#rectoverso #14 | détours

si la période couvre principalement l’intervalle des années 1905 à 1974,

tu instruis à charge ou à décharge ? Il va falloir prendre une décision. Tu maintiens Décennie, la vache, y’a de quoi dire, après-guerre et glorieuse, et toi tu arrives quand là-dedans, et surtout pourquoi tu y reviens encore une fois ? Réfléchis à la question. Viens pas pleurer après.

on entendra surtout parler des familles Coston et Jouvente dans les années d’avant 1940, il y aura d’autres familles dont on saura moins de choses, les Bruns par exemple, et pourtant, nous aurons connaissance de leurs adresses, nous découvrirons les prénoms des chefs de familles, le nom des épouses, des enfants, des parents et beaux-parents et même des domestiques pourvu que tous habitent ensemble. Nous serons frappées lors de la recherche dans les registres des recensements par la qualité de l’écriture des employés de mairie, poste de secrétaire qu’occupaient les maîtres d’école, on a oublié qu’ils cumulaient les deux fonctions jusqu’aux années 40, et ce pour le même salaire, tout comme ils surveillaient les enfants qui réchauffaient leurs repas sur le poêle à l’heure de midi,  prenaient en charge la préparation au Certificat d’Étude, organisaient quatre à six fêtes par an : kermesses, spectacles, carnavals…, et il y avait aussi l’école du soir pour les adultes ne sachant pas lire. En contrepartie, seuls ou en famille – la femme etait le plus souvent l’institutrice des plus petits – ils bénéficiaient d’un logement au-dessus de l’école, les vacances s’étalaient entre juin et mi-octobre, même s’il leur étaient conseillé de faire le tour des fermes et d’inciter les parents à renvoyer les enfants dès le début octobre. 

Notre recherche s’organise à partir de Louise, Louise Coston, elle est née en 1905 à Neuvéglise dans le Cantal, on la trouve page 46 dans le recensement de 1906, elle n’a encore qu’un frère aîné, Marceau, son père s’appelle Jean-Baptiste et sa mère Jeanne. La famille habite la maison 22 du hameau de Cordesse. 

Louise vivra l’epoque de bascule d’une ruralité misérable, elle aura une chemin vers une légère élévation dans l’hôtellerie de luxe, puis redescendra pour finir avec un statut subalterne de femme de gérant de commerce. Elle bougera, et elle déménagera plusieurs fois, du Cantal vers Paris, Chantilly, Auteuil ou Maison-Laffitte, elle tentera l’aventure de tenir un établissement dans le département du Rhône pour revenir dans le Cantal (15) et le Puy-de-Dôme (63), avant l’Aveyron (12) à la fin de sa vie. Elle sera assistante d’un docteur dont elle parlera souvent sans dire le principal, puis très vite elle sera employée d’hôtel au poste de lingère puis femme de cha mbre, elle ne sera jamais gouvernante 1 , elle deviendra avec son mari et le couple formé par son beau-frère et sa belle-soeur, patronne d’un hôtel-auberge dans le Haut-beaujolais, le mari à la cuisine — elle l’a connu dans un des hôtels de saison Chantilly ou Enghein — son frère à lui à l’achat du vin, sa belle-soeur et elle employées à tout le reste : lessive, ménage, service en salle et au café, et surtout la tenue des comptes qui seront bien bas et de plus en plus, la pension de famille restera un mauvais souvenir même si un enfant y verra le jour,

Se lever 

Se lever matin

Le lever du jour

L’instant rose de l’aube, et c’est l’aurore

Le soleil en astre du jour mis au rang de divinité et on comprend pourquoi quand on se souvient de le regarder chaque jour

 Puis elle retournera à Paris en saison, et changera encore toujours en suivant son mari, après la guerre ils finiront gérants pour les Economats du Centre de Marcenat à Clermont-Ferrand, et quand vient la retraite dans une petite succursale de la ville de Tiers, c’edt à ce moment-là qu’elle découvrira — à soixante-cinq ans — que les Economats n’ont pas cotisé pour elle. L’embauche d’un couple était une condition incontournable à cause de la quantité de travail, des journées longues, du dos mis à mal — on se tient debout toute la journée et les bouteilles de vin ou de gaz pèsent leur poids — malgré les livraisons à cinq heures du matin pour ouvrir à sept heures et à deux, un temps pas si lointain où la femme n’est pas enregistrée à la sécurité sociale et où le mari seul est déclaré pour un salaire minable contre l’avantage d’être logés au dessus du magasin et de pouvoir se servir à prix coutant. Louise et Etienne comprennent le piège, et alors qu’ils verront d’autres gérants finir en faillite, elle fera toujours attention, ne prendra dans les rayons que le nécessaire, surtout les fruits abimés, et les produits frais à la date limite de consommation, les fromages et la charcuterie les moins chers, les conserves sans fantaisie. La retraite rebattra les cartes et la pauvreté ne sera jamais loin. 

