28 septembre 1967
C’est un premier souvenir. Le garçon avec son cartable sur le dos est assis sur le plot en béton à quelques pas du portail de l’école. Le ballet des parents venus chercher leur enfant laisse place à un vide que le silence envahit. Le jeune garçon est seul, il attend sa mère et personne ne vient.
C’est un deuxième souvenir. L’adolescente est sortie du lycée à 17 heures. Elle a un peu parlé avec ses amies, un quart d’heure (elle devait savoir comment Jean-Pierre savait qu’il lui plaisait), puis elle est rentrée. À pied, une dizaine de minutes jusqu’à la porte de l’appartement qui est fermée. Elle se tient devant la porte de chez elle et c’est fermé. Sa mère et son frère ne sont pas encore rentrés de l’école, ce n’est pas comme d’habitude. Elle prend le trousseau de clés qui se trouve dans le pot de fleurs près de l’escalier (seulement en cas d’urgence, avait dit sa mère) et elle entre dans l’appartement vide. Elle attend sa mère et son frère, personne ne vient.
C’est un autre souvenir. Il a fini ses cours à 18 heures, il sort de la salle des profs après avoir pris une pile de copies à corriger et rejoint la rue pour rentrer chez lui. La directrice de l’école est là, tenant son garçon par la main. Qu’est-ce qui se passe ? Je ne sais pas, votre épouse n’est pas venue chercher le petit. Je vous l’ai amené, je ne savais pas quoi faire. Vous avez bien fait. Tu vas bien ? Tu n’as pas vu maman ? J’ai faim, j’ai pas goûté. On va rentrer, ne t’inquiète pas. Merci Madame la Directrice, je suis désolé, elle a dû avoir un empêchement. Ce n’est pas son habitude, je suis vraiment désolé.
Ils sont tous les trois à la maison. Ils sont tous les trois et elle n’est toujours pas là. Ils ne savent pas pourquoi elle n’est pas là, ils ne savent pas ce qui lui est arrivé. Ce 28 septembre 1967, Valérie Vincent a disparu sans laisser de trace.
8 août 1972
La police n’a trouvé aucun indice. Tous les hôpitaux de la région ont été consultés, les cliniques, les dispensaires, les centres d’accueil, les églises, les mosquées, les temples, les morgues, les aéroports, les gares, les terminus d’autobus, de nombreuses affichettes ont été placardées un peu partout, les appels à témoins n’ont rien donné. Même la campagne d’information sur les briques de lait avec le portrait de Valérie Vincent s’est montrée infructueuse.
Victor Vincent vit entre parenthèses. Le vide laissé par la disparition de son épouse a été en partie comblé par sa mère à lui qui vient tous les jours lui préparer ses dîners. Un peu comme s’il avait perdu une jambe et que sa mère jouait de temps en temps le rôle de jambe de bois. Victor Vincent s’est retourné la tête dans tous les sens, il ne sait pas. Il ne sait rien. Incapable de faire son deuil, il est en salle d’attente. Il attend de pouvoir fermer la parenthèse. Ou de disparaître à son tour. Tous les soirs, lorsqu’il met la table, il lui garde un couvert. Lorsqu’elle rentrera, elle aura faim, c’est sûr.
Violette Vincent vit dans un univers décalé. Elle a désormais 21 ans, elle est maintenant majeure. Surtout, elle ressemble de plus en plus à sa mère. Elle a le même regard perdu que sur la photo posée sur le buffet du salon le jour de son mariage. Elle a la même déformation du coin de la bouche qui lui donne un air malin. Lorsqu’elle se regarde dans le miroir, Violette Vincent est persuadée d’être face à sa mère. Alors elle lui parle comme si elle avait été toujours là, comme si elle n’avait jamais disparu. Elle lui raconte tout ce qu’elle n’a jamais pu lui dire et que sa mère n’entendra jamais. Parfois, dans la précipitation d’une conversation, Valérie Vincent répond à sa fille. Elle lui donne un conseil, lui ordonne de ranger sa chambre, rit, se fâche, plaisante, gronde. Elle n’aurait jamais pu abandonner sa fille.
Valentin Vincent continue d’explorer toutes les pistes. Il a retrouvé toutes les personnes qui, le 28 septembre 1967, ont vu sa mère, lui ont parlé. Il a effectué de nombreuses fois le trajet à pied séparant le domicile du cabinet de comptabilité où, ce jour-là, elle s’est rendue pour son travail de secrétaire. Il a aussi entrepris de recenser toutes les femmes en France portant le nom de Vincent. Il en a trouvé des milliers dans les annuaires des différents départements. Il en a trouvé à l’étranger aussi. À la télévision, sur la première chaine de l’ORTF, est diffusée une série de science-fiction américaine qui a pour nom Les envahisseurs. Le personnage principal s’appelle David Vincent. Il a réuni toutes ses connaissances en anglais et a écrit à ABC, la chaîne aux États-Unis qui produit cette série. Cela ne peut pas être un hasard. Avoir été enlevée par des extra-terrestres, c’est l’explication la plus sensée.
15 février 1995
Je suis peut-être devenue folle. Je suis peut-être l’épouse d’un vieillard dont l’esprit est aujourd’hui usé par l’attente. Je suis peut-être le reflet incertain d’une enfant abandonnée ou l’obsession maladive d’un jeune fou qui se consume. Je suis peut-être un vent, un courant d’air froid qui glace les sangs. Un vague souvenir. Mais si j’étais tout cela, comment pourrais-je aujourd’hui vous écrire ?

Une vraie nouvelle avec un bel effet de chute à la fin. Et le ballet des souvenirs qui créé le rythme au début.
Merci Jean-Luc pour ce texte où le lecteur voit et construit l’espace laissé entre les ellipses entre 1967 et 1995