#rectoverso #12 | R. Doisneau reporter-photographe

1 – 2001

Un mannequin de toile et de bois, taille 40, une moyenne. La lumière tombe d’en haut, découpée en larges bandes par les vitres grasses, glisse sur les fers brûlants et accroche la vapeur qui monte suspendue en volutes. Les tables sont étroites, les gestes précis. Un homme, dos voûté, appuie de tout son poids sur la presse ; l’odeur de laine chaude se mêle à celle du tissu mouillé.

Plus loin, le rythme mécanique d’une aiguille, régulier, presque hypnotique : Hertz assemble des pans de manteaux, des vestes pour dames, l’aiguille avale le fil comme on boit une gorgée d’eau. En face de lui, un homme penché, mains sur le tissu, concentré, se perd dans les gestes du père. Au fond, une femme travaille sur un col, pique la doublure, choisit un bouton, fait disparaître le fil dans l’épaisseur du lainage.

Les murs sont nus, hormis quelques calendriers froissés où l’année s’imprime en lettres rouges, le même rouge que le fer chauffé à blanc, quelques patrons. Le silence des bruits qu’on imagine : le clac du fer, le sifflement de la vapeur, le frottement du tissu qu’on retourne. Les visages ne sourient pas, leurs yeux font attention.

Je l’ai retrouvée après la mort de ma mère, au fond d’un placard de bric a brac, glissée dans une pochette noire au vernis craquelé. Au dos, éclatant, presque insolent, un tampon rouge vif : Atelier Doisneau. Les lettres comme un sceau. Une épreuve argentique de 1952. Robert Doisneau visitait alors les ateliers. Celui-ci appartenait aux miens.

2 – 1952

Robert Doisneau de son pas tranquille, déjà aux aguets l’appareil en bandoulière, l’odeur chaude du tissu mouillé et du fer à repasser qui l’enveloppe aussitôt ; Il salue, serre les mains, s’excuse de déranger. Sa voix est basse, couverte par le sifflement régulier des fers, le cliquetis des ciseaux, le bruit continu des machines à coudre.

Les gestes reprennent, précis, inaltérables, comme si la vie n’avait pas tremblé. Il avance lentement, frôle les tables étroites, esquive les fils tendus, caresse du bout des doigts un modèle de veste posé sur un mannequin. Il s’arrête, observe, comme pour mémoriser avant de déclencher.

Le père, Hertz, ne lève pas la tête. Les mains suivent leur rythme d’aiguille, sûres, mesurées, comme si rien ne pouvait interrompre cette mécanique. La mère lui adresse un bref sourire avant de replonger sur la doublure qu’elle fixe, ses doigts piquant à toute vitesse, avec la précision patiente des finisseuses.

Mais c’est vers le fils que le regard revient. Maurice, une vingtaine d’années. Les épaules trop raides, comme verrouillées. Les doigts s’accrochant au tissu, un peu trop fermes, un geste évitant un précipice, qui manque parfois sa douceur. Par moments, il s’arrête une fraction de seconde, le regard dans le vide, puis reprend avec brusquerie.

Robert Doisneau tente une question, une remarque pour alléger l’atmosphère. Maurice répond mécaniquement sans lever les yeux, quelques mots seulement. Il y a dans ses traits une fatigue qui dépasse la simple journée de travail. Un pli dur à la commissure des lèvres. Une ombre sous les yeux.

Le photographe déclenche, mais il observe plus qu’il ne photographie. Il note les regards que Maurice ne croise pas. Ce mutisme autour de lui, chacun mesurant les mots en sa présence.

Il n’insiste pas. Pas aujourd’hui. Mais il sent qu’il y a là une histoire qui ne se donne pas. Une tension qui vibre sous les gestes quotidiens, plus lourde que le bruit des machines et le nuage de la vapeur.

Robert Doisneau parle peu, mais ses yeux sont partout. Il observe comme on écoute une musique lointaine, attentif aux dissonances. Il photographie l’homme au fer, la femme au col, le vieux Hertz, et puis ce jeune, Maurice, penché sur sa table pour disparaître dans l’étoffe. Les mains vont vite, mais les épaules s’affaissent. Un repli.

Entre deux clichés, Robert Doisneau l’aborde. Il pose une question simple, presque banale — depuis combien de temps travaille-t- il ici, si le métier lui plaît. Maurice répond brièvement, sans lever les yeux. Un coup d’œil furtif vers la porte, quelqu’un pouvait-il surgir à tout moment.

Le photographe se tait, range son appareil, mais note mentalement ce visage éloquent. Il a l’habitude de ces secrets que les portraits ne montrent pas encore, mais qui finissent toujours par remonter.

En quittant l’atelier, il se promet de revenir. Il veut comprendre pourquoi, derrière la précision des gestes, il y a cette ombre qui ne doit rien à la fatigue. Il ne sait pas encore ce que c’est. Mais il sait qu’un jour, Maurice parlera.

