Je repose le livre avec le visage déformé. Mon oreille a doublé de volume. Un filet de sang s’échappe en silence des commissures de mes lèvres et vient perler sous mon menton, au rythme d’un goutte-à-goutte sur mon tee-shirt autrefois blanc. Mon front est couvert d’égratignures comme si j’étais passé à travers un buisson de ronces la tête en avant. Mon cou. Mon cou est endolori comme si à la sortie des ronces, des mains avaient empoigné ma tête et avaient tenté de la détacher en tirant dessus et en la ballotant d’un côté à l’autre. Je suis assis dans un fauteuil le livre à la main. Je respire par saccades comme si j’effleurais un sanglot. Mais je ne suis pas triste.
Je n’ai pas mal. Je passe ma langue dans l’espace qu’une incisive a laissé sous le choc mais je n’ai pas mal. Je croyais avoir perdu un œil mais ce n’est qu’une dent. Je perçois un mince filet de lumière de mon œil tuméfié, je garde l’autre fermé par économie de gestes. Je redoute la lumière, je préfère l’ombre. Je préfère rester tapi derrière mes paupières dans mon intimité dévastée par le passage d’un ouragan. J’attends. Que mon corps, lentement, achève son inventaire. Et qu’il décrète, in fine, si je suis toujours en vie.
Je me souviens d’un long poème. Je ne me souviens pas des mots, je me souviens des coups. C’est une image gravée dans mon esprit. Près de la place Saint-Sulpice, sur un grand mur de pierres de taille, Le bateau ivre est écrit avec de belles lettres. Je le découvre chaque fois que j’y passe, je le relis pour la première fois. Chaque lecture est une première fois. Je le lis à haute voix, je tente de l’apprendre mais rien n’y fait, les mots ne s’impriment pas. Je capte l’émotion, mon esprit se fait molester, j’encaisse les coups et je titube, ivre comme le bateau, au bout de la rue en m’approchant du Luxembourg.
Je me souviens d’un autre poème que je n’ai lu qu’une fois et que j’ai appris sans m’en apercevoir. Les mots sont lovés dans la mémoire de mes doigts qui le récitent sur le clavier de l’ordinateur.
À l’embouchure d’une vie
Les yeux retournent au large (…)
Sur mes ruines d’homme
Construire un poème
Me répandre sur la plaine
Comme un arbre sans frontières
Me blottir contre le ciel
Comme un arbre orphelin
Que pourrai-je contre le ciel
Qui dévore mon argile ? (1)
Paul Valet me boxe. Il me fait valdinguer d’un côté à l’autre du ring, il m’essore, il me saoule. D’où je tiens cette violence qui m’accable, me malmène, me déchire ? Car c’est bien en moi que les mots explosent et distribuent leurs coups, me griffent, me tapent. Suis-je condamné à subir cette violence que les mots du poète déchainent ?
Les poètes aboient
La poésie passe
On ne traverse pas indemne
Une forêt de paroles (2)
(1) « La marche du poète » dans La parole qui me porte, Paul Valet.
(2) « Points de chute » dans La parole qui me porte, Paul Valet.

merci pour Paul Valet, vraiment tu nous secoues – et bien fidèle à ce que propose le bouquin de LV… touché
un texte qui questionne
qu’on gardera en mémoire
merci