#rectoverso #15 | O. Rosenthal, amour mort miettes

0. Commencer, c’est tomber. 2. « Quand on tombe amoureux on se relève attaché. » La phrase contient déjà tout : la douceur, le piège, la contrainte. 5. On croit se relever libre. Mais la corde reste nouée au poignet.

7. L’attachement n’est pas la preuve de l’amour. L’attachement est son ombre. 10. Je répète la phrase à voix basse, comme une incantation : tomber, relever, attacher. 12. Je n’ai jamais aimé sans craindre la chaîne. 20. La mort, elle, ne met pas de chaînes. Elle attend.

23. Présence discrète, polie, presque familière. Elle s’assoit dans un coin et me regarde écrire. 27. Elle n’a pas besoin de frapper. Elle entrouvre la porte. 30. J’apprends à marcher avec elle à mes côtés. Pas une ennemie, pas une amie : une voisine. 35. Une voisine avec ses clés, son parapluie, ses gestes d’usage.

38. Je pense : un jour, elle me prêtera du sucre. Et je la suivrai. 42. Les miettes commencent ici. Sur la table, sur le sol, dans ma main. 45. On dit que les gens sans temps inventent des habitudes. Moi je n’ai le temps que pour les miettes. 49. Chaque miette garde la mémoire d’un repas, d’un geste, d’un oubli.

52. Ramasser, c’est vivre en petit. 55. Ramasser, c’est refuser que tout s’éteigne. 60. Je vis des miettes. Ce qui reste, ce qui échappe, ce qui résiste au balai. 66. Tomber amoureux, c’est aussi ramasser. Des regards, des gestes, des promesses inachevées.

70. L’amour, lui, ne laisse pas des miettes. Il laisse des chaînes. 77. Je relis : « Quand on tombe amoureux on se relève attaché. » Est-ce une malédiction ou une vérité trop simple ? 83. Je voudrais qu’un jour on se relève libre. Mais le mot libre n’existe pas dans cette phrase. 90. Mort encore. Elle me sourit sans dents.

93. Elle dit : prends ton temps. 96. Elle dit : je ne suis pas pressée. 100. Dans la chambre, la mort est assise sur une chaise. Elle m’écoute respirer. 107. Je ne l’appelle pas, mais elle est là.

115. Elle ne veut pas me séduire. Elle veut seulement me tenir compagnie. 120. Les miettes tombent du pain chaud. On pourrait les balayer. Mais je les garde. 126. Ce sont des preuves minuscules que quelque chose a existé. 130. Habitude : ramasser, mettre dans une boîte, attendre.

137. Habitude : retrouver ces miettes un jour de grande fatigue. 142. Habitude : se dire que la vie est trop lourde, alors vivre en miettes. 150. L’amour encore. Le piège tendre, la corde douce. 156. On croit sauter dans des bras. Mais on saute dans une prison invisible.

160. J’ai aimé comme on tombe. Brutalement. 167. Je me suis relevé attaché. 172. Et pourtant, j’ai recommencé. 180. Mort qui m’attend, je sais que je recommencerai encore.

185. Elle rit doucement, elle sait que mes amours l’amènent plus près. 190. Elle n’a pas besoin de se presser : l’amour travaille pour elle. 200. À force de ramasser des miettes, je remplis ma poche. Mais le tissu se déchire. 207. Je recommence à ramasser.

213. Ramasser n’est pas une habitude : c’est une survie. 220. Tomber amoureux, mourir doucement, ramasser des miettes : trois façons d’attendre. 230. Trois façons de compter. 240. Trois façons de numéroter jusqu’à mille.

250. Et rien n’est fini. 260. « Quand on tombe amoureux on se relève attaché. » Chaque fois la corde se resserre, chaque fois je m’étonne d’y consentir. 270. L’attachement, c’est une fidélité que je n’ai jamais choisie. 285. Aimer, c’est accepter d’être pris dans un filet invisible.

290. On croit tomber l’un vers l’autre. Mais c’est vers le centre du piège qu’on chute. 300. La mort regarde cette scène, amusée. Elle sait que chaque attachement accélère son travail. 310. Elle attend que la corde se tende trop fort, qu’elle casse, qu’elle m’amène à elle. 320. Je pense souvent que la mort est plus patiente que l’amour.

333. L’amour se jette, la mort se tait. 340. Dans ce silence, je respire comme on gratte une allumette. 350. Les miettes encore. Elles tombent de partout. Des jours, des heures, des visages. 357. Une miette de rire, une miette de fatigue, une miette de rêve oublié.

