#rectoverso #15 | Olivia Rosenthal, de 15 à 1000…

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#15 | Olivia Rosenthal, de 15 à 1000…

Voici un livre singulier et très récent (Verticales, janvier 2025), que nous sommes certainement les premiers à explorer (et détourner) du point de vue de l’atelier d’écriture — et merci à Caroline Diaz de m’avoir lancé sur cette piste.

Le livre s’intitule Une femme sur le fil, comme souvent les livres précédents d’Olivia Rosenthal il met en son centre un problème social ou sociétal prégnant dans l’imaginaire collectif, ou les rouages les plus ancrés ou violents d’un monde malade, comme le magistral On n’est pas là pour disparaître avec en substrat Alzheimer.

Mais c’est la démarche ici qui compte: si on reste dans notre contexte d’une écriture recto verso, le «recto» serait ce fil narratif devenu percussion principale et exploration centrale du livre, repéré par son personnage, «Zoé». Et on nommerait verso tout l’appareillage qui entretient et produit comme à l’infini ce mouvement de percussion vers l’avant, tout ce qui ne comporte pas, de fragment à fragment, ce nom bien plus onomastique que «personnage», les trois lettres du nom Zoé. Ainsi, puisqu’il est question de «mains baladeuses» et d’inceste sous-jacent, l’auteur pourra se révolter contre l’irruption dans son texte de cet oncle en tant que personnage, là où résolument la prise d’écriture s’ancre évidemment côté de la victime.

C’est bien du mot fragment qu’il est question, le fait que le texte ne cesse d’en annihiler le concept à mesure qu’on passe de l’un à l’autre. Ces blocs paragraphes, dans leur succession percussive, sont numérotés de 1 à 1000. Il est sûr que, lorsque s’enchaînent les n° de 995 à 1000, c’est d’une fin ouverte que l’auteur devra traiter.

Ce qui est important, et va devenir notre exercice, c’est non pas ce principe d’une écriture fragmentaire, avec cette magie intacte qu’elle offre quant aux retours sur l’auteur et sa propre mémoire (lieux, personnes), aux incises sur l’écriture et le livre (passages de plusieurs fragments sur le refus du point d’exclamation), ou les références aux auteurs source, répertoriés dans un index à la fin, pour proposer une autre exploration du jeu de strates, ou l’exploration directe de ce qui sinon resterait allégorie: le monde des athlètes et des acrobates, en rien réductible à une métaphore de l’auteur en train d’écrire — le corps comme irréductible à l’emprise du langage, même quand il se révèle par le langage, thème profond du livre d’Olivia Rosenthal, et totalement autonome par rapport à l’inceste comme «fil» central. Ce «fil» est celui du livre, et ses 1000 passages numérotés dans leur enchaînement avec pour seul loi qu’il soit implacable : un «Non.» prononcé par l’auteur à l’encontre de ce qui vient de s’énoncer dans les passages précédents, c’est encore un fragment numéroté, une case rayée dans le compte à rebours qui mène de 1 à 1000.

Mais allégorie ou métaphore, le fait que l’acrobatie sur fil, les traversées sur vide, sont une des trames entremêlées les plus solides du texte ? Bien sûr, et cela se dédoublant dans la littérature même: bien sûr Le funambule de Jean Genet, ou plus secrètement le Première souffrance de Franz Kafka, la narration du trapéziste dans le train qui le mène de ville en ville.

Ce qui va nous servir, c’est justement ce séquençage avec marche en avant. Rompre l’idée de continuité dans la rédaction. La continuité de la lecture, même d’un livre ainsi disloqué et en permanente bascule vers l’avant, c’est la reconstitution mentale qu’en fait pour lui (pour une fois même masculin générique que pour auteur) le lecteur.

On numérote un énoncé. Le corriger, le compléter ? Non, le récrire dans l’avancée même du livre, en reprenant les mêmes mots mais en élargissant la nappe ou le malaxage. Cette suite de passages étant amorcée, cela appelle un lieu, une ville, un intérieur? On numérote. Cela induit pour qui écrit une réflexion sur ses propres outils («Fatigue», s’exclame l’auteur dans un moment critique de cette bascule permanente): on numérote.

Pour nous évidemment, en ce stade ultime de notre spirale, un enjeu de rebondissement, d’élargissement : de 1 à 14, c’est ce que vous venez de faire. Ne restent plus que les 985 paragraphes suivants.

La magie: que justement on n’ait pas à se préoccuper de suite. On marche en avant, chaque rupture est un nouveau numéro. On ne regarde pas en arrière. On ne corrige pas. S’il faut, on récrit. On remalaxe. Les réflexions sur le projet, la construction, l’enjeu: elles ne se séparent pas du texte, elles s’y insèrent. Mais elles ne sont pas l’objet principal du texte: l’enjeu principal reste son flux concernant la strate «Zoé», le fil narratif principal.

Vertige? C’est le but. Avancer en cassant derrière soi. On écrit, on numérote, on recommence. Pas besoin de lien entre ce qui s’écrit, et le passage qui précède. Ça rate, ça patine ? On numérote, on passe.

Que ce principe d’écriture par avancée cahot, démultipliant ses thèmes, ses approches, ses ressassements, on ait ensuite à la rassembler dans un texte plus lisse, pourquoi pas, au moins ça nous aura aidés. Qu’Olivia Rosenthal ait inauguré une forme orpheline (mais on a déjà dans la bibliothèque des livres fonctionnant selon ce principe, comme le Centurie de Giorgio Manganelli), parce que le principe en serait immédiatement reconnaissable, si on le lui empruntait directement ? Cela fait partie de la réflexion dans certains de ses fragments. Mais une légitimité implacable, ici, entre la forme — les numéros de 1 à 1000 — et le thème qui inaugure le creusement, les «mains baladeuses» d’un sale type, quand il s’agit d’un problème globalement posé à la société héritée.

Alors à vous, maintenant que vous arrivez au 15, de le prolonger jusqu’aux 1000.

Ce n’est pas une fin, pour notre spirale ouverte ? Non, bien sûr que non, juste un puits actif pour l’amplification.

Et ça nous laisse du temps pour un post-scriptum !

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A propos de François Bon

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4 commentaires à propos de “#rectoverso #15 | Olivia Rosenthal, de 15 à 1000…”

  1. encore une proposition qui permet de redéfinir là où roule le récit, de fouiller les fossés et les friches et de rebattre les cartes…
    merci pour tous ces textes incroyables, merci pour l’aventure (même si j’ai un peu failli sur la #14… un chantier pour plus tard peut-être…)
    merci merci

  2. Merci François Bon pour la prononciation du mot « incipit ».
    Enfin! enfin autre chose que cette fausse prononciation, alors que le mot existait bien avant qu’on n’introduise dans les classes de lycée la « prononciation restituée ».