#rectoverso #15 | l’ancien monde

1. O et M vivent à Aulon dans les Hautes Pyrénées, elles doivent ramasser les fagots dans la pente raide de la montagne après l’école. Le travail est pénible ; il faut porter les branches de noisetiers sur la tête et, si un fagot tombe, se pencher pour récupérer chaque branche éparpillée.

2. Dans la première moitié du XXe siècle, dans les Pyrénées, la société de subsistance préserve d’anciennes traditions. 

3. Les enfants participent au travail collectif et respectent les règles mises en place par la communauté. 

4. La législation française prévoit que les mineurs de moins de seize ans – sauf exception – ont l’interdiction de travailler.

5. O a quatre-vingts ans aujourd’hui. Elle souffre toujours d’insomnie.

6. Dans les granges, il faut veiller les vaches qui vont mettre bas. Une fois que la vache a vêlé,  on remonte dans la neige. On se serre au coin du feu pour se réchauffer. O se souvient que sa mère la réveillait en pleine nuit pour l’accompagner auprès des bêtes.

7. Les engelures sont un type de blessure provoquée par le froid, elles se caractérisent par des démangeaisons et une perte de la sensibilité. Dès – 15 degrés, l’engelure peut apparaître en quelques minutes.

8. Il paraît qu’en cas d’engelures, la peau d’un enfant doit être rapidement réchauffée sous peine d’être endommagée.

9. Des relais pour faucher les champs sont mis en place par les familles. Tout le monde participe. On fauche le sarrasin, l’orge, l’avoine, un peu de blé. On ramasse les épis à la faucille ; c’est un travail très dur. Le dépiquage au fléau est plus physique encore. Chacun effectue ce travail un jour donné, les enfants ne sont pas de reste.

10. Le dépiquage, aussi appelé battage, est l’action de séparer le grain de l’épi. Dans les sociétés traditionnelles, il est effectué à la main.

11. Le fléau est un outil fabriqué avec une branche de houx ou de buis pour plus de solidité. Il tourne comme une hélice qui vient frapper les gerbes de céréales.

12. La batteuse est une machine qui frappe et dépique les épis comme un monstre rugissant. La paille ressort en botte et les grains sont ensachés. La machine remplace la force humaine.

13. Au XXe siècle, l’odeur la plus marquante dans le village d’Aulon est celle du foin. Le fumier est entassé devant les maisons. M dit que l’odeur n’est pas désagréable.

14. J a quatre-vingt-sept ans, elle s’essouffle beaucoup et tousse depuis sa dernière infection pulmonaire cet hiver. Le médecin dit qu’elle a le « poumon fermier ». Elle a avalé la poussière du foin toute sa jeunesse.

15. J’évite absolument les guillemets quand j’écris et ils sont formellement proscrits quand je parle. J’hésite forcément avant de les placer et je me sens obligée de les justifier. Le nom « fermier » qui qualifie le « poumon » est employé de façon inhabituelle (c’est un usage métonymique). C’est aussi l’expression du médecin que l’on reproduit telle qu’il l’a prononcée, une citation donc.

16. Les grains sont stockés dans de grands coffres en bois et mis à sécher dans le grenier. Le fumier accumulé devant chaque grange est vidé à l’automne pour être épandu dans les prés. Le bétail part alors pacager hors des prés.

17. Les enfants apprennent à manier le passe partout. Toutes les familles bénéficient d’une part de bois coupé dans la sapinière ; les troncs de frênes sont distribués dans chaque maison. On va chez les uns et les autres avec le passe partout. Et on reste pour manger.

18. Le passe partout aussi nommé passant ou scie harpon est une scie à large lame avec une poignée à chaque extrémité. Elle sert à débiter les grosses pièces de bois. Les lames sont flexibles et on peut scier dans les deux sens.

19. Les enfants ont tout appris, ils auraient pu vivre comme leurs parents. Mais eux n’ont pas souhaité qu’ils prennent la succession, on a espéré mieux. On a abandonné petit à petit.

20. Ils se disent paysans, pas agriculteurs.

21. Paysan vient du latin pagus qui signifie le pays. Un paysan cultive la terre de son pays natal. Il est attaché à un lieu. Paysan dit le lien affectif, on n’utilise plus ce mot aujourd’hui. Il porte une connotation négative.

22. Agriculteur est construit sur ager qui veut dire le champ. Le nom désigne une personne dont l’activité est consacrée au travail des champs.

23. La route pour relier le village au reste du monde a été construite en plusieurs fois. Un jour, les chars à bœufs quittent le chemin de pierre, les automobiles descendent à toute vitesse sur l’asphalte noire.

