15 Parler de lui sans jamais le nommer
16 De quoi veut parler mon roman ? Je le sais, mais n’ose pas.
17 Bon, prenons la question sous un autre angle, déplaçons le tabouret dirait Pierre Michon. À quoi sert mon personnage ?
18 À transmettre des émotions, à revivre à travers lui mes émotions. Je les revis si bien qu’il m’arrive d’être remuée en les décrivant. Je les observe, je les sens, je les goûte.
19 Une émotion a-t-elle des sens ? Le personnage en a, mais l’émotion ? Si c’est une vraie émotion, pas un petit frémissement de rien du tout, s’il s’agit d’une émotion totale, elle affecte tous nos sens, elle s’abandonne à tous nos sens, elle les devient.
20 Mon personnage est une émotion, il ne cherche pas à dire mes valeurs ou mes contre-valeurs, il se contente de vivre sa vie.
21 Il y a un film de Jean-Luc Godard qui a ce titre « Vivre sa vie ». C’est dans ce film que Ferrat a chanté pour la première fois « Ma môme ». Et j’crois bien qu’la sainte vierge des églises/ n’a pas plus d’amour dans les yeux / et ne sourit pas mieux quoi qu’on dise.
22 On aime ces chansons qui parle de bars, de filles, d’amour toujours ou d’amour perdu, servies par des voix chaudes qui savent articuler les paroles. Pas comme celles de nombre de chanteurs actuels dont on ne comprend pas le galimatias. « La boîte à matelots », vous connaissez ? La servante est sans manières/ la patronne est sans façons / leur vertu n’est pas austère / y a d’l’amour et des chansons. « Leur vertu n’est pas austère », admirable, il y a des trouvailles langagières dans ces chansons-là.
23 Langage, ramage, plumage. Il y aurait 1240 mots qui se terminent par age. De quoi faire des rimes. J’aime la langue populaire tout autant que la langue littéraire : ramage pour désigner le chant des oiseaux, ça vous a un petit air désuet et précieux, ça vous évoque des volières, des volatiles empaillés, des cabinets de curiosités. Dans un caboulot, on dirait plutôt tapage ou bavardage. Il faut utiliser le mot juste, celui qui s’accorde à la circonstance et à la phrase. Question d’ambiance, d’assonance, d’allitération, de rythme.
24 Il y a aussi courage, agir avec le cœur. Il en a fallu à Rosalie.
25 J’aime travailler mes phrases. J’écris un paragraphe d’un premier jet, puis j’y reviens sans cesse pour l’améliorer jusqu’à ce qu’il sonne comme je veux l’entendre. Je peux passer deux ou trois heures sur un seul paragraphe. Pas pour le plaisir du lecteur, pour le mien. Je pars du principe que si j’aime ce que j’ai écrit, d’autres l’aimeront aussi. Pas tous, selon l’adage « on ne peut pas plaire à tout le monde ».
28 Mais d’où me vient ce penchant pour les choses populaires qui faisait dire à ma mère que j’avais mauvais goût. Ah, ce café, je le revois ! Quand j’étais petite, je m’arrêtais devant tous les jours, en rentrant de l’école, pour écouter, fascinée un accordéoniste aveugle. Le temps a passé, l’accordéon me touche toujours autant, il me vrille les tripes. Depuis quand aimer l’accordéon serait avoir mauvais goût ?
45 « À l’heure ou blanchit la campagne », je la connais cette heure-là. C’est celle où je me lève dans une maison endormie. Je sors dans le jardin. La chouette effraie, locataire du pigeonnier, chuinte une dernière fois dans la nuit qui s’enfuit. Je suis la seule à regarder la lune pâlir à la gauche du grand cèdre, la seule à sourire au lièvre qui détale, la seule à entrevoir le trafic matinal des merles et des corneilles. Les palombes roucoulent déjà. Le pic-vert s’égosille aux alentours ; l’espace lui appartient. Ah, le loriot ! Celui-là, on ne l’entend pas souvent.