chaque jour, pendant des jours se placer là, on a fait une marque, ne pas dévier, ne pas manquer l’heure, apprendre l’ennui, le boire sans se plaindre, attendre, viser, attendre, viser encore, ce buisson donnera l’impression de fleurir sous le regard, cette lune de grandir sans accoup, cette vague toujours la même de varier sans cesse, rien de solitaire, un dialogue en une langue d’oiseau

l’oeil n’est rien, une mécanique complexe sans intention, une collaboration entre extérieur jour et intérieur nuit

Elle ne saura rien de ce qui fait l’époque, sauf les grands noms des chanteuses sans jamais aller les entendre chanter, Joséphine Baker, Mistinguett ou Edith Piaf, elle n’écoute pas de musique sauf à la radio, retient les conversations des clients chics venus aux courses, et les actualités au cinéma qui montrent leurs succès ou leurs déboires. Elle ne lira que très peu, des romans fleurs bleues ou à l’eau de rose…ces petits romans populaires tous basés sur les même ressorts, romantiques à souhait, un peu inquiétant parfois mais aux fins toujours résolues pour le mieux de l’héroïne, les Angéliques, les Rebeca ou autres Jane. Elle avait lu et aimé Les deux orphelines, pièce de théâtre devenue roman sous la plumes des mêmes auteurs, histoire rééditée moultes fois et qu’elle possédait en format de poche comme tous les autres de ses livres. Une vingtaine au total alignés sur une petite étagère de bois vernis, rangés par série ou auteur, la plus fournie étant celle de la Marquise des Anges aux aventures rebondissantes. A se demander si Louise a vraiment lu le tome 9 qui se présente ainsi : « Ambroisine de Maudribourg avait noué ses bras autour du cou d’Angélique. Celle-ci sentit sa chair se hérisser. Jamais elle n’avait rencontré un être aussi beau. Cela avait quelque chose de supraterrestre. Avec une effrayante certitude, elle sut que la Démone était là. L’Esprit succube. » 

Personne ne semble pouvoir échapper au charme de la « Bienfaitrice », elle dont le bateau a fait naufrage sur les côtes de Gouldsboro alors qu’elle accompagnait les Filles du Roi, de pauvres orphelines venues de France. Mais depuis son arrivée, les crimes se succèdent… 

L’étrangère sème l’inquiétude et la discorde, s’efforçant de pervertir et de corrompre. Désordre et luxure ! Angélique le sent. Elle est l’ultime proie de cette créature dépravée. La Démone a juré de la détruire. Quels sont ses pouvoirs ? Et de qui les tient-elle ? 2

Nous avons du mal à le croire, pourtant le mari de Louise disait qu’elle avait lu tous les livres de la série parus régulièrement à partir des années cinquante. Drôle d’histoire que celle de l’autrice qui se battra jusqu’au bout pour son oeuvre malmenée, transformée, coupée, jusqu’à la réécrire pour rééditer selon son désir, une Angélique femme libre, engagée, sensuelle et aventureuse. Un modèle toujours actuel que Netflix réalise dans les années 2010. Comment Louise se projette-elle sur cette femme ambitieuse qui malgré les épreuves vaincra les obstacles, est-ce la même Louise qui lit et relit ses livres fétiches, celle qui toujours s’habille strictement quand elle rêve sur les larges robes du XXVIIIème siécle, sur les perruques, les coiffures sublimées, les petits souliers élégants, les lits à baldaquin, les voitures à chevaux dont elle a assisté à la disparition, comme elle a asssité à l’apparition d’autres femmes libres et modernes dans les années trente, les Garçonnes avec leurs amants, leurs cheveux courts et bandeaux à plume, leurs robes droites et légères ornées de perles, leurs visage au maquillage outrancier aux accents de roman noir ou de romantisme exacerbé. Louise et Angélique étaient-elles sœurs quand le mot sororité tel qui apparut dans les années 1970, (avec) le Mouvement de Libération des Femmes (qui) reprend le terme de sororité pour lui donner un nouveau sens: celui du lien entre les femmes du fait de leurs vécus partagés compte tenu des discriminations qu’elles subissent , n’était et ne sera rien pour elle. 3 Ses sœurs elle les connaît depuis l’enfance, elles sont deux, l’une est morte trop jeune c’est Marie, l’autre Céline est vivante. Les autres, ce sont des frères, elle en a quatre. 

