#rectoverso #12 | Et l’enfant ?

L’enfant on n’en parle pas. Pourtant il est là. Pensant cela, me reviennent les paroles de la chanson de Jacques Higelin mais l’enfant /L’enfant il est là /Il est avec moi
A ce stade du récit, il est temps de dire ce que l’on sait de lui. Il n’y a personne à la maison. Les vaches sont tranquilles, l’irrigation est en route dans les maïs, l’enfant dort sur le canapé de la maison d’en face. Il se réveille joyeux, c’est sa nature d’être joyeux, c’est les vacances il ne va plus à l’école il va à la ferme et lui ce qu’il préfère c’est aller à la ferme. Une légende dit que l’enfant serait né sur la moissonneuse-batteuse, qu’il aurait su conduire le tracteur avant de savoir marcher se tenant debout sur les pédales les mains cramponnées sur le volant ses jambes étant trop courtes pour toucher le sol. La légende dit aussi que ses pieds ne touchent pas le sol quand ils marchent qu’ils ont couru avant de marcher dans l’ombre du père

C’est le matin. L’enfant avance sur le chemin devant la maison. Il est encore du bon côté de la porte celui qu’il va perdre en l’ouvrant. En franchissant le seuil il passe de l’autre côté celui où il va apprendre que
Papa n’est pas là ? demande l’enfant ils l’ont gardé ?
alors il faut le dire le fait qu’il n’y avait plus rien à faire dire ton père est mort. Dehors l’été est arrogant. Elle le lui dit il n’y avait rien autre à dire que la stricte vérité ton père est mort
L’enfant n’a pas pleuré. Je n’ai pas le souvenir de l’enfant qui pleure. Des larmes lourdes qu’il aurait enfouies, les poings serrés au fond des poches de son short, le regard rivé au sol parce qu’il regarde le sol il aurait dit non pas lui mais sa mère n’est pas sûre d’avoir bien entendu. Sans précipitation peut-être d’un pas lent ou traînant mais il ne traîne pas les pieds non plus sa marche est assurée, il va dans sa chambre au fond du couloir en ressort au bout d’une demi-heure peut-être, peut-être plus, personne ne l’a noté, l’enfant sort de sa chambre les yeux secs. Ça on en est presque sûrs. Tenant sa casquette à la main il la remet sur sa tête d’un geste familier remontant le coude. C’est là qu’il quitte définitivement sa peau d’enfant. Il va à la ferme où désormais sera sa place. Il a treize ans et demi Il a du cœur, il aime la vie /Et la mort ne lui fait pas peur

L’homme est juché sur la cinquième marche d’une échelle aux pieds évasés, appuyée contre la roue avant au centre rouge d’une moissonneuse-batteuse CLAAS. Les tôles de la machine sont relevées, une petite porte est ouverte sur la gauche. L’homme intervient à cet endroit, les bras plongés dans l’ouverture. Il porte un short en denim, un maillot clair et un couvre-chef, peut-être une casquette de l’armée provenant d’un stock vendu au marché. Il est seul sur l’image. Le soleil est au zénith. Sur le sol bétonné, il n’y a presque pas d’ombre, juste l’ombre réduite de la machine et l’ombre minimale du hangar. Il est peut-être midi
Si l’on peut voir cette image sur Internet, c’est qu’un véhicule banalisé a dû passer sur le chemin devant la ferme avec une sorte de gros radar sur le toit, photographiant les abords pour ensuite entrer les données sur le serveur GPS dans le grand ordinateur à échelle mondiale qui fait que cette image peut être aussi bien vue en Mongolie qu’en Malaisie
Il y a l’homme, il y a l’échelle, il y a la moissonneuse-batteuse
Il y a l’enfant. Mais on ne le sait pas encore
C’est lui qui va le dire, glissant son doigt sur l’écran du téléphone, d’un clic réalisant une capture d’écran de mauvaise qualité. Il me dit je suis sur la photo, je suis dans la machine. La date indique juillet 2013. Il fait beau, le ciel est bleu, il doit faire chaud sous le hangar recouvert d’un toit en fibrociment ondulé. Peut-être y a-t-il un peu d’air, une petite bise qui viendrait du nord. Et en effet, en grossissant l’image, on aperçoit à gauche de la roue sous la tôle vert pomme le long d’un pan incliné un bras et une tête elle aussi coiffée d’une casquette en modèle réduit. L’enfant sait qu’il est là dans le ventre de la machine. L’enfant sait que si son père est juché sur l’escabeau c’est qu’il lui demande quelque chose, peut-être une courroie à tendre ou une poulie à tourner. L’enfant connait ce secret. Il se sent en sécurité dans ce refuge à la paroi métallique comme il a été en sécurité dans le ventre de sa mère. Comme il est sorti du ventre de sa mère, deux ans après la prise de vue il va sortir de ce ventre de tôle, et comme sa mère a accouché de lui, la machine va accoucher de cet enfant et ce sera pour lui une deuxième naissance. Et de fait, la disparition de son père l’a mis au monde par l’intermédiaire de cette mère porteuse dont il connaît tous les détails mieux que ses leçons et qui lui donne une identité nouvelle. Maintenant le maître de la machine c’est lui, c’est lui qui la connaît le mieux, l’enfant en est fier, il sait ce qu’il a à faire
mais là, encore lové dans la matrice, il entend les bruits du dehors assourdis, les bruits du monde feutrés, étouffés, déformés par la tôle, il entend la voix de son père les mots sont peut-être durs parfois des injonctions parfois des cris mais la parole avait la juste intonation fais ce que tu dois faire sans moi

