
Recto
Le soleil diminue à vue d’œil dans cet instantané de lumière de septembre. Des burins se heurtent en sourdine. L’homme lutte. Il s’essuie le front avec un mouchoir bien propre. L’effort musculaire du corps en avant presse ses mains sur le timon d’une petite charrette. Il pousse ses jambes loin en arrière vers les quatre roues, tire des courroies en bretelle sur ses épaules. Râle qui claque. La tension des sangles ; le châssis alourdi sur ses essieux. Il porte un pantalon noir, une chemise claire. Sa moustache fournie relève ses yeux gris cachés sous une casquette plate. Métal qui racle. Derrière lui, un cube de pierre blanchâtre le dépasse en hauteur. La charge déposée écrase le fond de la caisse ; les roues tournent avec lenteur sur le chemin blanc, en soupirs brefs. Les essieux peinent du manque de graisse, enrayé de poudres de craie. Une femme en fichu se tient les hanches, arrêtée, un panier à ses sabots. Elle frotte son œil gauche larmoyant. Elle est voûtée. Il n’est pas onze heures. Elle revient des jardins ouvriers. Toux qui renâcle. Betteraves savoureuses, cardons et scorsonères souillés de terre. Une poignée de figues bien juteuses. Elle tend la bouteille de vin de soif vers l’ouvrier bête de somme. Il ne se plaint pas. Expiration rauque. Il remerciera la vieille plus tard.
Verso
Longtemps, j’errais ici comme je flottais enfant dans la barque lente — seaux et cannes à pêche — rassuré par cet homme en face, ses mains au bout des rames, moi en équilibre sur son regard qui ne sait pas nager ; et lui qui tient sa bonté, captive de la carcasse d’une vie de labeurs. Lui, sa casquette plate sur la tête n’est pas mon grand-père. Ce cours d’eau ami paisible nous camoufle d’effluves poissonneux. Glougloutements fugaces. L’instantané de l’envol silencieux ; le héron se délivre des flots.
Charrié par les eaux qui m’ont poussé jusqu’ici à ma naissance, je devais revenir caresser ce morceau oublié de mon paysage, je me sentais, et je me sens encore démuni devant ce port d’attache vide du début de mon histoire. Celui-ci n’est même pas un port. Au fond de la vallée coule un large ruisseau.
Aujourd’hui, je foule ce tronçon de route désaffectée avec une attention flottante qui déroule ses kilomètres sans effort d’une randonnée plane. À quelques enjambées, des chemins me séparent de ces structures à angles droits enfoncées dans la paroi de calcaire tendre incrusté de minuscules coquilles fossiles. Des surfaces sculptées peut-être. L’hypothèse d’une cité troglodyte. Je me rapproche de murs évidés et, soudain, je refais surface, mon visage dans les courants d’écume fraîche surgie des profondeurs des entrées noires visibles depuis la route. Ici mes pas ; rondeur de l’écho – Ah! Ohé… il y a quelqu’un ? – Peut-être des hommes lourds à cou de taureau coiffés de béret ont traîné ces blocs de pierre oubliés, lentement. De leurs doigts forts, ils ont tiré ces sillons sur le flanc plat des blocs de pierre. Je les vois traîner l’argile à chacun de leurs pas à peiner à extraire leurs charpentes du vide en se dessillant les yeux vers la lumière hors des fosses des labyrinthes souterrains. Ils brandissent des tiges de fer, plates d’un côté, pour extraire, pour faire levier.
