Strate 1, Extraits d’un film de propagande intitulé « Le Grand Homme et le Tigre Blanc », réalisé dix ans après les événements.
#1 Inauguration du mémorial Bái-Hǔ. Noir & blanc. Lent travelling latéral sur le long bas-relief de métal étincelant au soleil. Nez, fronts, joues d’acier tendues vers l’imposante silhouette du Grand Homme. Devant, les marches de l’esplanade recouvertes de fleurs. Vue plongeante sur la foule amassée autour de l’esplanade. Arrivée du cortège officiel. Des gardes du corps, une trentaine d’hommes en noir et blanc, costume-cravate-oreillette. Frémissement de petits drapeaux dans la foule, agités de plus en plus frénétiquement. Immense acclamation, jaillie des poitrines. Léger décalage entre l’ouverture des bouches extatiques et le son des acclamations. Apparition du Grand Homme en personne. Costume, cheveux sombres impeccablement coupés, laqués en arrière. Monte sur l’estrade. Front dégagé, air débonnaire, satisfait. Gros plans, sourires de femmes, d’enfants. Ravissement. Applaudissements.
#2 Images animées blanc-noir-gris – certaines lignes légèrement soulignées de couleurs. Ombres d’un fleuve. Jour à peine naissant. Silhouettes sombres d’arbres touffus se détachant de la nuit. Progressivement. Le Grand Homme debout près du fleuve. À l’affût. Environnement chargé de promesses et de menaces. Fondu des images suggérant un rêve. Un bruit, un craquement de branches. On ne l’entend pas, mais le Grand Homme sursaute, se retourne. Une bête énorme surgit de la forêt. C’est un immense tigre blanc, splendide spécimen d’une espèce disparue. Frayeur. Le tigre blanc dévisage intensément le Grand Homme et se dirige vers lui. Mélodie folklorique jouée à l’erhu. Quelque chose dans le regard du tigre, dans sa démarche souple indique qu’il ne va pas attaquer le Grand Homme. Il avance paisiblement, s’arrête à deux mètres de lui puis marche vers le fleuve. Il entre dans l’eau, se désaltère parmi les lotus en fleurs avant de nager dans les eaux qu’illumine le soleil levant.
#3 Sur la tribune officielle, le Grand Homme vient de dire quelques mots. Un immense ohohohohoh parcourt la foule. Le Grand Homme tend le bras. Six jeunes gens, trois filles et trois garçons, vêtus d’une chemise blanche impeccable et d’une jupe ou d’un pantalon noir.e montent sur la tribune. Leur visage lisse, souriant. On leur donnerait vingt ans, ils en ont trente. Ce sont des étudiants qui occupaient l’esplanade Bái-Hǔ avant qu’elle ne s’appelle Bái-Hǔ. Un des jeunes parle, il témoigne, dit quelques mots des événements et des années passées dans le Centre de développement qui lui ont permis de se construire. Puis il s’incline et remercie le Grand Homme pour son Infinie Clémence. La foule est transportée. Long travelling latéral sur le visage survolté, démultiplié de la foule, sur les centaines de petits drapeaux qui s’agitent dans un même frisson. Une des anciennes étudiantes entame une chanson que ses camarades et elle ont composé en hommage au Grand Homme.
Strate 2, interview du Professeur par Adriaan Debije pour son documentaire,
65 ans après les événements.
J’ai repéré le Professeur sur le port. Il marchait vite, il avait l’air très agité, pliant sans cesse son bras droit vers son épaule et puis d’un seul coup il a ralenti et s’est immobilisé pour observer une jeune fille assez étrange je dois dire. Elle était enveloppée d’une couverture – malgré la chaleur – et elle émettait des cris stridents à destination des oiseaux marins. Elle devait s’y prendre assez bien car j’ai vu une mouette tourner longuement autour d’elle. Une jolie fille sûrement très photogénique. Mais je suis resté concentré sur le Professeur. J’avais tout de suite senti que c’était un homme en colère, une énorme colère qui remontait de loin, c’est le genre de choses que je perçois vite chez quelqu’un. Vu son âge, j’ai pensé qu’il avait peut-être des choses à dire sur la révolte des étudiants, sur l’occupation de l’esplanade Bái-Hǔ. Bingo, j’avais vu juste. Il a hésité mais pas longtemps, il avait tellement besoin de parler. Il m’a assuré qu’il dirait tout ce qu’il savait sur les événements, tout en précisant qu’il était un petit enfant à ce moment-là, mais il pouvait me parler des répercussions qu’avaient eu les événements sur ses parents. Il m’a indiqué un café au bord de Long Mercy Camp. Je le vois arriver de loin. Toujours son pas rapide. Avant de s’asseoir, ce réflexe de regarder autour de lui. Il veut un thé, j’en prends un aussi, je reporte à plus tard ma première bière. Il parle vite, parfois je dois le faire répéter. Je commence à filmer, nous nous sommes mis d’accord sur le fait que je filmerai uniquement ses mains. Des mains à la peau