cherché dans les photos de classe des années 70 à 72. Mais Rancillac n’apparaît sur aucune photo de classe, alors que généralement le professeur posait avec ses élèves. Il avait peut-être été nommé depuis peu dans ce lycée.
Elle a juste retrouvé une coupure de journal. Un très court article publié en mars 72 dans la presse locale, Le Progrès du Centre, rend compte de la représentation par le club théâtre de la pièce de Marivaux, La Double inconstance. Philippe Rancillac y est nommé comme l’animateur du club. Le correspondant n’a cité que les prénoms des quatre premiers rôles de la pièce : « les jeunes mais déjà talentueux Alain et Béa, Hervé et Martine, entourés de leurs camarades et dirigés par leur professeur, M. Rancillac, nous ont fait goûter au délicieux marivaudage de cette pièce…», peut-on y lire. L’article est illustré d’une photographie en noir et blanc, qui occupe plus de place que l’article lui-même, photo prise, c’est ce qu’indique la légende, après la représentation. On y voit un groupe d’adolescents joyeux, tout sourires et visiblement libérés du stress de la représentation, qui saluent des deux mains photographe et journaliste. Béa est à droite, un peu en retrait. Elle sourit. Derrière elle à l’arrière-plan, le seul adulte, Philippe Rancillac, a posé paternellement ses mains sur les épaules des deux jeunes adolescents qui se tiennent devant lui et font le signe de la victoire.
Rien dans cette photo n’indique un lien particulier entre Philippe et Béa. Ces deux-là ont disparu du lycée et de la ville. Danièle ne se rappelle pas les avoir jamais revus. D’eux, il ne reste que quelques souvenirs lointains et trois photographies.
Peut-être leur histoire d’amour a-t-elle commencé avec Marivaux ?
Merci pour ce moment « récréatif »…
J’ai beaucoup aimé votre contribution. On y découvre un nouvel épisode de l’histoire de Philippe et Béatrice. Peut-être en apprendrons-nous davantage avant la fin du cycle rectoverso…
…. on retrouve tout.. les couleurs, les tenues vestimentaires ( les chaussettes au dessus du genou!) les ambiances dans le lycée, et ces photos de classe…qui font tout remonter … merci pour cette déambulation dans le passé de ces adolescents .. très vivants …comme si c’était hier…