#rectoverso #15 | plus que 798

• 0001 On sait où elle est née et quand sa mère est morte. Les deux événements se sont déroulés le même jour, l’un entrainant l’autre.

• 0002 C’était en 2000. Elle a vingt-cinq ans aujourd’hui.

• 0003 J’essaie d’écrire une histoire qui se passe aujourd’hui, mais je suis attiré par ce qui s’est passé en amont de l’histoire et qui devient l’histoire elle-même, mais dont je ne parlerai pas dans l’histoire.

• 0004 Il suffira parfois d’un mot pour que ce passé de l’histoire qui se construit surgisse dans l’histoire qui se raconte.

• 0005 Dès que j’écris un mot, tous les savoirs du monde m’appellent

• 0006 Je numérote les idées qui viennent comme je le fais chaque jour pour 2666. Aujourdh’ui, pour 2666, c’était le jour 1217.

• 0007 Je puise dans 2666 des choses qui ne seront pas dans l’histoire non plus mais il y aura, parmi tous les fils qui se tendent, le livre 2666 que lui a laissé Pedro, le vieil anarchiste.

• 0008 Quel âge a Pedro? Il faut lui donner un âge aussi. Il serait né en 1920, comme Hans Reiter. Il aurait donc 105 ans, un ans de plus qu’Edgar Morin. Un peu plus, un peu moins, je ne connais pas la date de naissance exacte de Pedro.

• 0009 Faire vivre quelqu’un qui est peut-être déjà mort, c’est la force de la littérature. Et Pedro a laissé le livre qui fait qu’il vivra tant que vivra celle à qui il l’a transmis.

• 0010 Ce qui se passe dans son passé à elle et dans le passé de Pedro, c’est l’histoire dont je parlerai à peine dans celle que je suis en train d’écrire

• 0011 ça me rappelle un atelier d’écriture où il fallait inventer l’histoire d’un personnage, sa vie, sa famille, son enfance, tout ce qu’on pouvait en dire, pour n’en rien garder, simplement pour qu’il apparaisse comme chauffeur de taxi dans une phrase, dans une autre histoire que la sienne.

• 0012 et j’ai envie de poursuivre l’histoire de tas de personnages que j’ai rencontrés dans mes lectures, par exemple Anna von Zumpe (une baronne).

• 0013 comment on écrit un polar, comment on le structure, comment on fait le job de l’auteur dont on attend qu’il écrive un roman noir (un polar, c’est un roman noir)?

• 0014 écrire un roman noir, c’est écrire la vie

• 0015 il suffit de prendre le journal pour voir que le noir est partout. D’ailleurs, c’est à l’encre noire que j’écris.

• 0016 il faut que je me documente sur les couteaux, notamment le couteau Bowie (du nom du colonel James Bowie, mort à fort Alamo, et qui aurait inspiré, dit-on David Robert Jones dans le choix de son nom d’artiste).

• 0017 ça m’arrive souvent (toujours) de partir ailleurs, parce que je me pose une question, même sur un objet ordinaire, un couteau, et j’en arrive à David Bowie et j’arrête d’écrire pour me passer Ziggy Stardust, l’album, je me dis que c’est pas comme ça que je vais arriver à 1000 fragments, même si ce n’est pas le but (c’est un horizon).

• 0018 ou alors si c’est un horizon, qu’il me serve, ça changerait de tout ce que j’écris qui ne sert à rien

• 0019 si ce n’est à écrire

• 0020 sans faire de livres, ce qui n’est pas compris. Mais alors pourquoi t’écris tout ça si tu ne fais pas de livres?

• 0021 je n’en sais rien

• 0022 Pedro a-t-il écrit un livre? Non. Il en a lu. Pour lui, à d’autres. Il en a utilisés pour enseigner le français aux enfants de la prison de San Pedro. Il en a offerts. 

