#rectoverso #6 | Scène de la vie de province – La femme de trente cinq ans

Derrière ma fenêtre, je peux les voir, la nuit. La place est bien éclairée, et moi, je suis dans le noir. Je les observe. Comme eux, ils me surveillent. Ils parlent de moi, quand ils se retrouvent le samedi soir pour dîner. Entre eux. Dîners où je ne suis jamais invitée. Eux, ce sont les gens bien, mariés, commerçants, pharmaciens, directeur de caisse d’épargne, petits notables, petits bourgeois… Eux aussi, ils pratiquent l’adultère, mais sous couverture. Respectables, ils sont res-pec-ta-bles. Ce n’est pas mon cas.
J’ai éteint les lampes du salon. Le conseil municipal n’est pas encore terminé. D’ici, je peux voir les lumières de la salle du conseil au premier étage de la mairie qui filtrent à travers les rideaux mal fermés. Ça veut dire que j’ai encore du temps pour moi et que René ne passera pas au moins avant une heure, pour, comme il dit en clignant de l’œil, « prendre sa verveine » avant de rentrer chez Monique, sa femme.
Quoique… ces derniers temps, en guise de « verveine », il se contente de plus en plus souvent d’une vraie tasse de tisane. Il vieillit, René. Il n’a pourtant que cinq ans de plus que moi, mais il a beaucoup grossi et il s’essouffle. Il n’a jamais été une affaire au lit, mais là… je ne m’en plaindrais pas si ça ne rendait pas encore plus long et besogneux l’exercice. Le mieux, si je veux l’éviter, c’est de le faire parler ; il adore bavarder, cancaner, raconter les petites histoires qu’il a glanées au conseil, et surtout parler de lui et de ses affaires. Soudain, il se rend compte de l’heure et file en vitesse après avoir avalé sa tisane et un petit verre de remontant. Du cognac, ces derniers temps, un vingt ans d’âge offert par un de ses clients.

Je tire les doubles rideaux et je rallume la lampe. Je vais continuer ma lecture, un roman de Balzac. Ça se passe dans une petite ville de province, un peu comme ici. Il y a un petit monde de notables locaux, et je leur donne les visages de celles qui entrent dans ma boutique et de ceux que je vois passer devant ma porte, que René invite parfois à venir prendre un verre chez moi. il m’a installée, comme sa maîtresse officielle, exactement comme dans ces romans. Je ne suis jamais invitée chez eux, bien sûr. Moi je suis « Back street ».  Un autre roman que j’ai lu récemment. J’ai hérité de tout un lot de bouquins que m’a laissé un prof du collège, le prof de français de Jean-Maurice, le fils adoptif de René. Après son année de purgatoire ici (il avait épousé son élève, une gamine de seize ans), il est reparti à Angoulême. René avait hébergé le couple un temps, quand ils étaient arrivés. Il avait amené le type chez moi une fois, on avait parlé romans. il était revenu à la boutique sous prétexte d’acheter de la laine à tricoter pour sa femme, qui devait rester allongée pendant sa grossesse. En fait, c’était pour coucher avec moi. Ça n’était pas trop mal, mais pas question d’entreprendre une liaison avec lui. Ma vie est assez compliquée comme ça. Au moins, il m’a laissé ses livres, et de ça, je lui suis reconnaissante. Il y en a plusieurs cartons, surtout des poches, des classiques, Balzac bien sûr, c’est mon chouchou du moment, je dévore ses romans, et aussi Stendhal, et Maupassant, et des romans contemporains français et américains.

René… Il m’a offert sécurité et confort. Il est plutôt gentil, égoïste comme tous les hommes, mais il pouvait être drôle. Après la mort de Jean-Pierre, il s’est démené pour me faire avoir une pension de veuve de guerre. Mais il a eu beau faire jouer ses relations, maire, conseiller général, député, amis de la préfecture, rien n’y a fait. Il n’y a jamais eu de guerre en Algérie, juste des « événements », des opérations de maintien de la paix. Donc Jean-Pierre n’est pas mort à la guerre, je ne suis pas veuve de guerre et je n’ai droit à rien. Point.
Tout à l’heure, j’ai entendu à la radio la chanson des Parapluies de Cherbourg, « Oh mon amour, ne me quitte pas… » et j’ai fondu en larmes dans la cuisine. Comme lorsque j’ai vu le film dans un petit cinéma, un après-midi à Paris. Je ne pouvais pas m’arrêter de pleurer. C’est mon histoire. L’héroïne est blonde et je suis brune, tout n’est pas identique, mais quand même, c’est mon histoire.
On venait juste de se marier quand Jean-Pierre, il était mécanicien aussi, comme le gars du film, il travaillait dans l’entreprise de transports de René, quand il a été appelé en Algérie. Il n’est revenu qu’une fois en permission, et j’étais enceinte de sept mois quand j’ai appris sa mort. Accouchement prématuré le mois suivant. La petite n’a pas survécu. Trop fragile, a dit la sage-femme. Elle était pourtant si mignonne, parfaite, blanche comme une poupée de cire.