24. Je n’ai jamais lâché Aulon dit L.

25. En janvier on tue le cochon. C’est la fête du pèle porc, la tradition persiste dans quelques fermes. Le sang jaillit ; le lendemain on découpe le porc et la viande est conservée pour plusieurs mois. On garde les os pour la soupe. On ne jette rien.

26. Aujourd’hui, on se paye le luxe d’être végétarien. Quand on vit en autarcie, que les cultures sont restreintes par le sol granitique et le froid à 1300 mètres d’altitude, que la ressource est l’élevage, on ne se permet pas de ne pas manger de viande. On ne se pose même pas la question. C’est une question de survie.

27. Tout le monde veille les morts, les enfants aussi. J, enfant, ne comprend pas : on veille les morts toute la nuit, pourquoi ? comme s’ils allaient partir !

28. La durée maximale légale pour exposer le corps d’un défunt à son domicile est de six jours. Il faut ensuite procéder à l’inhumation ou à la crémation. La plupart des personnes rapatrie immédiatement le corps en chambre funéraire.

29. Le maire d’Aulon est fier d’accueillir des élèves dans son école, ouverte jusqu’au 1er septembre 1997. Il a fait le choix de garder l’école plutôt que d’agrandir le cimetière. Le nombre d’élèves diminuant chaque année, le rectorat demande la fermeture. Deux policiers municipaux sont montés dans le village en ce jour de rentrée 1997. Un seul enfant est présent devant l’école. Les policiers l’encadrent avec le maire et son conseiller municipal pour la photo. Il n’y aura pas de débordements.

30. Les enfants ont souvent manqué l’école à partir du mois de mai pour garder les bêtes dans les estives. Toute la journée, on reste à regarder les brebis. S dit qu’elle préfère travailler. On trouve encore dans la montagne aujourd’hui des pierres signées avec des initiales et des symboles. Quand le temps est long, on grave, on crée des jeux, on extrait des poudres secrètes des pierres.

31. Chez O, il y a dix vaches et vingt chèvres. Adulte, elle n’a pas pu partir du village, sa mère avait besoin d’elle pour s’occuper de l’élevage. Elle a continué aussi longtemps qu’elle a pu. Elle a d’abord vendu les vaches. Elle a pleuré. Plus tard elle a vendu les chèvres et elle les a pleurées.

32. Le soir, pendant les veillées, on raconte des histoires de sorcières. O dit qu’elle n’a jamais eu peur, elle riait !

33. Quand il y a la foire à Guchen ou à Ancizan, les hommes boivent et rentrent à deux heures du matin dans le noir. Ils voient parfois un chat blanc. Un jour, ils disent que le chat blanc les a conduits jusqu’à la cascade.

34. On raconte qu’une jeune fille a été enlevée par un loup. C’est un soir d’hiver très sombre, on voit une chandelle qui s’agite et disparait sur le chemin.

35. Il peut sembler facile d’accuser le loup d’enlever les jeunes filles et de les agresser. De les manger même peut-être. Aujourd’hui on sait que le loup se trouve à l’intérieur des maisons, comme dans les contes.

36. La forêt gagne du terrain et les chemins ne sont plus assez bien entretenus. Les fougères sont partout. Les murets sont laissés à l’abandon.

37. Ils vivaient heureux parce qu’ils avaient l’esprit reposé. Ils n’étaient pas pris par le temps comme nous.

38. On n’avait pas de docteur. On se soignait comme on pouvait. Pour soulager une otite, on versait de l’huile chaude dans l’oreille. Pour apaiser un mal de dents, on machait un clou de girofle. En cas de grippe, un cataplasme avec de la farine de lin faisait l’affaire. Pour les accouchements, la voisine venait à la maison ; le bébé était né le temps que le médecin arrive à pied.

39. L’été c’était les bêtes et le foin, en septembre le regain, à l’automne le bois. Puis la neige arrivait.

40. Un 14 octobre, il est tombé plus d’un mètre de neige dans la nuit.

41. La neige est devenue l’or blanc. La station de ski du Pla d’Adet rapporte beaucoup d’argent. La commune d’Aulon en profite

42. Qu’est-ce qui créé le paysage ?

43. Ça ne me ferait pas peur de retourner à la vie d’avant.

44. Avant il ne nous manquait rien.

45. Si ce n’est le temps pour que ça continue.

A propos de Olivia Scélo

Enseignante. Bordeaux. À la recherche d'une gymnastique régulière d'écriture.