• 0023 Il faut que je creuse ce Pedro, né en 1920, qui avait donc 36 ans au moment de la guerre d’Espagne, qui s’est peut-être battu aux côtés d’Orwell à Barcelona avant la retirada

• 0024 se renseigner sur la retirada, sur la maternité d’Elne (une maternité suisse dans les Pyrénées orientales créée en 1939). Lire de Michèle François, « La maternité suisse d’Elne (Pyrénées-Orientales) 1939-1944 », In Situ, n°31, 2017 

• 0025 quel est le lien de Pedro avec les Groupes d’action révolutionnaires internationalistes (GARI), en France dans les années 1970?

• 0026 Pourquoi je pose cette question? Pour en garder une phrase dans un texte que je n’écrirai peut-être jamais?

• 0027 comment rassembler ce que j’ai écrit depuis le début de l’été?

• 0028 les sorcières sauvages, c’est une bonne idée. Elle, elle est un peu sorcière même si elle ne se définit pas comme sorcière mais que ça ne la dérange pas qu’on la considère comme telle

• 0029 parce qu’elle écrit sur la planète, sur les forêts qui brûlent, sur l’Amazonie qu’on détruit, qu’elle est latino-américaine, qu’elle parle des shamanes qu’elle connait en Équateur, au Mexique, au Pérou, qu’elle défend les Mapuches et tous les Indiens, des montagnes du Sud-Est mexicain à la Patagonie, qu’elle croit à la télépathie et qu’elle rêve de vivre dans une cabane de la forêt primaire d’Amazonie, chez elle, en Bolivie.

• 0030 qu’elle enrage de ne pas avoir pu signer la pétition contre la loi Duplomb, parce qu’elle n’est pas française mais qu’elle vit là, qu’elle mange là, qu’elle respire là et qu’elle a des amies, là, qui ont attrapé un cancer, des femmes, jeunes, avec un mode de vie sain qui n’entraient pas, jusqu’à ces dernières années, dans la catégorie des personnes exposées au cancer

0031 elle enrage parce qu’elle a lu l’article dans Nature, qu’elle a lu les travaux de Mathias Brugel et de son équipe qui montre que la concentration de certains pesticides est corrélée au risque de certains cancers notamment le cancer du pancréas

• 0032 elle s’est engagée auprès de cancercolère (dont elle a vu des collages à Paris). Quand elle a contacté le collectif sur Instagram, on lui a demandé son prénom, son mail, son département, sa commune, ses envies ou ses compétences. Cette demande l’a beaucoup bousculée.

• 0033 elle veut juste agir

• 0034 qu’est-ce qu’on peut faire? 

• 0035 comment trouver ce qui, dans le texte, montrera la force de son engagement, la manière dont ça va la prendre aux tripes, la colère, l’angoisse, le désir de changer le monde pour le rendre paisible, sa volonté de rendre la réalité inacceptable, d’écrire sur ce qui la rend inacceptable, de le gueuler?

• 0036 son prénom je le connais. Elle me l’a dit

• 0037 elle n’habite pas dans une commune, dans un département, elle habite sur la terre et ce qui se passe au Chili ou au Mexique la touche autant que ce qui se passe à Gaza, au Soudan ou sur les trottoirs de Los Angeles ou de Paris

• 0038 quand elle voit la tête ou lit le nom du président américain, elle ressent une très forte émotion qui mêle peur, colère, incompréhension, et qui pourrait la rendre violente

• 0039 en ce moment elle voit sa tête ou lit son nom tous les jours plusieurs fois par jour et toujours ça la saisit

• 0040 elle pense à ses amis latinos de L.A. ou du Texas, à ses amis noirs de Caroline du Sud 

• 0041 faut-il tout documenter? Par exemple sur les Latinos de L.A. et de Miami ou de l’Arizona? Faut-il que je me renseigne sur les militants #blacklivesmatter d’Atlanta ou de Columbia? Ou ce que je lis de mes amis sur les réseaux sociaux est-il suffisant pour saisir l’effroi que constitue 2025 pour les dominé·es aux États-Unis?

• 0042 Arizona. Phoenix. Où Steve Haworth a inventé les implants à caractère esthétique au début des 90’s.

