#rectoverso #12 | L’aviateur

Recto | Le grand absent

La valise est posée sur la table de la salle à manger. C’est une vieille valise en carton d’un bleu délavé et dont les charnières ont sauté. Il suffirait de l’ouvrir comme on lève un couvercle mais j’hésite. Je sais que la valise contient les lettres qu’ils ont échangées pendant les années précédant la déclaration de guerre de 1939. Chacun avait pris soin de conserver celles de l’autre. Elle les a classées par mois, par années. Mais je ne sais pas si c’est une bonne chose de fouiller ce passé. De quel droit ? Il ne m’appartient pas. Il est mort, je n’étais pas né. Je ne l’ai connu que par ouï-dire et quelques photographies conservées dans un portefeuille de cuir noir que ma mère m’a également confié le jour où elle m’a remis la valise. Le portefeuille est élimé. Le cuir, avec le temps, s’est ramolli. Il ne tombe pas en lambeaux mais pas loin. Ce serait un objet sans intérêt s’il ne contenait ces photographies incroyables. Ce sont des images en noir et blanc avec une marge blanche autour. Elles n’ont pas jauni. Elles sont parfaitement conservées. Elles m’émerveillent autant qu’elles me troublent parce qu’elles me racontent une histoire. Plutôt des fragments d’une histoire et pas n’importe laquelle : son histoire à lui. Une en particulier me fascine, celle où on le voit dans son cockpit, pilotant le bombardier Bloch 210 dont il a hérité à la veille de la guerre. Il tient le manche dans ses mains gantées. Il porte un masque à oxygène, obligatoire puisque la cabine n’est pas pressurisée. Il ne porte pas de casque. C’est mon grand-père. Là. Sous mes yeux. Quand je le regarde, un trop plein d’émotion m’envahit. J’en pleurerais. J’enrage intérieurement de ne pas l’avoir connu. Parce que s’il n’y avait pas eu mort entre nous, ce précipice qui vous jette hors de tout, s’il n’y avait pas eu mort pour séparer son corps du mien, faire qu’ils ne se sont jamais effleurés, il m’aurait raconté sa vie, ses exploits, ses joies, l’ivresse de l’altitude, la beauté des paysages survolés, ses doutes aussi, ses peurs, tout ce que je dois aujourd’hui reconstituer et, à partir de bribes, imaginer, inventer dans le but de me construire une image de lui, fabriquer avec des mots une présence alors qu’il est le mort. L’absent de toujours.