46 Je voudrais être une huppe, une femme oiseau à la belle coiffe, au long bec recourbé. Il y en a une qui sautille sur le gravier, là devant moi : « un, deux, trois soleil », elle s’arrête, ne bouge plus. Même son œil est immobile, elle retient l’instant. Elle repart, « un, deux, trois soleil », dans l’odeur du tilleul, délicate à cette heure, mais qui, on le sait, deviendra prégnante à midi.
47 Je n’ai pas pu écrire à l’aube, selon mon rituel journalier. Des préoccupations domestiques ont, dès mon lever, perturbé l’écoulement de mon temps. J’en reste affectée. Il est 19 heures, je dois écrire, je le dois, je le dois à mon journal — comment y laisser un blanc à la date du 15 août —, je le dois à moi-même, je le dois. Je m’assieds à ma table de travail dans l’obscurité qui vient. Mais comment trouver le lâcher prise nécessaire à l’apparition de la moindre idée devant une injonction pareille.
48 Comme Flaubert j’ai le souci de la beauté. Une véritable obsession. Quel orgueil de se comparer à ce grand écrivain ! Je ferme les yeux, tente un exercice de respiration pour me rassembler, me relier, rejoindre ma source. Petit à petit, le calme revient et mon souffle se fait silencieux. Je suis aux aguets. Aux aguets du mot qui pourrait venir, qui vient.
49 Pour écrire, il faut être à la fois très humble et très orgueilleux. Se lancer, voilà le plus difficile. Choisir un mot, un deuxième, un troisième. Encore un, puis un autre. La phrase se fait. Pas terrible. Ne pas se juger, c’est le moment de se faire confiance et de continuer humblement, laborieusement.
…
98 Il faut que la phrase me caresse, me console. Je ne pleure pas, j’écris / Je fais des ronds dans l’eau / Je fais danser le monde/ Des milliers de larmes de ma besace, / Les vieilles, les neuves, les ancestrales / Je fais des averses, des cascades/ Des torrents pour faire la lessive /Pour rafraîchir mes tempes, / Pour faire revenir le soleil, / Je mets du rouge, du zinzolin, de l’or / Je ne pleure pas, j’écris.
99 À travers les fenêtres, le jardin et, au-delà du jardin, là-haut, au sommet du coteau, le ciel se met à flamboyer, embrasant les pierres du vieux moulin. C’est un triomphe, une apothéose, le bouquet d’un feu d’artifice. Les nuages baignés de lumière dessinent des tableaux vivants et chimériques. Les Fireworks de Haendel qui seraient silencieux ! Car toute à la contemplation de la beauté, je n’entends aucun des bruits de la maison. Le ciel se pare de couleurs chaudes et vibrantes. L’or, l’orange, le rouge se mêlent aux roses et aux violines et descendent la côte pour éclairer le jardin, dans lequel les ombres s’allongent. Les oiseaux filent dans l’incendie pour rejoindre leurs abris nocturnes. Une lumière dorée ruissèle dans la maison, elle pénètre jusques aux tréfonds de mon être. Instant de jubilation, d’extase, d’arrachement au temps et à la mort pour célébrer la vie. Le spectacle éphémère prend fin. Je ne distingue plus le moulin. Une douce tranquillité s’installe.
100 Je ne vois plus le moulin, mais lui me voit. Il est mon surmoi. Un surmoi plutôt sympathique, pas tyrannique du tout. Beaucoup moins que ma mère. J’ai gagné au change.
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150, Mon écriture n’est pas silencieuse. À tout moment, lorsque j’écris, j’entends ma voix, le grain de ma voix. Mon écriture serait-elle plus vocale que celles d’autres ? Je suis chanteuse, j’ai toujours beaucoup chanté, je suis liseuse aussi. Aujourd’hui encore, je lirai des poèmes à un petit groupe d’amateurs. Il se dit que j’ai du talent pour cela. Lire à haute voix est un art. Pour moi, le lecteur doit s’en tenir au texte et rien qu’à lui. Il faut se contrôler sans cesse, rester sur le qui-vive. Ne jamais en faire trop, ne jamais en faire même. Le lecteur à haute voix n’est pas un comédien.