• 0043 parmi les sorcières latino, il y a quelques queers tatouées, dont une paire avec un implant. Il y en a une qui a un coeur sur la main, un coeur en relief, un coeur en silicone, glissé sous le tatouage du sacré coeur qu’elle porte sur la main

• 0044 quand j’écris, je joue et je joue avec les autres, qui ont écrit. J’ai envie de les citer

• 0045 parfois, prendre une phrase à un auteur, en garder le rythme, comme l’a fait Pierre Michon quand il emprunte à Flaubert cette phrase: « On parla d’abord du malade, puis du temps qu’il faisait, des grands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit. »

• 0046 elle est née à La Paz, dans la prison de San Pedro, Pedro est né à Vic, en Catalogne

• 0047 j’ai choisi Vic parce que j’ai commencé un projet européen, porté par l’Université de Vic et que j’ai aimé les personnes que j’ai rencontrées. Je les ai aimées vraiment. Je les aime encore même si j’ai dû quitter le projet.

• 0048 je vois le quartier où Pedro aurait pu naître

• 0049 j’utilise souvent les outils de géographie de Google quand j’écris, ou d’autres mais Maps et Earth sont très performants.

• 0050 j’ai ainsi pu constituer une cartographie de Santa Teresa, dans le Sonora, même si la ville n’existe pas.

• 0051 je vois des images quand j’écris, par exemple, j’ai vu le lieu où l’on retrouvera un cadavre, et ce sera curieux de retrouver, là, un cadavre ainsi mis en scène

• 0052 je m’inspire de choses très différentes

• 0053 je mélange tout, et parfois, ce n’est pas gris (ce n’est pas rose non plus)

• 0054 quand je dis que je mélange tout, c’est que je peux piocher dans un polar, chez Michon ou Canetti, ou après avoir navigué sur Gallica ou retronewsLibé ou Le Figaro, Insta ou Tik-tok

• 0055 j’encadre un enseignement pour lequel le TD est organisé par une recherche d’archives sur retronews. À chaque fois j’y trouve des trucs qui me stimulent pour l’écriture

• 0056 en dehors du livre dont elle est l’héroine (celle dont je connais le prénom et que je n’écrirai pas ici – elle ne s’appelle pas Zoé) j’ai aussi en tête une biographie, d’une autre femme très connue en son temps et dont il reste peu de choses. Pour elle, j’ai déjà beaucoup cherché sur Gallica et sur retronews (et aussi dans les bases de données universitaires en histoire, notamment en histoire de l’art et à l’INA et encore sur quelques (rares) vidéos disponibles sur Youtube). J’ai plein de choses. Et pourtant je n’ai rien. Tout reste à écrire.

• 0057 quand j’écris, là, je ne peux pas vraiment cloisonner entre tous ces personnages qui vivent déjà en moi, dont je n’ai qu’une faible connaissance et qui, de fait, ne sont que des connaissances

• 0058 quand j’écris sur elles ou sur eux, nous devenons proches, intimes mais ce n’est pas pour cela qu’il faut exposer son intimité aux yeux de tous

• 0059 même mon père, j’ai pu mieux le connaitre en écrivant sur lui. Parce que je n’en savais rien. J’ai entendu des choses de lui qu’il n’avait jamais prononcées.

• 0060 c’est pour ça que j’ai tant aimé Comanche de Caroline Diaz.

• 0061 il faut que je revienne à la consigne

• 0062 parce que la consigne, c’est la consigne

• 0063 je ne suis pas allumeur de réverbères 

• 0064 mais j’ai été élevé au Petit prince où l’allumeur de réverbères est le seul que le Petit prince ne trouve pas ridicule. « C’est, peut-être, parce qu’il s’occupe d’autre chose que de soi-même », dit-il.