J’ai suivi ces traces qui n’en étaient pas, loin du parcours balisé, un jour d’été. Le hasard a joué son rôle. Un hasard de rencontres. Aussi, il est difficile de m’en souvenir, mais je m’inquiétais de franchir le seuil froid de ces monuments anonymes. Et c’est plus tard, en croisant le visage fugitif d’un réfugié climatique, ses bras raides de jerricans d’eau du ruisseau, qu’aux abords de ces cachettes des carrières, toute la dimension habitée des lieux a surgi de ces pierres déshabillées. La scène est muette. Plus proche de lui, une seconde rencontre soudaine. J’entends tout. Chaque bruit se détache comme en pleine nuit. Je retiens mon souffle à la surprise de transpirer une peur intense. La rapidité de son corps, ses mouvements furtifs de tête, sombre casquette, toute l’énergie mobilisée à soustraire au regard ses gestes de survie me font craindre pour la mienne. Il est moi demain, surpris. Il est moi avec un visage effacé de ses souvenirs. Il est moi avec des yeux nus. Il est moi sans expression, soustrait à la mort partout autour de lui. Il est moi dénudé, ruisselant du ruisseau derrière les arbres, le dos courbé, les feuilles, les pieds sur les racines. Il est moi dangereux et vulnérable. Je le sais, l’endroit l’a protégé. Il s’est en allé.
À son départ, la promenade est douce. Les alentours des monuments endormis ne troublent pas la foulée des joggeurs en leggings gainants. Je n’ai jamais entendu un enfant surprendre son parent de ses pourquoi — l’entrée de la maison des ogres et des sorcières ça fait un peu peur — sur le parcours ombragé. Pourtant des géants circulent ; un viaduc bourdonne à moyenne fréquence. Ondulations du tablier. En contrebas du chemin, les gazouillis des ronciers, un champ tout en longueur étire ses rangs de maïs contre une parcelle boisée. Les mamans en pleine conversation roulent les poussettes toujours un peu plus loin vers les enclos des chèvres. Les vélos passent à vive allure, évitent les enfants, frôlent les joggeurs. Des retraités baladent des poussettes. On s’attable au mobilier urbain. Rien ne se passe. Tout droit sur le tracé de la route, les cubes d’une architecture rétro-brutaliste peinent à s’inscrire dans le paysage. La buxeraie qui coiffe toutes les collines calcaires n’éveille aucun intérêt. Des indices étonnants de collisions. Les promeneurs se rejoignent, certains disent bonjour, d’autres s’éloignent sous leurs écouteurs blancs.
Des récits que j’ai plaisir à lire, de beaux portraits. Merci
Merci Louise pour ce retour qui motive à poursuivre!
L’écriture est si visuelle, si concrète que j’ai eu la sensation d’être projetée dans la scène du recto. J’ai aussi beaucoup aimé le verso avec ce vertige de la superposition des temps successifs sur ce lieu
Merci Muriel pour ce retour de sensations qui me conforte un peu, de toucher quelque chose…
l’écriture est très belle : « Longtemps, j’errais ici comme je flottais enfant dans la barque lente — seaux et cannes à pêche — rassuré par cet homme en face, ses mains au bout des rames, moi en équilibre sur son regard qui ne sait pas nager ; et lui qui tient sa bonté, captive de la carcasse d’une vie de labeurs. Lui, sa casquette plate sur la tête n’est pas mon grand-père. » l’évocation du souvenir m’émeut; c’est une chose qui frappe et retient et cette force de traversée des espaces et d’invocation des gestes . Puis cette étrangeté qui saisit : « J’entends tout. Chaque bruit se détache comme en pleine nuit. Je retiens mon souffle à la surprise de transpirer une peur intense. La rapidité de son corps, ses mouvements furtifs de tête, sombre casquette, toute l’énergie mobilisée à soustraire au regard ses gestes de survie me font craindre pour la mienne. Il est moi demain, surpris. Il est moi avec un visage effacé de ses souvenirs. Il est moi avec des yeux nus. Il est moi sans expression, soustrait à la mort partout autour de lui. Il est moi dénudé, ruisselant du ruisseau derrière les arbres, le dos courbé, les feuilles, les pieds sur les racines. Il est moi dangereux et vulnérable. Je le sais, l’endroit l’a protégé. Il s’est en allé. ». Merci .
Nathalie merci, merci pour tout ce commentaire qui m’apporte joie et encouragement…