RECTO
à ce stade de la nuit je ne dormais pas depuis un certain temps déjà. Depuis longtemps sans doute, ou pas longtemps, je ne savais pas mais la durée d’éveil dans mon lit, la nuit me paraît longue, toujours. Pourtant je ne regardais pas l’heure, pourtant sans regarder je savais qu’il devait être environ 4 heures. Rien provenant de l’extérieur ne m’indiquait ce moment précis de la nuit. Aucune lumière particulière ou cloches d’église sonnant les heures. Mais dans cet état de demi sommeil dans lequel je me trouvais, j’avais besoin d’imaginer que c’était la mi-temps de ma nuit. J’entendais les petits bruits dans la maison, parmi eux le moteur du réfrigérateur se mit en marche dans la cuisine. Je ne me suis jamais demandée la durée de la remise à bonne température, la régularité de ce besoin technique. Ce bruit domestique presque rassurant dans la vraie vie devient angoissant dans les films, annonciateur d’un drame à venir. Chez moi s’y ajoutaient quelques craquements. Fins, ponctuels et légers. Ils entrecoupaient la régularité de la respiration du réfrigérateur travaillant, réfrigérant. Des craquements connus sans pour autant être reconnus ou plutôt identifiés, pouvaient provenir du bois des marches d’escalier, des planchers ou même des poutres de cette vieille maison. Je ne savais avec précision leur raison mais c’était des bruits normaux, habituels, et s’ils avaient été absents en ce milieu de nuit, cela m’aurait paru étrange, anormal.
à ce stade de la nuit, les bruits habituels de la rue commençaient un à un à surgir. Les camions poubelle, les commerçants du marché, les premières voitures. Je ne dormais plus depuis un certain temps, il devait être entre 5h et 5h30, la lumière du jour n’était pas encore visible. J’avais réussi à ne pas me lever de la nuit, à laisser me traverser comme si de rien n’était toutes les pensées négatives, superficielles, graves, stupides, traumatisantes, réjouissantes, importantes, idiotes. Souvent toutes ces idées sans suite ni raison tournaient sur elles-mêmes sans s’arrêter comme une toupie folle. Je savais que je les aurais toutes ou presque, même les plus utiles ou géniales oubliées au réveil, enfin si je parvenais à me rendormir. De toutes ces pensées ne resteraient que des lambeaux, épars et insensés. Disparus le jour venu comme les minuscules bruits nocturnes de la maison. Maintenant c’était les odeurs du chèvrefeuille dans le jardin qui en cette fin de printemps s’offraient pour compenser mes pensées angoissantes. Au chèvrefeuille s’entremêlait par à-coups le parfum du jasmin voisin. Et lorsqu’un vent chaud prendrait la direction de la fenêtre de ma chambre les rejoignait la fragrance poivrée des roses anciennes.
à ce stade de la nuit j’avais 150 ans, 1000 ans. Le poids des choses de la vie, de la mienne, de celle des autres, de tous les autres, de l’état du monde et de ses morts, de mes morts et de ceux des autres, qui en ces instants là étaient aussi les miens, me tenaient éveillée. Je n’avais pas besoin de vérifier qu’il était 4 ou 5 heures du matin. Ils étaient là, les Palestiniens qui ne cessent de supporter le pire à chaque minute, les noyés de la Méditerranée, les enfants abusés, les femmes violées, les arbres centenaires brûlés vifs, les gilets jaunes mutilés, les 118 noyés du sous-marin russe K-141 Koursk le 12 aout 2000, les chiliens torturés sous Pinochet… Je ne pouvais plus me rendormir avec autant de souffrance et de morts en tête. Ça ne pouvait pas tenir. C’était trop pour mon corps allongé, dans mon lit comme dans un cercueil. Alors je me levais, moi encore vivante. J’avais la tête qui tournait. Il faisait presque frais dans ma chambre. Je sentis que le jour se levait justement parce qu’il faisait frais. C’était bien, vivifiant. J’enfilais une veste, sortis dans le jardin qu’un réverbère de la rue éclairait par taches. Je pris entre mes mains une rose orangée dans le bosquet qui en regorgeait, respirais la douceur profonde et délicate de son parfum et ressentais soudain ma chance extrême de vivre.