362. J’éparpille, je ramasse, je recommence. 370. On me dit que je gaspille mon temps. Mais mon temps, c’est ça : les restes. 380. Un grand repas de vie, dont je n’aurai jamais que les miettes. 390. Mais les miettes nourrissent.

400. « Quand on tombe amoureux on se relève attaché. » J’ai cessé d’y voir une malédiction. C’est peut-être seulement une loi physique. 410. Comme la gravité, comme la chute des corps. 420. L’attachement est une gravité secrète, une pesanteur intime. 430. On s’arrime l’un à l’autre, et cela suffit à nous faire basculer.

440. La mort, elle, ne bascule pas. Elle ne tombe pas. Elle est le sol. 450. Elle ne m’attire pas, elle m’attend. 460. Elle a le temps. 470. J’apprends à vivre avec cette voisine polie, qui ne s’impatiente jamais.

480. Les miettes encore. Les miettes comme cailloux dans mes poches. 490. Parfois je les sème derrière moi, comme si quelqu’un pouvait suivre ma trace. 500. Personne ne ramasse les miettes que je laisse. Elles tombent dans le vide. 510. Alors je les reprends. Je les garde.

520. Habitude, survie, rituel : ramasser. 530. Tout mon corps est devenu un balai. 540. Je balaie les jours, les heures, les gestes, et je garde ce qui reste. 550. Les miettes ne se plaignent pas d’être petites. Elles savent qu’elles contiennent l’essentiel.

560. La mort, elle aussi, se contente de peu. Une inspiration ratée, une seconde d’inattention. 570. Elle s’approche quand je me penche pour ramasser. 580. Elle ne me bouscule pas. Elle attend que je perde l’équilibre. 590. « Quand on tombe amoureux on se relève attaché. » Mais parfois, on ne se relève pas.

600. Alors la mort s’avance, soulève doucement la corde, et la dépose sur son épaule. 610. Elle marche avec moi, comme une sœur plus âgée. 620. Elle n’a pas besoin de me serrer la main. Sa présence suffit. 630. Aimer, mourir, ramasser : trois façons de plier le dos.

640. Chaque geste me rapproche du sol. 650. Le sol, c’est elle. La mort comme plancher. 660. Mais j’avance encore. 670. Une miette après l’autre.

680. Un amour après l’autre. 690. Une chute après l’autre. 700. Et toujours ce relèvement attaché. 710. Les chaînes invisibles se multiplient. Elles tintent parfois dans mes rêves.

720. Je me réveille avec le bruit du métal, et je sais que ce n’est pas une illusion. 730. L’amour est bruyant, la mort est silencieuse. 740. Les miettes font un bruit discret, comme une pluie fine. 750. C’est dans ce froissement léger que j’entends battre mon cœur.

760. Si je devais choisir un son pour me définir, ce serait celui des miettes qui tombent.

770. Si je devais choisir une image, ce serait la chaise vide où la mort s’assoit. 780. Si je devais choisir une phrase, ce serait : « Quand on tombe amoureux on se relève attaché. »

790. Trois images, trois gestes, trois obsessions.

800. Mille fragments ne suffiraient pas à les épuiser. 810. Je recommence pourtant, encore et encore. 820. J’écris comme on marche dans un couloir trop long. 830. La mort au bout, l’amour sur les murs, les miettes au sol.

840. J’avance, je compte, je numéro. 850. Chaque chiffre est une marche d’escalier. 860. Je descends vers le sol qui m’attend. 870. Je me cramponne aux miettes, je m’attache à l’amour, je salue la mort polie.

880. Rien de plus simple, rien de plus vaste. 890. Ce livre est un ramassage. 900. Ce livre est une chute. 910. Ce livre est une compagnie.

920. Trois fils pour une traversée : amour, mort, miettes. 930. Trois manières de dire je. 940. Trois façons d’être retenu. 950. Trois façons de tomber.

960. Et toujours ce relèvement attaché. 970. Et toujours cette voisine qui attend. 980. Et toujours ce sol jonché de miettes. 990. Mille fragments ne sont qu’un seul : recommencer.

995. Recommencer à tomber. 996. Recommencer à s’attacher. 997. Recommencer à mourir doucement. 998. Recommencer à ramasser.

999. Recommencer à écrire.

1000. Et ne pas finir.

2 commentaires à propos de “#rectoverso #15 | O. Rosenthal, amour mort miettes”

    • Si beau !

      Le balai un objet intéressant pour ce récit.
      La pelle, la balayette… Le chiffon à poussières… ?

      Et si la mort aidait à ramasser les miettes, si les miettes devenaient poussière, si cette poussière… ?

      Votre texte, m’emmène…