Verso | Peut-être

S’ils se voient si peu, c’est peut-être qu’entre le moment où ils ont fait connaissance et celui de leur mariage, ils ont vécu la plupart du temps séparés, elle dans son école, dans le sud, lui caserné dans l’est, en formation puis un peu partout en France, au gré de ses affectations. Comme ils ne sont jamais ensemble, ils s’écrivent. Une lettre minimum par semaine. Parfois plus. Pas de grands mots dans ces échanges mais la vie quotidienne, les préparatifs des noces, les économies d’argent à prévoir en vue de leur installation et une inquiétude sourde qu’ils partagent à demi-mots, comme murmurée, la montée du fascisme en Europe, Hitler, le Reich, la menace aux frontières, ce qu’en disent les journaux, ce qu’ils n’osent encore annoncer.
Peut-être prend-il la plume pour se donner l’illusion d’être plus près d’elle. Le fait est qu’il lui raconte tout de sa nouvelle vie. Il est aviateur engagé dans l’Armée de l’air. Dans ses lettres, même s’il lui épargne les points techniques, il n’est pas avare de détails : volé deux heures cette nuit, décollage difficile ce matin, trop de vent, joué au bridge avec les camarades, dîné au restaurant, séance de cinéma.
Peut-être, si loin, vivant l’un et l’autre dans des mondes si différents, se sent-elle parfois oubliée. Que fais-tu ? Ne dépense pas trop d’argent. Pense à nous. A la famille que nous voulons fonder. Elle le sait un peu tête brûlée. Ici, la vigne est grasse. La vendange sera belle. Tu verras, tout ira bien.
A la base où il est affecté, peut-être s’ennuie-t-il. C’est en tout cas ce qui semble transparaître dans ses lettres. Il ne fait rien. Comme ses camarades de l’escadrille, il attend. Tous regardent le ciel. Ce n’est pas qu’il ne fait pas beau. Ce n’est pas que la météo n’est pas favorable. Ce n’est pas faute de volonté non plus. Mais ils ne volent pas. Pour une raison simple : ils attendent la livraison de leur nouvel avion. On le leur a tant promis, ce bombardier magnifique, on leur a tant vanté sa modernité, ses performances. Peut-être ont-ils été un peu naïfs. Le fait est que l’avion n’arrive pas et qu’ils en sont réduits à des supputations. Parce qu’ils en parlent. Ils ne font que ça. En parler. Pour tuer le temps.
Peut-être sera-t-il livré dans les prochains jours ? Sans doute, mais la livraison a été déjà retardée une première fois. Peut-être un contretemps. Ils apprendront plus tard qu’il y avait en effet un fâcheux contretemps : la motorisation de l’appareil n’était pas assez puissante. Peut-être sont-ils en train, dans les usines Bloch, de calculer de nouveaux paramètres. Peut-être préparent-ils de nouveaux moteurs mieux adaptés. Peut-être, peut-être. Ils n’en peuvent plus de jouer au bridge. Ils n’osent plus interroger leurs supérieurs. Ils sont nés pour voler et ils ne volent pas. Ils meurent d’ennui.
Elle tente de calmer son impatience. Peut-être prends-tu tout cela trop à cœur. Ce n’est qu’un avion. Il finira par arriver. Peut-être pourrais-tu penser un peu plus à ta « petite chérie », lui écrit-elle sur le ton du reproche. Tu ne me parles que de ton avion. Et nous ? Quand obtiendras-tu ta prochaine permission ? Quand viendras-tu, dis ? Tu n’en parles pas.
Peut-être pas de si tôt, lui répond-il, sur le ton cette fois de la contrition. Il est probable que dès la livraison effective du nouvel appareil, toutes les permissions seront supprimées. Il faudra effectuer des vols d’essais. Rédiger des rapports. S’entraîner. Le bestiau n’a pas l’air commode. Paraît-il qu’on ne le manie pas facilement. Peut-être serait-il plus sage de ne pas entretenir de faux espoir. Il se dit, à la base, que pendant un certain temps, les permissions ne seront accordées qu’à titre exceptionnel. Il ne faut pas y penser.
Il ne manquerait plus qu’on nous déclare une guerre, s’inquiète-t-elle. Peut-être a-t-il raison de la rassurer. Personne, voyons, n’envisage une guerre. Ils font tout pour l’éviter. Peut-être a-t-il tort. Peut-être devrait-il se rendre lui aussi à l’évidence. Parce que la guerre, elle va leur tomber dessus. Elle va les tenir plus éloignés encore l’un de l’autre. Elle, morte d’inquiétude, dans son école, devant tant d’enfants désemparés depuis le départ de leurs pères. Lui, pas le temps ni d’être inquiet ni d’avoir peur. Il faut voler maintenant. Coûte que coûte. Fini les simulations. Cette fois, c’est pour de vrai.

A propos de Serge Bonnery

Autodidacte, passionné de littérature en général et de poésie en particulier. J’ai publié trois récits (éditions de l’Amourier et éditions Le Temps qu’il Fait) ainsi que des textes dans des ouvrages collectifs et des revues. Je réalise parfois des livres d’artistes dans la compagnie de peintres et de photographes. Je pratique pour l’essentiel l’écriture de fragments. Ma participation aux ateliers de François Bon revêt un double enjeu : développer et améliorer mon écriture du fragment ; faire de l’écriture une pratique quotidienne. Mon blog : https://sergebonnery.com

5 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | L’aviateur”

  1. Merci pour ce texte. La passion de voler , un thème inépuisable . Sur fond de pré-guerre , on sent bien la tension des âmes , les sentiments des personnages à distance …

  2. Quelle belle photo de votre grand-père et combien de choses, vraies ou imaginées, elle raconte ! Merci pour ce beau partage.

  3. tout de suite j’ai retenu au fil des yeux : « ce précipice qui vous jette hors de tout, s’il n’y avait pas eu mort pour séparer son corps du mien »
    l’émotion est clairement prononcée dans la découverte de la photo

    dans le verso, tout paraît si vivant en dépit des peut-être
    il est un peu « tête brûlée » et elle lui réclame plus d’attention, on le sent bien, alors ça n’aurait sans doute pas bien marché entre eux, lui c’est l’avion qui l’occupe, c’est voler qu’il aime
    enfin, on est dans l’histoire à fond et on a envie de décoller et de se poser plus loin encore

    bien à vous, Serge

  4. Les traces matérielles tangibles, si précieuses (objet, lettres, photographies – magnifiques -) et la littérature pour combler les vides et rendre présents, tellement vivants, tellement là, les absents. Ce recto-verso fonctionne parfaitement bien. Un bel hommage au grand absent et au pouvoir de la littérature !