à ce stade de la nuit je ne dormais pas encore, il était très tard mais faisait encore presque jour en cette nuit d’été où l’obscurité peine à venir et à rester plus que quelques heures. J’étais dans le jardin allongée sur une chaise longue à contempler le ciel foncé, dégagé. La canicule m’empêchait de dormir dans ma chambre, de m’endormir, de dormir tout court. Je regardais les appartements encore éclairés de l’immeuble de l’autre côté de la rue. Quelques pièces allumées, quelques fenêtres grandes ouvertes. J’étais trop éloignée pour entendre le ronflement de corps qui dorment sur le dos comme des bébés, la bouche grande ouverte, la respiration lente. Mais je devinais sur un écran géant de télé, une série américaine mal doublée, et des voix qui sonnaient faux me parvenaient D’une cuisine aux éléments muraux vert émeraude, au plafonnier rond en néon, je voyais le torse nu d’un homme chauve de profil, je le supposais assis avec sa solitude devant une table. Régulièrement il portait un verre à ses lèvres. Je ne pouvais croire qu’il s’agissait d’eau pétillante, mais plutôt d’un alcool. Un alcoolique buvant sa dose tous les quarts d’heure. Pour lui aussi le temps la nuit ne passait pas et le matin serait difficile. À l’étage au-dessus sur le rebord d’une fenêtre au store fermé de gros pigeons alignés et immobiles, dormaient. Et à l‘extrémité du bâtiment une antenne de relai 5G perçait de ciel. J’imaginais un funambule y grimpant, s’asseyant au sommet, ouvrant un livre en attendant le matin. Et puis soudain un avion traça un trait dans le ciel, un des derniers départs de Roissy. Où allait-il ? L’air conditionné à 20 degrés permettait-il aux passagers de dormir en paix ? Je me posais d’autres questions, toutes aussi stupides et insignifiantes. C’était le bon moment pour aller me coucher.
à ce stade de la nuit je peux encore me relever sans problème. Je ne me suis pas vraiment endormie, mon corps n’est pas encore entré dans les méandres des rêves, ni dans l’écoute involontaire et sans intérêt mais systématique des bruits de la maison. Alors je me relève. À mes côtés le chat allongé bouge une oreille, se redresse, me suit, intéressé. Depuis que je me suis alitée je n’ai cessé de me questionner sur l’endroit où j’ai plié, rangé cette ordonnance dont demain matin j’ai besoin. Souvent je range mes ordonnances dans le livre que je lis. Pliée en quatre pour ne pas la froisser, ne pas la perdre, j’y fais attention. Préoccupée je me relève, vais dans mon bureau. Je fouille dans mon sac. Pas de livre. Où ai-je mis « Avant que j’oublie » d’Anne Pauly ? Le titre est de circonstance. Fatiguée, je voudrais retrouver ce livre, mon ordonnance et aller me recoucher, dormir, mais tout comme ces soirées où l’épuisement nous pèse et où pourtant tout fait obstacle à aller dormir, à accepter de lâcher prise, à remettre au lendemain ce qu’on n’est plus en état de faire le jour même, j’en suis incapable. Et je ne retrouve pas mon livre, ça m’énerve. Et si je l’avais oublié quelque part. Je regarde le dessus de la pile des livres en attente d’être lus ou relus. Si par inadvertance… Je fouille sur une autre étagère. Où ai-je mis ce récit à couverture jaune dans lequel j’ai inséré mon ordonnance ? Tiens « La vie matérielle » de Marguerite Duras n’a rien à faire là. Mais je ne vais pas ranger mes livres à cette heure-ci. Exténuée, entre deux idées d’endroits où chercher, je m’assois un instant sur le canapé. Envie d’abandonner, de retourner dans mon lit. Mon chat saute sur le canapé, se rapproche de moi, me pousse, s’assoit entre mes cuisses, se cale, s’étire, se recale, baille, se recale. Je le laisse faire. Je vais abandonner mes recherches lorsque soudain je vois mon livre sur l’accoudoir. Je l’ouvre, le feuillette. Aucune ordonnance.
à ce stade de la nuit je feuillète des magazines féminins stupides pour m’endormir vite. Leur manque d’intérêt crée un effet soporifique. Je ne les lis pas, je tourne les pages. Peut-être même est-ce ce geste répétitif de tourner les pages qui me fatigue et tend à m’endormir. Il n’y a rien à lire. Je n’en attends rien. Je perds mon temps pour gagner du temps de sommeil. Je vois les photos des mannequins pour Dior, Chanel, Hermès, Vuitton, d’autres marques connues et puis les images illustrant des articles sensés concerner les femmes dont je fais partie. Je feuillète comme j’agiterais un éventail. C’est un des remèdes à la difficulté de m’endormir. Lire serait trop engageant intellectuellement, trop stimulant. Mais soudain ce soir je tombe, mes yeux tombent presque littéralement sur un article dont le titre comporte le mot Éthiopie. L’illustration est légendée métro d’Addis-Abeba. Rien ne va plus. Récemment je suis allée dans cette capitale où rien ne fonctionne et où le métro roule un jour par mois. Alors au lieu de jouer son rôle de somnifère, ce magazine m’énerve terriblement. J’ai envie de contacter la journaliste, de contester ses propos. Elle n’a rien compris. Mais il faut absolument que je me calme. Je me relève, enfile une veste et vais faire un tour dans le jardin regarder la pleine lune. Elle ne ment pas.