tachée, flétrie. Posées à plat sur la table ou entourant la tasse de thé. Parfois sa voix se brise. Il me dit que depuis quelques semaines, il ne reconnait plus sa propre voix, que brusquement après la mort de sa mère il a vieilli et que maintenant il entend la voix d’un vieillard quand il parle. La vieille dame avait laissé un petit coffre pour son fils. Au milieu des objets qu’elle lui destinait se trouvaient une lettre de son père disparu lorsqu’il avait sept ans et une photo de sa jeune tante. Ses mains quittent le champ de ma caméra, le temps de sortir la photo qu’il me tend et m’autorise à filmer. Une jeune fille de vingt ans au moment de la photo, lui était alors un enfant de cinq ans. Une étudiante aux cheveux coupés net en dessous des oreilles, aux yeux vifs, au sourire taquin qui faisait partie des centaines de protestataires qui ont occupé Long Mercy Camp pendant près de trois semaines. J’étais trop jeune pour tout comprendre, mais je sentais que mon père était de plus en plus inquiet. Une nuit il y a eu des odeurs de fumée, des bruits terrifiants – nous habitions le quartier de l’esplanade. Long silence. Nous nous taisons, ses mains serrent la tasse, je laisse ma caméra tourner. Vous pouvez faire une copie de la photo et constater par vous-même qu’un des visages sur la gauche du Bas-Relief correspond parfaitement à celui de ma tante. De sa main gauche, il incline sa tasse d’un côté de l’autre en faisant glisser le reste du thé refroidi. Il y a eu des jours d’angoisse puis le soulagement. Le Grand Homme avait déclaré qu’il pardonnait la révolte, les étudiants seraient libérés après un séjour dans un camp de rééducation. Mais on ne l’a jamais revue.
Strate 3, le présent des événements
Nuit. Peut-être des braseros sur la place. La ferveur des derniers jours comme retombée. Une forme de lassitude ou un soupçon d’inquiétude ? Hier soir encore, des habitants du quartier apportaient des coussins, des couvertures et de la nourriture. Ce soir, rien. Puis la nouvelle tombe : l’esplanade est bouclée, des barrières métalliques sont dressées tout autour de la place. Certains disent que de nouveaux camions des forces de sécurité ont pris place. D’autres assurent que non. Plus personne ne peut entrer mais qui veut s’en aller peut encore sortir. L’équipe de volontaires fait sa ronde pour s’assurer que tout se passe bien, que chacun.e a de l’eau, de la nourriture et informe que de nouvelles toilettes ont été ouvertes à l’extrémité sud de la place. Des groupes de discussions spontanées s’improvisent comme chaque soir. Pourtant moins d’enthousiasme, une sorte de tension latente. Elle envoie un message à son frère Changement d’ambiance ce soir. La place est fermée. Quelles nouvelles dehors ? quelques secondes plus tard la réponse : Rien aux infos. Tout va bien ? il y a des bruits sourds aux abords de la place. Il y a des lampadaires qui s’éteignent. Deux étudiantes décident de quitter la place pour accompagner un étudiant malade. Des volontaires les escortent jusqu’aux barrières. Les forces de l’ordre refusent de laisser passer les deux étudiantes et le malade. Des dizaines de policiers sont regroupés, en tenue de combat, casqués, boucliers de plexiglas en main. Cette fois personne ne dit le contraire. Les étudiant.es et les volontaires refluent vers le centre de la place. Annoncent que les forces de l’ordre sont prêtes à les déloger. On ne peut plus sortir. On est nassé.es.
La proposition #12 tombe à point et me donne des pistes pour un chapitre en cours d'écriture. Mais aussi beaucoup de questionnements. Ce texte est une ébauche, un work in progress
L’écriture du scénario, parce que l’histoire se réécrit, ce côté paradoxale du rêve, aux limites du texte dans le scénario et le rêve, c’est troublant, et très réussi. Le visage des mains, le jeu des mains, la voix qui se brise, la photographie, toute l’interview du professeur est très vivante, l’émotion est palpable… on voit le film ici avec encore plus d’intensité.
(C’est lointain depuis son visionnement) mais cela m’évoque peut-être à tort « Toute une nuit sans savoir » de Payal Kapadia…
Merci beaucoup Michael pour ce retour qui me conforte notamment sur l’aspect visuel du texte. Et merci aussi pour la référence du film de Payal Kapadia
bravo pour l’ébauche en tout cas et tant mieux que la proposition vienne servir ton récit, d’une belle fluidité
les trois scènes du recto sont précises et nous donnent à voir comme le dit Michaël, voix, visages, tribune….
oui c’est comme un scénario, les bruits qui se propagent sur la place, l’inquiétude qui monte, on sent vraiment…
Merci beaucoup Françoise pour ton message et ton accompagnement si précieux au fil de l’atelier