René a été très gentil, je dois le reconnaître. Il aime les enfants et ne parvenait pas à en avoir avec Monique. Il m’avait prise sous sa protection et ce bébé, il l’attendait comme si ç’avait été le sien.
Je me suis toujours demandé si ce n’était pas moi qui lui avait refilé les oreillons. Il avait quinze ans, et moi dix. J’étais venue après l’école chercher ma mère qui était servante chez eux. Elle finissait à six heures et je l’attendais dans la cuisine. René est entré, il devait se chercher quelque chose à grignoter. Il a essayé de m’embrasser, en fait, il m’a embrassée, sur la bouche. Je ne voulais pas mais je me suis laissée faire, je n’osais pas crier, j’avais peur que sa mère nous surprenne. Quelques jours après, j’avais les oreillons. Lui aussi. Bien fait!
Sa mère, Armande, c’était une vieille peau de vache. Toujours à redire à tout. Toujours un mot désagréable. Une fois, elle avait trouvé que ma mère n’avait pas assez bien nettoyé les marches de pierre de la grande entrée. Elle l’a obligée à recommencer et à gratter les pierres avec une brosse à dents. Vieille truie ! Ironie de la vie, elle est morte deux jours après ma mère. Et elles ont été enterrées le même jour. Évidemment, ça n’a pas été la même cérémonie. Le service des pauvres pour ma mère, même si le vieux Maurice avait fait envoyer des fleurs, en bon patron soucieux de ses employés.

C’est quelques mois après que René m’a installée dans cette maison, avec la boutique au rez-de-chaussée. Ça va bientôt faire quinze ans. Monique n’y vient jamais, évidemment, mais toutes ses bonnes amies trouvent toujours un prétexte pour venir. Voir à quoi je ressemble, comment je m’habille, si je n’aurais pas un peu grossi, est-ce que je ne serai pas enceinte, des fois? Elles se sentent obligées d’acheter quelques pelotes de laine. Je doute qu’elles passent beaucoup de temps à tricoter, mais sait-on jamais?

Je ne dirai rien ce soir à René. Il est tard, et je ne tiens pas à ce qu’il fasse une scène. Et puis je veux prendre certaines dispositions d’abord. J’ai bien rangé la lettre, celle qui m’annonce que j’ai réussi le concours et que je commencerai dans deux mois comme agent du Trésor Public dans la ville de R***.  Il ne sait pas que j’ai passé ce concours. Je lui ai raconté que j’allais à R***  pour quelques examens à l’hôpital, un truc de femme. Il n’a pas insisté, les hommes préfèrent ignorer nos problèmes de ventre. Mais j’allais vraiment passer un examen. J’y suis retournée pour l’oral, j’ai servi à René la même excuse.
Je vais liquider le stock de laine du magasin, sous prétexte de soldes. Comme il a mis le bail à mon nom, afin d’arranger sa comptabilité, celle qu’il me demande de lui tenir (et ça lui permet de donner à Monique une bonne raison de venir chez moi), je crois qu’il sera raisonnable et ne fera pas trop d’histoires. Avant toute chose, je vais me trouver un petit appartement à R***. Le meubler, même de peu. Laisser ici ces meubles qui viennent de sa mère, la vaisselle, qui vient de sa mère, et lui. Je ne le déteste pas, non, je ne lui en veux pas, je ne peux juste plus le supporter. Je ne supporte plus son odeur, je ne supporte plus ses tics de langage, je ne supporte plus ses plaisanteries. Je ne supporte plus cette petite ville mesquine.
Mais j’emporterai les Balzac.

La voix des morts

Gisèle, ma mère est assise en face de moi, à la table de la cuisine. Elle me regarde préparer le café. Moi, dit-elle, avant de me marier, je le faisais « à la chaussette », en versant l’eau bouillante sur le café. Mais Tonio, ton père, me répétait que nous, les Français, on faisait vraiment un café de merde. Alors un jour, il a apporté à la maison une cafetière italienne. Je n’ai jamais su où il l’avait eue. Par un camarade retourné au pays pour des vacances, peut-être. Nous, des vacances, on aurait bien aimé. Ça m’aurait plus d’aller en Italie… mais on n’a jamais pu. Je vois que tu en as toujours une, de cafetière italienne. Ça sent si bon, le vrai café ! tu vois, ça fait même revenir les morts !
Pendant que je bois mon café à petites gorgées dans la tasse de porcelaine bleue, ce service que m’a donné René (Monique ne voulait rien garder de sa belle-mère), je me rappelle Armande, la hargne avec laquelle elle traitait ma mère. Est-ce parce que Maurice couchait sa servante? J’entends ma mère soupirer. Comme si elle avait eu le choix ! Elle travaillait chez les Desormeaux depuis la guerre. Et après la mort de mon père, en 1950, il fallait bien continuer.