à ce stade de la nuit une violente crampe au pied me réveille, alors que j’étais allongée et dormais en paix. C’est exceptionnel mais douloureux. Je ne sais pas quoi faire. Je tends ma jambe, pas mieux. Je m’assois sur le matelas masse le pied, aucune amélioration. Je tapote le mollet, ça tire encore plus, les orteils se tordent, se superposent. Je tente de me lever, manque tomber et de renverser une chaise. Enfin l’équilibre de la marche tient tout juste. J’imagine ceux qui marchent avec une ou deux béquilles. Mais là moi j’appuie fort sur le talon du pied endolori, très fort mais ça ne change rien. Je vais tant bien que mal avec une jambe raide sur un pied tordu boire un verre d’eau dans la cuisine. Je me soutiens sur le rebord de l’évier, de l’eau coule. Et si je mettais mon pied sous l’eau froide. Sagement je bois de l’eau. Boire de l’eau, c’est bénéfique pour tout. Lumière chez le voisins, donc il est moins de 2 heures. C’est un repère, ils se couchent chaque nuit à 2 heures. Ils doivent manger tard, balader leur chien tard, regarder un film tard ou travailler tard tandis que je suis à me débattre avec cette crampe qui ne veut pas partir. Et si j’allais sonner chez eux, si je leur proposais de marcher ensemble dans le quartier, de se balader ou d’aller plus loin, si je leur proposais d’aller voir le lever de soleil au bord de la mer en Normandie, comme quand on avait 20 ans, et qu’on décidait de partir en pleine nuit de manière imprévue, et qu’on le faisait, qu’on roulait avec ou sans crampe au pied, mais dans une certaine ivresse, une joie porteuse dans une voiture qui coupait la nuit, et où on s’en foutait de dormir et on se disait qu’on avait toute la vie pour dormir, qu’on avait le temps avec nous, mais qu’on était dans l’urgence de vivre, de le profiter de tout et de voir le soleil se lever sur la mer alors qu’on habitait Paris.
à ce stade de la nuit le chantier est au repos, c’est un grand soulagement. Depuis des mois et des mois nos journées, à moi-même et à tous mes voisins sont polluées, parasitées, entrecoupées par les bruits insupportables d’outils, de moteurs et de tout ce qui est en œuvre sur un chantier d’envergure. Cette nuit le silence n’est pas silencieux mais il est tellement préférable au vacarme du jour. La nuit parfois quelques oiseaux piaillent en chœur, presque discrètement ou des chats se battent dans un jardin, ou un passant avec sa valise à roulettes ou un scooter sans pot d’échappement m’agacent mais ce n’est rien, vraiment rien en regard de la fatalité insupportable d’un chantier. C’est très éphémère un piéton qui marche, une moto qui passe ou un combat de chats. Mais cette nuit rien de tout ça, ni chat ni piéton. Rien pour perturber mon sommeil. Alors pourquoi un tel silence ne me permet-il pas de dormir ? Lasse de me retourner, de tournicoter sur mon matelas à mémoire de forme pour handicapée du sommeil, je me relève, enfile une veste, vais dans le séjour, j’ouvre l’ordinateur, pose le casque sur mes oreilles et j’écoute les consignes de François Bon pour le prochain texte à écrire.
à ce stade de la nuit, il y avait du monde dans les rues parisiennes .je sortais du cinéma, c’était il y a longtemps, je revoyais une fois de plus « In the mood for love ». Une reprise dans le Marais. Je me trouvais encore une fois sous le charme de ce film déstabilisant dont l’esthétique me troublait Les images sophistiquées de cette histoire alambiquée m’obsédaient autant que la bande son. J’étais amoureuse de ce film et trouvais les rues de Paris incolores, inodores, prévisibles et trop sages. Dans un tel désir d’ouverture des possibles, j’aurais bien acheté sur le champ un billet d’avion, un aller simple de préférence, pour Hong Kong, plutôt que d’aller manger dans un restaurant chinois aux murs même pas décrépis par l’humidité des moussons, aux odeurs neutralisées par des ultraviolets et aux poissons aux yeux globuleux dans un grand aquarium propre à bulles d’air. Il y avait du monde dans les rues à la sortie du cinéma et j’avais envie d’éprouver sur le champ cette sensualité. Mais rien, rien dans les rues de Paris, rien dans les corps croisés rien ne me plaisait. Je voulais du rêve et encore du rêve, je voulais un monde qui n’a jamais existé.