• 0065, sur l’allumeur de réverbères, lire « Le jeu de la perche et de l’échelle. L’allumeur de réverbères au temps de l’éclairage au gaz (seconde moitié du XIXe siècle) » de Jean-Pierre Williot dans les Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2005, p. 343-358, issu du 127e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « Le travail et les hommes », Nancy, 2002

• 0066 allez jusqu’à mille fragments, j’en suis capable, surtout si ça ne (me) sert à rien

• 0067 c’est comme faire une bibliographie, c’est fastidieux et ça sert peu

• 0068 en revenant à la consigne, je reviens à elle, cette jeune femme de 25 ans qui s’est développée tout au long de cet atelier. Elle en est le fil, même lorsqu’il n’en était pas question.

• 0069 écrire qu’elle est née alors que sa mère mourait dans les couches, dans une prison autogérée à La Paz où elle a passé son enfance (dans la prison) et le début de son adolescence, ouvre des perspectives inouïes

• 0070 ça a été important pour moi de l’entourer de noms et de prénoms, de femmes rassurantes au fur et à mesure de l’atelier

• 0071 ça l’a été aussi de trouver des détails de son enfance (comme le bruit des pigeons qui marchent sur le toit de tôle, le flacon de Nescafé, les posters et les dessins aux murs)

• 0072 le rôle de la nuit, des cris, des coups, l’a été aussi pour que l’on comprenne pourquoi, aujourd’hui, (on dirait qu’)elle n’a peur de rien

• 0073 ce n’est pas ce que j’ai écrit d’elle qui est le plus important pour le livre à venir

• 0074 faut-il que je touche du bois pour qu’il advienne?

• 0075 Non ! Le bois, en ce moment, tu le touches pour une autre raison, une raison valable, majeure, prioritaire même qui fait qu’il est nécessaire de toucher du bois, tout le bois de tous les bois que tu peux, celui des meubles, des objets, des volets, des balcons, des planchers, des murs des chalets, des arbres sur pied, plein de sèves, dont les racines se fondent au mycélium, tout ce bois qui t’enveloppe dans la forêt et les villages alpestres, ce qui fait que quand tu marches on pourrait penser que tu es ivre alors que tu ne fais que toucher le bois à droite, à gauche, t’arrêter pour bien sentir une rampe, à pleine main, avant de repartir poser ta main à plat sur la porte d’une grange

• 0076 que laisse-t-on de soi dans un texte alors que rien ne transparait des terribles émotions que l’on éprouve?

• 0077 on m’a dit (et ce on est un on qui compte) que quand j’écris de la fiction, je ne prends pas partie. Je ne dénonce rien.

• 0078 c’est vrai, mais je prends partie

• 0079 elle, elle dénonce les ravages du capitalisme sur l’environnement, la destruction annoncée de la planète par l’extractivisme, l’enrichissement de quelques uns, elle dénonce les violences sexuelles (sa mère a-t-elle été violée? La question lui vient à l’instant, alors que j’écris ces lignes), elle dénonce la violence des forts sur les faibles

• 0080 mais moi, qui suis-je pour dénoncer, et où? Elle, elle a un blog. Elle enquête. Elle est une journaliste d’investigation freelance. Elle est vulnérable. Elle est forte. Elle n’a peur de personne (mais je la trouve parfois inconsciente et ça m’inquiète car je trouve qu’elle prend trop de risques).

• 0081 la violence, elle l’a côtoyée, elle en a été accompagnée jusqu’à son arrivée en France

• 0082 ça, c’est difficile, de faire comprendre qu’une jeune femme sait se battre tout en restant féminine (ses cheveux, son visage, ses petits seins qui pointent) en ne faisant rien pour, parce que si elle est là, c’est qu’elle a dû faire ce qu’il fallait pour survivre

• 0083 comment intégrer dans un texte qui se déroule ici des combats qui se déroulent ailleurs – et dont elle est porteuse?