Mon père, l’Italien… Un très beau brun sur sa photo de mariage. Maçon, comme son père venu reconstruire la France dans les années 20. Il avait demandé sa naturalisation dans les années 30. Devenu citoyen français, il avait été mobilisé en 39, fait prisonnier en 40, ce qui lui avait valu de passer cinq longues années là-bas très loin à l’est, à crever de froid et de faim. Quand il était revenu au printemps 45, il était amaigri et malade. Il avait pourtant voulu reprendre son travail. Un jour de pluie, il s’est effondré sur un chantier. Crise cardiaque, a dit le médecin. J’avais dix ans. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de lui. Je suis née en 40, il était parti quand je suis née. Je me souviens qu’il était content si je réussissais bien à l’école. Il avait du mal à lire, lui qui avait commencé à travailler très jeune. Je me rappelle qu’il avait réparé notre réveil. Il avait démonté toutes les petites pièces, les avait soigneusement rangées sur un journal, les avait remontées… et miracle, le réveil marchait à nouveau! Il retardait un peu, mais qu’importe ! Et j’entends encore sa toux, qui le déchirait la nuit, dans les mois qui ont précédé sa mort. J’aurais aimé le connaître mieux, être plus grande pour parler avec lui, apprendre avec lui à réparer les réveils…
Alors Gisèle a travaillé pour les Desormeaux, Maurice, Armande et leur fils René, à nettoyer leur belle demeure et les bureaux de leur entreprise de transports. Et puis Maurice n’était pas un mauvais patron. Il m’a aidée à poursuivre mes études pour être secrétaire après le cours complémentaire, et il nous embauchés, Jean-Pierre et moi. Et Armande était une teigne. Avec tout le monde. Avec Maurice en premier. Une bigote, aux lèvres pincées, qui ne supportait pas que Maurice affiche son amitié avec le maire, ce socialiste !
Et au fond de moi j’entends ma mère me jurer qu’elle n’a jamais couché avec Maurice quand mon père était en vie, ça jamais!

Et je me dis que j’ai répété avec René ce que ma mère avait vécu avec Maurice.

Jean-Pierre est allongé à côté de moi dans le lit. Il est content.. Il sait, les morts savent tout, tout ce qu’on veut bien leur confier, il sait que j’ai eu ce concours de la fonction publique, que je vais trouver un appartement, et que enfin, je vais changer de vie. « Tu as toujours été une tête. Je savais que tu réussirais. »
Je lui demande où est son corps, son vrai corps, celui qui me faisait l’amour et à qui je faisais l’amour. Son corps d’homme, jeune, chaud et fort, que je voudrais serrer contre moi. Il soupire, me répond qu’il n’a plus de corps, sinon il ne serait pas ici, à côté de moi. De lui ne restent tout au plus que des ossements. Où ? il n’en sait rien. Il est tombé dans une embuscade dans la montagne, quelque part dans les Aurès. On les avait amenés en camion. Seul le sergent avait une carte, et encore! que valait une carte là-bas ? Il n’y avait pas vraiment de routes, encore moins de panneaux indicateurs. Tout son groupe a été massacré avec lui. Disparu. C’est pour ça que l’armée n’a jamais rapatrié ses restes. mais qu’importe ? on pleure les morts, où que soient leurs restes. L’important, c’est de se souvenir d’eux. Tant qu’ils demeurent dans les souvenirs, ils peuvent continuer à nous visiter.

A propos de George Baron

J'aime la lecture, la SF et l'Oulipo. J'ai commencé à écrire, et plus j'écris, plus j'ai envie d'écrire. C'est la première fois que je m'inscris à l'atelier de François Bon, et j'espère bien aller jusqu'au bout de cette aventure.

14 commentaires à propos de “#rectoverso #6 | Scène de la vie de province – La femme de trente cinq ans”

  1. Alors là, Georges, chapeau bas c’est très réussi ! Une vraie fiction. Un personnage, loin de vous… Pas tant que cela sans doute. Nos personnages sont toujours un peu nous-mêmes .

    • Tous nos personnages ont des pilotis, dont on retrouve les traces dans les strates de nos vies.

  2. Qu’est ce qu’elle est bien cette histoire. Je vais la relire pour moins me perdre dans les personnages. Bravo et merci !

    • Balzac, notre mère* à tous et toutes. Même à ceux et celles qui disent le détester.

      * oui, mère, comme on dit d’une langue qu’elle est maternelle (et non paternelle).

  3. « Je lui demande où est son corps, son vrai corps, celui qui me faisait l’amour et à qui je faisais l’amour. Son corps d’homme, » quel texte ! quel roman ( les Parapluie les devantures et les fenêtres de province les hommes tisanes René Armande le Trésor Public la cafetière italienne les livres ) merci pour toutes cette voix et toutes ces vies, même mortes

    • Merci Nathalie.
      Il y a aussi ceux dont le corps est revenu de cette guerre qui ne disait pas son nom, mais qui étaient déjà morts…

  4. une histoire dans une histoire dans une histoire et l’Histoire qui les ficelle toutes. merci pour ce bel élan