La guerre de 14/18 change le monde, elle change le Cantal, on rêve de partir et on va le faire, on ne sera plus l’esclave d’un patron avare et oublieux, fini d’envoyer les petites dans leurs fermes, fini d’être à la disposition de la fermière pour toutes les tâches qu’elle ne veut pas faire, à la disposition du fermier et de ses fils pour ces choses qu’on ne dit pas mais tout le monde le sait, même le garçon de ferme qui en profite aussi, et les enfants se taisent comme on leur a dit et redit, et ils attendent qu’on les renvoie, c’est la vie des pauvres en campagne, elle est comme ça de tout temps, ou au moins de toute mémoire. Louise sera envoyée chez le patron, elle le raconte, elle a huit ans, on est en 1913, on sent la guerre venir mais on fait tout comme avant, comme toujours on a fait, Louise est envoyé, elle part, quitte les frères et sœurs, l’école, la voilà mise en condition chez ce propriétaire récoltant comme le désigne le recensement, lui chez qui ses sœurs iront aussi quand viendra l’âge, Céline dans un an, et Marie dans trois, en pleine guerre Marie aussi ira malgré que les fils les plus âgés ne soient pas là, mais il y a la mère, et les plus jeunes et aussi un vieux garçon de ferme qui pourront sur elle s’entraîner ou se calmer, tous déverseront sur les fillettes, leurs peurs et leur espoirs, ravageront les petits corps nubiles aux odeurs de bêtes avec qui elles partagent l’étable. Au premiers signes de premières règles, on dit ça y est, le sang est venu, et il vient plus vite quand les enfants font les femmes trop tôt, alors elles sont renvoyées chez elles, c’est le contrat, on le respecte, l’enfant est mise en condition, prêtée comme un objet corvéable et taillable, sans contrepartie ou presque mais la famille ne subit pas l’humiliation d’une grossesse hors mariage, quelques sous et une bouche de moins pendant deux ou trois ans c’est déjà ça, la récompense quand l’embauche est là est que le père est choisi le premier. Ensuite on peut partir. Louise partira à dix-sept ans, seule, pour Paris, rejoindre un pays qui tient un café- charbon, le temps de trouver à se placer. Ce sera chez le docteur.

Après la grande guerre, ce sera l’entre-deux inoubliable pour tous ceux qui l’ont traversé, même s’ils l’auraient voulu éternel, puis la seconde, les années qui l’annonce, la crise, la montée de Hitler qu’on entend hurler dans le poste mais on croit en Daladier, on ne va pas avoir la guerre, pas encore une fois. Et l’après-guerre, le manque de tout encore cinq ou six ans avant l’explosion de tout et le baby boom, la valses des gouvernements, des scandales, de Gaulle et les guerres une nouvelle fois, lointaine celles-là mais qui prennent les enfants, ces garçons qu’on a eu dans les années trente et que les guerres nouvelles veulent à leur tour, Indochine, Algérie, le monde est en déséquilibre, et il le reste depuis. Le siècle a pris un tournant, le capitalisme envahit jusqu’au plus petit espace de vie, les choses vont en s’accélérant, chaque guerre est un saut immense dans un futur transformé, les révoltes de riches portent des robes de révolution en confortant le système et en libérant la sexualité, on repart dans les abus contre les enfants et les femmes mais en centre ville cette fois ! 

Dans le siècle, l’équilibre du monde quitte Paris, traverse la Manche pour se poser à Londres puis s’installer à New-York, la mutation se  fait sous les yeux de Louise et elle ne fait rien, elle n’a pas le temps, pas l’argent, pas le désir de voyager, de voir ailleurs, elle est de là où elle se tient, elle ne remet pas en cause sa vie, ce qu’elle lui a offert et ce qu’elle lui a pris, une vie dure et injuste qu’elle boira jusqu’à la dernière goutte. Elle a pêché, elle se rachète, elle espère le Purgatoire pour échapper à l’Enfer, c’est à cause du docteur, ce qu’il faisait et ce qu’il lui a ordonné de faire, ces petits anges en route pour la vie et qu’il arrêtait à la demande des femmes qui laissaient derrière elles les petits restes que Louise avait l’ordre de brûler dans le foyer d’un poêle réservé, avant de mélanger les cendres des petites âmes à peine formées à celles des bûches récupérées par les maraîchers toutes les semaines, qu’ils les répendent dans les champs. Elle prie pour eux, tous les jours. 