• 0084 parce que c’est une combattante et que je ne le suis pas. Et que je ne suis pas non plus un Indien dépossédé de ses terres dans le Chiapas, ni un homme noir dont les descendants étaient des esclaves, ni une femme noire arrivée enceinte sur une côte européenne après avoir migré pour éviter le viol, la mort, la faim, ni unE femme intersexuée à qui on interdit de courir alors que le sport c’est la santé, le rapprochement des peuples, qu’il est ouvert à tous et à toutes, etc., blabla

• 0085 elle, elle parle peu

• 0086 comment la faire parler, alors qu’elle parle si peu? Elle parle en français maintenant, elle a un fort accent bolivien mais elle parle très bien. Il est rare qu’un mot qu’elle prononce ne soit pas compris. Elle pense en français, elle écrit en français et après seulement elle traduit en espagnol sur son blog et, depuis peu, en anglais grâce à l’IA.

• 0087 Son blog est un blog transnational

• 0088 elle fait avec ce blog ce que j’aurais aimé faire, écrire dans plusieurs langues

• 0089 Yes you can

• 0090 On fait toujours ce qu’on peut

• 0091 à la place de « ce » dans le fragment ci-dessous s’est affiché « ice », faute de frappe classique mais qui m’a saisi.

• 0092 ICE – Immigration and Customs Enforcement. Aujourd’hui comme chaque jour depuis janvier 2025 des personnes sont arrêtées, détenues, expulsées, par des hommes armés, cagoulés et masqués, porteur du sigle ICE. Il y a des fautes de frappes violentes comme une interpellation aux États-Unis d’Amérique.

• 0093 un titre du Monde s’affiche pendant que j’écris

• 0094 il faut que je coupe les notifications quand j’écris, que je m’isole (en suis-je capable?)

• 0095 « Comment la droite réactionnaire a fait main basse sur le spectacle historique? », de suite, je vois les enjeux de l’écriture, raconter une histoire qui contredise ce que les droites réactionnaires font à l’histoire, à la culture

• 0096 NTM, Nique ta mère, insulte courante, NTP, Nique ton père, insulte rare. NTP, initiales de trois chefs de l’état qui travaillent, chacun à leur manière et avec leurs armes, non seulement à tuer mais à imposer leur culture, et pour cela à exclure, à éliminier, à enfermer, à circonscrire, à effacer la culture, les mots, les savoirs, les bâtiments, à construire des cages, des frontières

• 0097 je ne respecte pas la consigne, ces fragments partent dans tous les sens

• 0098 ah, c’est ce qu’il fallait faire?

• 0099 la linéarité se construira à la lecture

• 0100 je ne relis pas car si je relis, j’efface tout

• 0101 (plus que 999 fragments)

• 0102 or, je n’ai pas fait tout ça pour la faire disparaître, car si j’effaçais, elle n’existerait pas ou plutôt personne ne saurait qu’elle existe, comme Kafka, s’il n’avait pas été publié il ne manquerait à personne (Deleuze)

• 0103 et Pedro est peut-être mort

• 0104 si j’écris ça, ça pourrait la faire pleurer

• 0105 pourtant, c’est sans doute vrai

• 0106 faut-il que je mette quelques mots espagnols dans sa bouche?

• 0107 non, elle parle français, comme André Gorz. Quand il a décidé de ne plus parler allemand, ce n’était pas pour s’en servir de temps en temps ou par paresse

• 0108 utiliser les italiques pour signifier ce qu’elle a en tête et qu’elle ne dit pas

• 0109 il risque d’y avoir beaucoup d’italiques pour peu de paroles

• 0110 et alors? Où est le problème, si c’est dans sa tête qu’elle parle?

• 0111 on peut aussi ne pas l’écrire

• 0112 « On peut aussi ne pas écrire, oublier une mouche.
Seulement la regarder.  » Duras

• 0113 seulement l’imaginer

• 0114 pourtant, depuis que je l’imagine je suis pris par la nécessité d’écrire. Il y a des choses sues. D’autres pas.

• 0115 elle est dans un bar, je la vois dans le bar, elle écoute ce qui se dit dans le bar, elle y reste longtemps, elle lit, elle tape quelque chose sur l’ordinateur, elle est dans un bar du Midi de la France, elle ne comprend pas tout ce que disent les hommes qui parlent fort et vite et avec un accent très prononcé

• 0116 elle capte quelques bribes, elle note dans un carnet ce qu’elle comprend des conversations, par exemple elle a noté « il faut mieux faire le boucher que le veau », elle a trouvé ça drôle. Elle ne mange pas de veau. Elle combat les tueurs de veau. La place d’un veau, pour elle, est sous la mère pas sur le grill.

