# rectoverso #4 | Béatitudes

La route déserte s’étend à perte de vue, avec des montagnes au loin. Un homme, la quarantaine, disons, se tient appuyé contre une voiture arrêtée sur le bas-côté. Jean, chemise à carreaux ouverte sur un t-shirt blanc, une bière à la main. Mais si tu veux mon avis, il était pas comme ça, en vrai.
— Qui ça ?
— Moriarty.
— Hein ?
— Tu me demandes, je te réponds : Dean Moriarty, l’alter ego de Neal Cassady, le héros de Sur la route, le bouquin de Kerouac. Il ressemblait pas du tout au type dessiné sur la couverture de mon exemplaire, acheté en anglais s’il te plait, chez WH Smith, Rue de Rivoli. Celui-là, je le garde précieusement… Pardon ? Non, non, je ne le lis plus. Enfin, quelques pages, de temps en temps… Pour me souvenir qui j’étais, tu vois… D’où je viens, plutôt… C’est ça que tu veux savoir, non ? Bon, Cassady, il était beau et sauvage comme un dieu, fou sans doute, épris de littérature… mais il n’a presque rien écrit. Son œuvre, c’était sa vie. Un type qui a fasciné aussi bien Kerouac que Ginsberg ou Burroughs.
— Et toi, on dirait !
— Oui, forcément… Tiens écoute : I first met Dean not long after my wife and I split up. l’incipit de Sur la Route. D’autres ont Proust et son longtemps je me suis couché de bonne heure…, moi j’ai Kerouac. Kerouac vénérait Proust, remarque. Il avait la prétention d’écrire un truc aussi fort que La Recherche. J’y viendrai, à Proust. Comme tout le monde. Mais plus tard. Kerouac, c’est ma grande histoire. Errer dans la nuit américaine : lui, encore ! Et si tu veux savoir, ce qui grouille profond en moi, c’est tout entier dans cette phrase… Et Kerouac, mine de rien, c’était un passeur. C’est lui, le premier, qui a su me parler de Baudelaire, d’Hugo, de Balzac. De Céline et de Proust, donc…. Lui aussi, plus sûrement que d’autres, pourtant plus proches de moi géographiquement, qui m’a donné le goût de l’errance, de la dérive, avec ses clochards célestes ! Et c’est lui, et c’est pas rien, qui m’a convaincu que non seulement je pouvais écrire, mais que j’en avais le droit, un droit imprescriptible même !…
Et puis je me reconnaissais dans le bonhomme, dans ses échecs. Si lui pouvait tomber et se relever, je le pouvais aussi. Quand il enregistre ses poèmes avec Zoot Sims et Al Cohn, pour lui, c’est important, mais les deux autres, ils s’en foutent. Ils n’écoutent même pas les textes qu’il lit, ils s’en foutent de cet écrivain qu’ils ne connaissent pas et qui prétend connaître le jazz. Ils prennent leur pige, jouent les notes et s’en vont. C’est dur pour Kerouac, mais il grave quand même ses disques. Les petites humiliations, j’en ai eu ma part, crois-moi.
— OK, OK, Kerouac… mais vraiment, Kerouac ? Tu n’as pas mieux à m’offrir ? Il y a bien des trucs de l’enfance qui ont été des déclics, non ? Tes cahiers, là, t’as bien dû noter des choses…
— Bon, mes carnets alors, voyons… Tiens, des poèmes ! J’en apprenais un par semaine, à l’époque… Verlaine, Apollinaire.
— D’autres ?
— Ouais, Reverdy. Aragon.
— C’est tout ?
— Non, Baudelaire. Hugo. Char. Eluard. Claudel… J’avais oublié Claudel, tiens… L’automne aussi est une chose qui commence. Pas mal, non ? Pas ton truc, hein ? Gainsbourg : écoute mon cœur qui bat, laisse-toi faire… Pas ton genre non plus, de te laisser faire ! Bon, l’enfance… « Je ne garde de mon enfance que des images fixes, celles-là même vues dans les albums de famille. Pour le reste, rien. Il y a, au seuil de mon adolescence, un voile opaque qui m’interdit de croire que j’ai véritablement été ce petit garçon blond et joufflu qu’on m’a décrit tant de fois… » C’est dans mes cahiers, ça, tu vois. Peut-être qu’il ne faut pas trop creuser l’enfance, hein ? On ne sait jamais ce qu’on va déterrer…
— Quoi d’autre ?
— Oh ! Tu me fatigues, à la fin ! Les Beatles, voilà. Les comics américains. Rue Emile Allez, dans le 17e, il y avait une toute petite boutique, un bureau au fond avec la caisse, un fauteuil collé à la vitrine, et partout, du sol au plafond, des comics en version originale. J’étais fourré là tous les mercredis… Hmmm ? Mais si, bien sûr que ça compte !
Paris plus encore que les comics, remarque… Quand j’étais petit, on habitait juste à côté de la Place de Clichy. Il y avait une chambre de bonne, incluse dans le bail. Oui, un peu comme la mienne aujourd’hui. J’avais eu le droit d’y installer mes affaires. Quelles affaires ? D’après toi ? Mes livres, mes B.D., je passais des heures là-haut, à m’imaginer seul au monde, seul avec mes bouquins… L’hiver, crois-moi, ça caillait, mais j’avais une couverture et je lisais, et quand je levais les yeux vers la lucarne, le bleu du ciel, c’était quelque chose… Mais pourquoi tu me demandes tout ça ?
— Parce que je t’aime, idiot ! Allez, va écrire maintenant !


Alan Ginsberg — Heroic Portrait of Jack Kerouac, New York, 1953

A propos de Philippe Castelneau

Ma mère, professeure de danse, à l’adolescence, je me rêvais directeur de revue. Finalement, ayant aussi le goût des livres, plus tard je contribuais à créer une revue littéraire : La Piscine (aujourd'hui disparue). Je vis à Montpellier où je suis libraire. Ce métier me permet de partager quotidiennement ma passion pour les livres, tout en poursuivant mes activités d’écrivain et de photographe. Mon site : https://philippe-castelneau.com

8 commentaires à propos de “# rectoverso #4 | Béatitudes”

  1. Je suis sous le charme de ces évocations. là où l’enfant, l’adolescent, le jeune homme se cherche et se nourrit de livres, de poésie, de BD, de musique.
    De plus, la fin du périple sonne merveilleusement bien.

  2. Que du beau monde dans ces emprises qui laissent au dedans de nous des traces indélébiles. On y revient toujours. Sans jamais oublier le ciel bleu. Dans vos mots tout cela se répond et s’harmonise. Beau travail de mémoire !

  3. Bonjour Philippe,
    j’ai beaucoup aimé cette ballade américaine, comme une musique, qui fait naître tant d’images.et le dialogue avec cette façon un peu bourrue de rechigner « |…| Peut-être qu’il ne faut pas trop creuser l’enfance, hein ? On ne sait jamais ce qu’on va déterrer…
    — Quoi d’autre ?
    — Oh ! Tu me fatigues, à la fin ! «