Elle connaît des noms, Rudolf Valentino, Marlene Dietrich, Ava Gardner et Errol Flynn, elle aime toujours le cinéma mais sans lien avec un monde qui serait réel, elle ne pleure ni ne rit, elle dit vacances mais n’en prend pas, une cure tout au plus, un aller-retour à Paris chez Louis son frère et sa belle-soeur, leur fille toujours si maigre. 

Ainsi après 1974, la retraite, un dernier déménagement dans l’Aveyron, toutes les années restantes se ressemblent, une chasse l’autre jusqu’à la fin en 1986. De leur période de gérance d’épicerie, elle restera marquée par l’ouverture en 1968 de Mamouth, l’enseigne au mastodonte qui écrase les prix. Le premier hypermarché Mammouth ouvre à Montceau-les-Mines en Saône-et-Loire. L’enseigne est la propriété du groupe les Docks de France, groupement de petits industriels spécialisé depuis 1904 dans la distribution et à la fois grossiste. L’enseigne est rapidement populaire après sa création en 1968. En 1993, le nombre de supermarchés de la marque française frôle les 100 partout dans le pays. L’enseigne se positionne clairement sur de bas prix et un choix de références plus resserré que dans les autres enseignes comme Carrefour qui est aussi en plein développement à l’époque. Les Mammouth font en moyenne 5 000 m² contre le double pour la concurrence, ce qui permet de s’appuyer sur moins de personnels, de produits en rayon et de charges d’entretien.

Elle s’impose rapidement comme la troisième enseigne de distribution en France, derrière Carrefour et Leclerc… Dans les années 80, le concept et le slogan évoluent. Après s’être basés sur les prix, la direction de l’époque lance : « quand on sait ce que ça coûte, on choisit Mammouth », avant d’abandonner l’unique référence aux prix bas en 1988 et d’adopter « Mammouth, centre de vie, pour le prix et pour le plaisir ». Un concept plus flou qui doit mêler « lieu de vie » et « supermarché ». Dix ans plus tard, dans les années 90, le groupe qui possède Mammouth se développe et lance « Attac », une enseigne de supermarché à bas prix. Elle cherche aussi à acheter la chaîne de supermarchés née dans le Nord, Auchan. Mais c’est finalement Auchan qui lance une OPA hostile sur le pachyderme en 1996. Le groupe rachète Mammouth et c’est le petit oiseau rouge à la queue verte qui va s’imposer dans plusieurs dizaines de magasins.4 Pendant ces années les Economats du Centre disparaissent achétés par Casino. Louise ne saura rien de la fin des supermarchés Mammouth, ceux qui ont écrasé les prix et …les petits commerçants, sans que jamais elle ne se plaigne des Économats qui lui ont volé vingt ans de travail. 

  1. https://candidat.francetravail.fr/metierscope/fiche-metier/G1503/gouvernant-gouvernante-hotel
    ↩︎
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ang%C3%A9lique_(s%C3%A9rie_litt%C3%A9raire)
    ↩︎
  3. https://www.lescerclesdesfemmes.fr/actualite/articles/la-sororite#:~:text=La%20plus%20ancienne%20est%20la,des%20discriminations%20qu’elles%20subissent.
    ↩︎
  4. https://actu.fr/auvergne-rhone-alpes/lyon_69123/lyon-apres-avoir-ecrase-les-prix-comment-les-magasins-mammouth-ont-disparu-il-y-a-25-ans_53162143.html#
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A propos de Catherine Serre

CATHERINE SERRE – écrit depuis longtemps et n'importe où, des mots au son et à la vidéo, une langue rythmée et imprégnée du sonore, tentative de vivre dans ce monde désarticulé, elle publie régulièrement en revue papier et web, les lit et les remercie d'exister, réalise des poèmactions aussi souvent que nécessaire, des expoèmes alliant art visuel et mots, pour Fiestival Maelström, lance Entremet, chronique vidéo pour Faim ! festival de poésie en ligne. BLog : (en recreation - de retour en janvier ) Youtube : https://www.youtube.com/channel/UCZe5OM9jhVEKLYJd4cQqbxQ

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