• 0117 le texte à venir n’est pas un texte militant

• 0118 le texte à venir aborde certaines réalités contemporaines

• 0119 le texte qui vient n’est pas un manifeste

• 0120 le texte qui vient est un texte de littérature (mineure)

• 0121 « Comment devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue ? » (Deleuze et Guattari), devenir minoritaire

• 0122 j’ai lu beaucoup sur les plats traditionnels boliviens, et mexicains, et ça ne me servira sans doute à rien, si ce n’est qu’en lisant ce que j’ai lu, j’ai vu des personnes rassemblées autour de ces plats, des ouvriers dans une cantine à midi, une famille avec de nombreux enfants qui partageaient des parts chiches, un couple, face à face, mangeant sans se parler en regardant leur assiette, et elle, dans la prison de San Pedro, mangeant sur la coursive avec Maribel et Mariana, riant aux outrances que Belen racontait sur les hommes.

• 0123 j’ai vu des visages aussi que je ne connaissais pas. J’ai vu un homme au visage et aux mains tatoués. Il mangeait aussi et son regard était comme un plat de lentilles sans assaisonnement.

• 0124 le vocabulaire que j’emploie est simple

• 0125 j’essaie d’écrire de manière sèche, rythmée, descriptive, comme dans le Grand cahier d’Agota Kristof (même si ça n’a rien à voir)

• 0126 je n’ai pas envie qu’on me dise que le texte est compliqué (j’ai entendu ça toute ma vie)

• 0127 il faut que le texte soit juste

• 0128 précis

• 0129 il y aura une place pour l’espagnol (que je ne connais pas)

• 0130 par exemple, elle entendrait parler espagnol et elle saurait tout de suite qu’il s’agirait de latino-américaines (une Équatorienne, une Chilienne, une Mexicaine, une Argentine, des Françaises, une Brésilienne, une Uruguayenne) 

• 0131 C’est un groupe de femmes, d’artistes, elles parlent ensemble, elles rient, il y a de la joie

• 0132 au milieu d’elles il y a une autrice (c’est l’Argentine)

• 0133 les autres sont actrices, metteuses en scène, vidéastes

• 0134 elle les écoute sans s’en approcher

• 0135 elle se laisse bercer par ces voix aux accents différents dans une même langue, la sienne

• 0136 ces voix mêlées lui rappellent la prison de San Pedro (il y avait un gang d’Argentins, des salauds dont il a fallu s’occuper)

• 0137 Pedro lui a dit qu’elle devrait lire Los detectives salvajes en espagnol et qu’elle ferait comme ça, à lire, le tour de l’Amérique latine et qu’elle en entendrait toutes les voix, et si tu veux faire le tour des USA, lis Une odyssée américaine d’Harrison. Pedro lui a dit de lire tant de choses.

• 0138 Il lui a laissé 2666 en français. Il ne lui en avait jamais parlé. On lui a laissé le livre au bar, dans un sac plastique. Son coeur a bondi quand elle a entendu « Pedro m’avait laissé ça pour toi, j’avais oublié de te le donner, je l’ai retrouvé dans un carton ». Elle a eu envie de pleurer et de mordre.

• 0139 Pedro lui a parlé aussi d’Orwell et de London. Et d’Angela Davis.

• 0140 rien de ce que fait Pedro n’est lié au hasard

• 0141 où est-il? 