3 – 1950

Il se souvient de la première fois où il a vu Suzanne.
À cette époque, la guerre vient à peine de finir. Paris est encore fatigué, mais déjà les rues recommencent à sentir le pain chaud et le tissu neuf. Dans les quartiers du centre de la ville, des dizaines de petits ateliers familiaux, de confection, se sont installés, tenus par des Juifs venus d’Europe centrale. Ici les gestes sont précis, l’odeur de la laine mêlée à celle de la vapeur s’échappe dans les couloirs. C’est dans l’un de ces ateliers, chez le père de Suzanne, que Maurice la rencontre.

Elle est rieuse, avec une façon de lever les yeux vers lui qui le bouleverse. Il n’a pas encore vingt ans. Elle, à peine plus jeune. Le père de Maurice, le prête volontiers à l’atelier voisin : il y a tant de commandes à honorer qu’on ne compte pas les heures. Très vite, les journées se dédoublent. Le matin, il assemble des vestes pour dames sous l’œil sévère de son père. L’après-midi, il coud pour le père de Suzanne, presque gratuitement, laissant l’argent en dépôt à la famille de la jeune fille.

Il croit lire dans ses sourires une promesse. Elle l’écoute parler de l’avenir, du mariage, de la bague dans un petit écrin rouge, qu’il a déjà repérée chez le bijoutier d’à côté. Il travaille d’autant plus qu’il pense bâtir leur vie.

Puis un jour, il prend rendez-vous chez ses parents rue des Rosiers. Il sort l’écrin de sa poche. Dedans, une bague fine, sobre, qu’il a payée cher, au prix de ses forces et de ses heures volées au sommeil. Il lui demande de l’épouser.

Elle éclate de rire. Pas un rire nerveux, pas un rire qui cherche à ménager. Un rire clair, presque cruel.
— Oh Maurice ce n’était pas sérieux… je t’aime bien c’est tout.
Et, dans le flot de ses mots, il comprend tout : qu’elle n’a jamais songé à l’épouser, que ce n’était pour elle qu’une facilité — un ouvrier de plus, de la bonne volonté gratuite pour un père vieillissant.

Il quitte l’atelier du père de Suzanne le soir même. Chez lui, l’air est irrespirable. Dans le silence, il sent monter une brûlure qui n’a plus rien à voir avec l’amour. Sous une lame de parquet, il garde un pistolet. Un reste de la Résistance. Il le prend, sans hésiter.

Au petit matin, il se rend à l’adresse de de Suzanne. Il frappe à la porte de l’appartement, mais on ne lui répond pas. Il attend, sans bouger, que les heures passent. Vers huit heures, la porte claque, Suzanne descend l’escalier, un livre sous le bras. Elle ne le voit qu’au moment où il lève le bras. Deux détonations sèches dans la cage d’escalier. Elle s’effondre, le souffle coupé.

Elle ne meurt pas. Les balles ont traversé le torse, mais les médecins disent qu’elle vivra. On parle d’un crime passionnel. On le juge rapidement. Article de journaux sous le titre « Compagnon de la mauvaise chance ». Un an de prison. Ce genre de geste, on le pardonne presque, il appartient à la logique d’un autre siècle.

Sorti de prison, il retourne travailler chez son père. Dans l’atelier, rien n’a changé : le bruit régulier de la machine, le souffle de la vapeur, les gestes précis. Mais lui, porte désormais quelque chose derrière le regard. Pas de remords. Pas vraiment. Plutôt une fatigue noire, épaisse, qui ne se dissout pas.

C’est cette ombre-là, ce repli muet, que Robert Doisneau a saisi dans son objectif,  et ce que la photo dit, quand les yeux s’y accrochent longtemps longtemps.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | R. Doisneau reporter-photographe”

  1. Merci, j’avais fait une auto édition de cette nouvelle (Amazon) il y a quelques années pour ce « Compagnon de la mauvaise chance » et l’objet de cet atelier m’a rappelé la photo de Doisneau

  2. « Mais il sent qu’il y a là une histoire qui ne se donne pas. »
    c’est beau ce parcours du photographe Doisneau dans le paragraphe 2 autour du personnage et de la sensation qui s’en dégage… un peu comme en écriture… il y va à tâtons
    le drame révélé dans le paragraphe 3
    dieu, que l’histoire est cruelle ! (ça m’évoque je ne sais pourquoi le film d’Oshima « Contes cruels de la jeunesse »… sans doute une affaire de titre et de jeunesse…)
    merci à toi Raymonde

  3. Merci Françoise… inspirée par cette photo magnifique -je ne sais pas mettre dans mes contributions pour le moment mais ça va venir –
    La prochaine contribution me laisse perplexe voire muette, j’espère retrouver la parole tout soudain

  4. Très beau! Dans ce développement tranquille, la tension monte à petit pas jusqu’à l’éclat, à la conclusion…