VERSO
à ce stade de la journée, je m’installe dans le jardin pour écrire ce texte, les roses orangées répandent déjà leur parfum, dans la rue un bébé fait une colère, ça monte dans les aigus surtout en fin de souffle, sa mère essaye de le calmer sans succès, ça va passer, ils vont passer, le presque silence va revenir et moi je me sens dans le bien-être d’un corps qui a bien dormi, qui ne s’est pas relevé de la nuit. Une abeille pénètre le cœur d’une fleur bleue d’hibiscus, avance lourdement sur un pétale, lourdaude. Allongé sur l’allée de terre le chat s’étire ferme ses yeux de félin, les feuilles supérieures des bambous tremblent, je pense aux jardins de pierres japonais, par ricochet j’arrive à Fukushima, aux angoisses que suscitent les centrales nucléaires, leurs déchets, l’état des mers et océans, la disparition programmée des poissons, je m’efforce de revenir ici et maintenant, et dans la rue un passant raconte, à un autre qui fait « wouai » entre chaque phrase, sa soirée alcoolisée avec une gouaille et un plaisir évidents, il y met le ton, « tu sais j’ai rencontré une fille, tu la connais elle … ». Ils continuent de marcher, leurs voix s’estompent je ne connaitrai pas la suite de l‘histoire d’amour, et j’écris ce texte et word a des ratés comme d’habitude, et je décide de ne pas m’énerver contre mon ordinateur plus que la nuit lorsque mon cerveau cherche à débusquer de nouvelles angoisses ou des obsessions récurrentes ou encore des pensées stupides du genre y a-t-il encore du pain dans le congélateur. Je souhaiterais tant laisser passer ce qui m’empêche de dormir comme je laisse circuler l’air entre les feuilles des magazines stupides. De l’autre côté du mur du jardin un cycliste traite de crétin un (ou une) automobiliste, je l’approuve même sans le voir ni le connaitre, les plus faibles n’ont pas toujours raison mais tout de même, et j’écris en buvant du thé au citron vert, ça picote la langue ce mélange acidité sucre, et je décide de ne plus m’activer la nuit, aucune activité, et surtout pas me lancer dans la recherche de quelque chose que j’ai ou crois avoir égaré, n’ouvrir aucun tiroir, aucune armoire, ne rien bouger, et ce même si mon attention ne parvient à se déplacer, à se fixer sur autre chose, sur un souvenir plaisant par exemple, il faut savoir les plages paradisiaques des sophrologues m’ont toujours agacée au plus au point, mais il y a des choses qui me font plaisir, qui … Un pétale fané, recroquevillé de laurier-rose, rose pâle, vient de se détacher, il tombe avec légèreté, il deviendra engrais pour les autres plantes, les morts servent aux vivants, un chien aboie et une mère dit à son enfant qu’il ne faut pas abuser des glaces, qu’il deviendrait obèse si … patati patata… mais pourquoi les gens deviennent-ils trop gros même si c’est leur droit de trop manger, trop boire mais par respect envers tous les humains qui sur cette planète n’ont pas à manger, ils pourraient … tous ces humains qu’on voit chaque jour, chaque nuit en images partout, partout et c’est nécessaire ces informations même si on se sent impuissant, mais je ne veux pas encore une fois penser à tous ces conflits armés qui agitent et tuent tant d’humains, partout dans le monde, surtout la nuit je ne veux pas penser, j’écris, on est le matin et soudain remarque que les ouvriers du chantier ne sont pas au travail, la rue est presque silencieuse, le jardin aussi, dans l’amandier voisin une mésange piaille, les corbeaux d’Hitchcock sont loin, dans une salle de la Cinémathèque, je n’ai mal nulle part, ni douleur ni crampe, je bois du thé au citron, ça sent bon, j’ai beaucoup de chance d’être là à écrire.
magnifique… et bravo pour la symétrie… j’aimerais tant que ce cycle puisse autoriser les contributions longues…
Très beau, à la fois doux et mélancolique. Le film finalement évanescent, toile lointaine pour mieux graver la force du réel.
Sur le papier, quelle belle insomnie ! Et le poids du monde. Merci
Belle mise en abyme de celle qui écrit son texte, on lit d’une traite sous la plume du clavier sans essoufflement. Merci
Word a peut-être des ratés, mais pas votre écriture… c’est fluide, très agréable à lire.