• 0142 c’est difficile de choisir. Comme souvent, c’est l’écriture elle-même qui en s’écrivant dira ce qui est

• 0143 même si en tant qu’auteur, c’est à moi de dire où il est, s’il est mort ou s’il est dans un EHPAD, à parler révolutions avec Edgar Morin par exemple et à s’engueuler autour de la pertinence de recourir à une rhétorique marxiste, devant des aides-soignantes qui les prennent pour deux fous, de vieux fous affaiblis mais des fous

• 0144 elle écoute les voix (Pedro n’est jamais loin, elle l’imagine sur le banc dans son dos à regarder l’étang)

• 0145 elle est sur une plage

• 0146 je sais où est la plage

• 0147 je l’ai déjà décrite, comme une carte postale

• 0148 un cadavre à été découvert sur cette plage où rient les femmes qui parlent en espagnol 

• 0149 (ça change de l’anglais comme langue commune)

• 0150 elle tend l’oreille (elle n’a jamais compris cette expression « tendre l’oreille », quand on la lui a expliquée, elle a répondu « j’écoute attentivement, je ne tends pas l’oreille ». Et elle a ri).

• 0151 elle tend l’oreille parce qu’il est question de prison, de femmes en prison.

• 0152 l’autrice (celle qui parle avec l’accent argentin) a écrit un livre sur son expérience carcérale

• 0153 une des metteuses en scène (il y en a plusieurs mais visiblement c’est elle qui assure la direction de la création, même si elle parle peu) fait des propositions, pour la prochaine création avec trente nouvelles femmes qui racontent leur enfermement à partir du livre de l’autrice. 

• 0154 chaque fois ce sont des femmes différentes qui jouent l’adaptation dans un pays différent, le Brésil, le Mexique, l’Équateur, etc., avec juste quelques actrices qui assurent la colonne de la pièce (la Chilienne et l’Équatorienne) et une Française et la Brésilienne pour la prise de vue

• 0155 elle a envie de demander si ça s’est joué en Bolivie, elle se sent prise d’excitation

• 0156 elle est prête à proposer que ça se joue à la Paz, dans la prison de San Pedro et aimerait dire qu’elle veut jouer aussi, elle jouerait son propre rôle (elle le pense très fort mais elle se tait, timide comme une migrante sans papiers)

• 0157 dans chaque ville, le recrutement est large, et nombreuses sont les femmes qui ont joué la pièce sans être actrices

• 0158 jusqu’où dois-je aller dans la description de ce qui, dans le texte que je vais écrire

• 0159a si j’arrive à l’écrire (Doux Jésus, faites que je l’écrive aurait dit ma grand-mère)

• 0159b le fragment ci-dessus était une parenthèse, comme celui-ci, pour bien saisir la phrase qui suit, relire le fragment • 0158

• 0160 ne sera qu’un prétexte à la rencontre, entre elle et ce groupe de femmes parlant espagnoles sur une plage du midi?

• 0161 le cadavre que l’on va retrouver dès le premier chapitre sera un hommage à une personne dont on a véritablement retrouvé le cadavre dans les mêmes conditions

• 0162 c’était horrible

• 0163 j’ai pu voir sur internet des images du corps, des commentaires (en espagnol). On a retrouvé le corps à Guadalajara.

• 0164 Il n’y aura rien sur Guadalajara. Juste un clin d’oeil vers

• 0165 dans chaque chapitre je glisserai une phrase d’un texte que j’aime

• 0166 ça commence à être long tous ces alinéas, mais ça sert

• 0167 vous ne le voyez pas, mais ça me sert, je vois des choses s’avancer, se mettre en désordre, comme dans la vraie vie

• 0168 « le mur blanc du voisin au fond du jardin », qu’est-ce qu’on peut bien faire d’une phrase pareil?

• 0169 elle est orpheline

• 0170 elle se demande ce que ça fait d’avoir des parents (ses parents)

• 0171 tout à l’heure, quand je l’ai écrit, elle a eu une crise de panique. Et si son père avait violé sa mère? 

• 0172 pour moi, ce n’était rien de l’écrire, mais pour elle…

• 0173 « les mecs, ils baisent et ils se cassent. Moi, je baise et je me casse. Où est le problème? » a-t-elle dit un jour

• 0174 elle sent souvent le désir d’être contre un corps, de s’y blottir

• 0175 elle ne supporte pas qu’on la touche

• 0176 je me demande si l’éditeur me laissera mettre un exergue en tête de chaque chapitre

• 0177 ça ne se fait pas?