151 J’ai oublié ce que disait mon numéro 1. Le jeu est de continuer, alors continuons
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210 Ton histoire, reviens à ton histoire
211 Ce sera l’histoire d’un moulin et d’une famille qui vit dans son ombre.
212 Le moulin sera le personnage essentiel. Cette idée-là, je la tiens, j’ai aussi mon personnage, Étienne. J’en sais beaucoup sur lui, son côté peuple et son côté fils de famille. Son naturel qui le met à l’aise partout et en toutes circonstances. Tout ce que j’aime chez un homme. Mais cela ne suffit pas. Il me faut toujours deux idées qui s’entrechoquent pour faire une histoire originale.
213 J’ai le lieu, un lieu magnifique, un paradis dont je connais l’histoire dans ses grandes lignes. Je peux me documenter sur ce qui viendrait à me manquer. La campagne, la vie à la campagne, celle d’autrefois, celle de maintenant. Je maitrise assez bien. Mais cela ne suffit pas.
214 Il y a aussi la passion de l’élevage des bonsaïs d’Étienne. Son intérêt pour la culture asiatique. Les ponts entre l’Orient et l’Occident. Je pense au livre de François Cheng Le dit de Tianyi, à celui de Yukio Mishima Le tumulte des flots. Celui-là, c’est à cause de la notion d’innocence. J’ai aussi mon histoire avec l’Indochine coloniale qui n’est pas étrangère à mon intérêt pour l’univers de Marguerite Duras. J’y ai déjà consacré trois livres. Il serait temps de passer à autre chose. N’empêche que c’est là, que je ne peux m’y soustraire au risque de m’absenter de moi-même. Tout cela ne suffit pas à faire un nouveau livre.
215 D’ailleurs faut-il en faire un ?
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300 Ce serait l’histoire d’un moulin. Tout commence derrière le moulin, à cause de la brise qui y agite l’herbe fraîche et dense. Évidemment, il y a l’affaire de la grossesse de Rosalie. Vais-je oser parler de ce qu’il lui est arrivé. Et des ravages d’une éducation religieuse aux principes strictes. Ça pourrait être utile à beaucoup de jeunes filles. Que disent les programmes de l’Éducation Nationale à ce propos ? Rien à ce que je sais. Je l’ai vérifié en interrogeant mes petites-filles. J’en ai quatre. J’en ai profité pour les informer.
301Tout ce qui concerne les affaires du corps, du corps intime, m’intéresse.
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320 Reste la forme, tant que je n’aurais pas trouvé la forme, le livre restera une compilation de fragments disparate. En organisant cet assemblage de textes, ne pourrait-on pas faire un livre ?
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350 Ce serait l’histoire d’un moulin et d’un homme passionnément attaché à ce moulin pour des raisons que l’auteur et bientôt le lecteur voudraient bien connaître.
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999 Reste qu’écrire, c’est vivre avec soi et à côté de soi. C’est s’enfoncer dans l’inconnu, celui de soi et celui des autres. Et aimer cette particularité, cette pathologie qui n’est pas guérissable.
…
1000 Alors, chiche, allons-y, écrivons, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autre chose.
Beaucoup de questions et un joli moulin qui les abrite. Il sait les tourner, les retourner, en faire une histoire solide, je pense.
Merci, Louise, pour ta lecture. Le rectoverso 2025 m’a donné quelques réponses.
1.La piste du corps et de l’action me paraît toujours plus fertile que celle de l’émotion.
