#rectoverso #12 | Étrange rencontre

C’est une permission
Format 21×12. Pliée en huit, elle n’est pas plus grande qu’une petite boîte d’allumettes. Le texte est tapé à la machine à écrire. Sur le tampon : « Division Française Libre » avec Croix de Lorraine au centre. Elle est signée par le Lieutenant T. du service Auto des Forces Françaises Libres. « Le caporal R. M. est autorisé à se rendre à Cannes, le 8 mai 1945 ».
Au dos de cette permission, une déclaration d’amour. Écriture fine au stylo à encre bleue, écriture penchée, dynamique, nerveuse, qui va de l’avant. Sur ce petit rectangle de papier jauni, fragile, abimé par le temps, des phrases et des phrases d’amour. Trente « Je t’aime » avec variations « j’t’aime », quelques « je t’adore » et des mots de bonheur qui couvrent la surface.
Il aime ses yeux. Il énumère des « je t’aime », peut-être pour cimenter cet amour, comme si chaque je t’aime venait consolider, enraciner le précédent, peut-être pour certifier cet amour à force de le répéter. Il écrit qu’il est trois heures, le canon tonne, les cloches sonnent « pour annoncer notre grand amour d’abord et l’armistice ensuite« . Il écrit que les gens hurlent leur joie, qu’il est content, content, il aurait voulu qu’elle soit là, avec lui. Il écrit qu’il a « les yeux tout brouillés« , qu’il pleure. L’encre est diluée par endroit, des auréoles sur les « je pleure ». Le jour de la capitulation de l’Allemagne, il a la permission d’aller à la Cannes.

8 mai 1945
C’est un jeune homme de 25 ans. Il écrit beaucoup et stylo et carnet dans la poche, il note à la façon d’un journaliste de terrain, les faits marquants du jour.
Il est soldat dans le 2ème bataillon des Forces Françaises Libres. La capitulation est signée mais les soldats ne sont pas encore démobilisés. Depuis un mois, le régiment loge dans une villa réquisitionnée par l’armée, près de Cannes. Dans cet endroit luxueux, il y a tout le confort. Les soldats sont nourris, ils se détendent, ils récupèrent. Ils ont accompli leur mission, mené de rudes combats, ont vu des compagnons mourir. Partout, dans les villes, les villages qu’ils ont traversés, ils sont accueillis comme des héros. Ils sont élégants dans leur uniforme couleur terre, couleur du désert qu’ils ont parcouru avant de débarquer sur les côtes italiennes.
Ils sont applaudis et les jeunes femmes se font photographier à leurs côtés.
Quand il la rencontre, c’est le coup de foudre. Son visage lui trotte dans la tête, il ne pense plus qu’à elle. Avec elle, c’est différent. C’est la première fois qu’il vit une chose pareille, lui le séducteur, qui pourtant en a rencontrées des filles. Elle est belle, souriante, pétillante. Elle aussi succombe. Ils sont beaux, ils sont amoureux.
Il écrit au dos de cette permission parce qu’il déborde d’impatience, il y a urgence à lui dire, à laisser trace de cette exaltation.
Permis, tout est permis aujourd’hui. Il range cette lettre dans la poche gauche de sa chemise. Il va lui donner en main propre, tout à l’heure, dès qu’il la retrouvera.
Il pense autant à elle qu’à l’armistice. Leur amour a peut-être plus de force un jour de libération.

2021
C’est un imperméable oublié sur un banc aux abords d’un cimetière. C’est un petit banc à l’ombre, sous de généreux tilleuls le long d’un chemin déserté. Un coin tranquille pour qui veut du silence.
Dans la poche droite de cet imperméable, cette lettre-permission que je lis comme si elle m’était adressée.
Étrange rencontre…
Assise sur ce banc, je pense à la valeur affective de ce petit bout de papier. J’entre dans une histoire.
Je reviens souvent sur ce banc, dans ce chemin paisible. J’emmène cette lettre-permission que je lis et relis ici, espérant retrouver peut-être le propriétaire de cet imperméable.
C’est une lettre privée, très privée qui raconte l’intimité d’un jeune couple dans l’effervescence de la libération et le bouillonnement de leur amour. Est-ce que cette lettre m’appartient maintenant qu’elle est dans mes mains ? Peut-être.
1ère D.F.L., 2ème Brigade, assez pour découvrir le parcours de ces combattants venus de loin, du Maroc, de la Tunisie. Beaucoup n’ont jamais mis les pieds en France. Mais que sais-je de cet amour ? Le caporal R. M., avec ce nom, je peux retrouver les traces de ce soldat mais que sais-je de lui, de son combat, de ses sentiments pour cette femme. Et elle, juste un prénom écrit amoureusement peut-être, mais que sais-je de son amour pour lui ?
Ont-ils vécu ensemble ? Quelqu’un voulait-il garder le souvenir d’une passion désenchantée ou celui d’un amour comblé ? La lettre ne cesse de me hanter.
146 questions pourraient s’écrire, 146 « peut-être… » pourraient faire suite.
L’histoire commence peut-être où finie la leur, dans la poche d’un imperméable oublié sur un banc.

A propos de Sylvia Boumendil

J'ai été éducatrice puis formatrice. J'ai suivi une formation "Histoire de vie en formation" à l’université de Nantes, un séminaire à Paris 8 "Faire l'histoire de nos apprentissages de la lecture et de l'écriture" et j'ai été formée à l'animation d'ateliers d'écriture dans la maison de Julien Gracq à St-Florent sur Loire "Lire et écrire en pays de Loire". J'ai publié un livre d'art et des textes dans des ouvrages collectifs. Sites : ecrire44.fr / sylviaboumendil.fr

4 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | Étrange rencontre”

  1. je retrouve ici un univers de soldats en uniforme de désert (dans une guerre qui précède celle qui m’a conduite dans ce cycle), et je m’y retrouve dans cet amour qui sublime la fin des conflits, la fin de la violence, et attise un furieux désir de vivre, d’embrasser, d’aimer…
    si belle l’idée de le faire écrire sur le papier qu’il a la main, sa permission 21 x 15 au papier bruni et chiffonné
    tu écris : « mais que sais-je de son amour pour lui ? »
    alors tu peux l’inventer… et on dirait vraiment que cette lettre existe et c’est forcément le cas…
    (ça me rappelle que j’ai oublié ma Solange qui doit attendre le retour du combattant, mais ne reviendra jamais…)
    merci pour nos chemins croisés…

  2. Chère Française, merci pour tes retours toujours éclairants ! Les soldats, oui, toujours. (j’ai publié il y a plusieurs années un livre sur la correspondance de mon grand-père à ma grand-mère pendant la guerre de 14. L’amour à travers ces lettres les ont fait tenir. Un autre livre aussi autour d’une correspondance trouvée chez un brocanteur. J’avais fait des broderies et une installation autour de ça. La guerre, la déchirure et la force de vie, c’est vrai, ça nous anime toutes les 2. Et le coup de l’imperméable, c’est un peu grâce à toi. Dans ma #11, tu as relevé « un imperméable oublié… ». ça a été mon entrée pour écrire car je ne savais pas comment aborder cette proposition. Merci !

  3. Merci pour ce texte et cet échange avec Françoise, tellement riches de possibles ! Le dispositif en trois strates accroit l’émotion de cette rencontre amoureuse.