• 0178 qu’est-ce qui se fait?

• 0179 et pourquoi?

• 0180 elle ne fait rien si elle n’a pas compris pourquoi le faire

• 0181 elle n’est pas violente mais elle peut utiliser la violence. Elle connait les parties du corps qu’il faut toucher pour faire mal

• 0182 elle fait des fautes quand elle parle mais quand elle écrit, elle adopte un français simple mais précis

• 0183 j’aimerais bien arriver à écrire comme elle

• 0184 elle est nourrie au wokisme et à l’intersectionnalité.

• 0185 c’est pour ça qu’elle est radicale

• 0186 parce qu’elle voit plein de choses que la majorité des personnes ne perçoivent pas

• 0187 elle est tout à fait capable d’identifier ce qu’est un privilège et un préjudice (quand on a passé les seize premières années de sa vie dans la prison de San Pedro, pour le savoir pas besoin de lire Crenshaw )

• 0188 je travaille à une cartographie des détails du corps, de la motricité ordinaire 

• 0189 elle est très sensible aux oiseaux (on n’est pas descendante des sorcières sauvages pour rien)

• 0190 elle peut passer des heures à regarder les mouettes

• 0191 les oiseaux ont leur place sur une page de roman comme dans les ciels, peut-être même davantage

• 0192 « il n’y a plus d’oiseaux dans le jardin » m’a dit ma mère au téléphone cette semaine. « Il aimait beaucoup regarder les oiseaux ton père ».

• 0193 je mets des oiseaux dans ce que j’écris, pour qu’il y ait toujours des oiseaux, dans les jardins comme dans les prisons où ils ne sont plus

• 0194 elle connait quelqu’un qui picole (mais il ne le sait pas ou il ne le dit pas ou il ne l’accepte pas ou il en a honte)

• 0195 elle ne lui dit rien, mais elle sait qu’il aimerait bien arrêter

• 0196 je me pose la question des lieux

• 0197 j’en ai déjà identifié quelques uns

• 0198 il me faut tisser le lien entre eux (pas seulement la liaison, parce qu’il y a des lieux où il est compliqué de se rendre, il n’y a pas de TGV – ce qui fait que les Parisiens pensent que c’est le bout du monde), et parfois, ces lieux n’existent pas

• 0199 elle a une cicatrice, je crois que ne l’avais pas encore dit. Et un tatouage

• 0200 des notes, j’en ai des tonnes

• 0201 ce qui est difficile, pour moi, c’est la structuration. Il faut que les choses s’enchaînent logiquement mais je suis meilleur en fragments

• 0202 ça tombe bien, il m’en reste 798

7 commentaires à propos de “#rectoverso #15 | plus que 798”

  1. ah ça a l’air libérateur cet exercice, je vais m’embarquer (en plus je me sens super impliquée d’un coup ahaha :))

    ai vu Olivia Rosenthal performer une partie de son texte, ça fait aussi son petit effet (tu trouves sur youtube)

    Merci Philippe et curieuse de ce que va devenir ce chantier !

    • Forcément tu es impliquée 😉
      Tu vas voir, ça devrait te permettre de rassembler plein de choses. Je l’ai fait d’une traite mais il y a de quoi tout reprendre rigoureusement et ça va donner quelque chose qui nous échappe mais qui vient de nous

      • Quelque chose qui nous échappe mais qui vient de nous : tout se tient dans cette phrase. Merci de l’avoir formulé

  2. « Dès que j’écris un mot, tous les savoirs du monde m’appellent »
    oui on a vraiment le sentiment d’une source intarissable et c’est quelque chose de formidable…
    j’ai aussi lu d’une seule traite…

    • Tu sais, Françoise, que c’est vraiment ce que je ressens. Chaque mot appelle le monde.
      Merci pour ta lecture

  3. C’est déjà passionnant, un infra(?)para(?)texte qui devient lui-même texte.