2. Ah l’écriture quotidienne du journal… que faire avec les jours sans entrée? Longtemps j’ai eu peur qu’ils s’effacent ou plutôt qu’ils réduisent à néant ce qui se cachait derrière cette volonté d’écrire chaque jour…
3. Il faut parler des choses qu’on n’ose pas, sinon on ne dit rien.
Bon vent Émilie
Les commentaires sont aussi porteurs que les textes. J’emprunte donc à Emilie si elle le permet les conseils d’Emmanuelle. Je vais mâcher longtemps sa réflexion sur le journal quotidien et sa crainte que les jours sans entrée ne s’effacent. Vertige sur le fil ?
Un bon procédé pour évacuer les souvenirs dont on ne veut pas : ne pas en parle, encore moins les écrire. Ainsi se fait l’Histoire.
Le fil est un de mes sujets préférés… Dans une séance de l’atelier (#Pousserlalangue #02 https://www.tierslivre.net/ateliers/proposition-02-un-parpaing-de-phrase/), c’est le mot que j’avais choisi pour ponctuer les phrases. Depuis, j’ai pu réaliser à quel point il était central dans ma perception du monde et, peut-être, dans ce qui touche à la structure…
https://www.emmanuellecordoliani.com/fil/
Mais au-delà de ces ramifications, constatons que les jours raccourcissent et que certaines choses nécessitent un silence et une obscurité avant de percer le sol. Quelquefois, le journal est un battement de coeur : sa régularité et son égalité font santé. D’autres, le journal est un arbre qui pousse de nous vers le haut et le bas.
Merci de m’amener à réfléchir à ça, chère Cécile.
Merci de tes conseils très judicieux, Emmanuelle. Je m’en souviendrai.
Je vois que vous aussi, Emilie, avez des chansons plein la tête. Des chansons et des histoires.
(J’ai publié avant de vous lire… ce petit commentaire en début de lecture. j’y retourne!)
Et moi je vous ai lu et commenté avant de lire votre commentaire. sur mon travail. Et maintenant j’espère un nouveau commentaire de vous.
Ton univers est là . Le moulin , ces personnages , cette nature, ces caractères , la musique, les odeurs ,
la forme ? est déjà là aussi . Tu n as rien lâché sur cette saison , je t ai lu pas à pas. Magnifique . Il faut poursuivre …
Bises
Merci Carole. Oui, j’ai réussi à consacrer toutes mes réponses aux propositions à l’histoire d’Étienne et de son moulin. Je suis contente.
Une très profonde et très personnelle réflexion sur l’écriture qui ouvre pour chacun la boîte à outils. Je retiens pour mon propre compte le fragment 47 : « Je n’ai pas pu écrire à l’aube, selon mon rituel journalier… » comment écrire c’est passer de l’impossibilité d’écrire à son écriture même (Proust). Et au cœur de votre texte il y a le Beau majuscule avec le 45 : « Je sors dans le jardin. La chouette effraie, locataire du pigeonnier, chuinte une dernière fois dans la nuit qui s’enfuit. Je suis la seule à regarder la lune… » le lisant, on a envie de l’apprendre par cœur comme à l’école « Demain dès l’aube… » . Merci, merci et merci d’aller aux mille, ne serait-ce que pour vous !
Merci de m’avoir lue, Serge, et merci pour votre commentaire. Cette #15 m’a bien embarrassée. Elle appelait à se dévoiler davantage que les autres. C’est ce que j’ai tenté de faire. C’est pourquoi j’y ai mis l’extrait d’un de mes poèmes « Je ne pleure pas j’écris », et un morceau de ma prose sur le jardin.Cela me touche que vous trouviez que cet extrait sonne comme une poésie d’école à apprendre et à dire.
oui mille fois oui! écrivons car comme dans la chanson de matelots ( un délice et l’accordéon quel instrument !!)
« Qu’importe demain…Le coup du destin »
Merci à toi et bon vent pour le Moulin !
Ecrivons pour mieux éprouver notre vie. Elle est bien plus vaste que ce que nous imaginons. Et merci d’aimer « La boîte à matelots ».