Dix ans plus tard le panneau de l’agglomération est monté à l’envers. Une rue coupe le village en sens unique. Trois jardinières se balancent sur trois lampadaires. Une femme, ménagère de plus de cinquante ans, un bouquet à la main, surveille par l’entrebâillement d’une porte cochère qu’aucun engin agricole ne les accroche. Elle lève les bras au ciel au passage de la moissonneuse-batteuse qui les ébranle. L’enfant a grandi, à présent c’est sa machine. Je les suis en voiture. La bordure des trottoirs est en pierre blanche ou en aggloméré de couleur claire. Tous les cinquante mètres, une ribambelle de petits pavés ronds traverse la rue d’un bord à l’autre en une ligne sinueuse formant ainsi des vagues sur laquelle l’eau court quand il pleut, indifférente
Le paysage a un petit air de déjà-vu. Rien n’a bougé depuis douze ans sauf la moissonneuse-batteuse qu’il a fallu renouveler. Si le véhicule banalisé passait de nouveau au mois de juillet sur le chemin avec sa grosse tourelle sur le toit, l’appareil-photographique prendrait la même image d’une moissonneuse-batteuse en pleine révision pendant les moissons


Pour la mère le jour d’après a commencé à l’ouverture de la porte par l’enfant Quoi qu’il arrive je serai toujours avec toi

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.

19 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | Et l’enfant ?”

  1. Puissant et émouvant. Et les paroles d’Higelin qui viennent parfaitement ponctuer le texte.

  2. Absolument magnifique . Je pense que ce texte comme l’enfant dans la machine va, peut, grandir encore. (« L’enfant n’a pas pleuré. Je n’ai pas le souvenir de l’enfant qui pleure » . La bascule dans l’image juillet 2013 le grossissement la capture d’écran… la machine matrice … ) l’absence de point pour laisser ouvert ( vivre encore) Merci

    • Merci Clarence. Je relis mes textes et commentaires pour la #13 en ayant en tête ta propre contribution à la #13 comme une ligne de semis à suivre.

  3. J’ai été touché, intrigué et finalement saisi. Touché par une histoire de deuil à la ferme -m’a rappelé Les fils de la terre d’Edouard Bergeon- délicatement introduite par l’image que j’ai d’abord cru voir : celle d’un enfant qui cherche dans l’habitacle d’une moissonneuse-batteuse avant de m’apercevoir que le jeu des échelles m’avait sans doute fait prendre un adulte pour un enfant… Mais alors, intrigué de savoir qu’elle était le rapport entre « l’instance narratrice » et cet enfant… Et puis saisi par l’image finale, celle des panneaux renversés, tellement vue au bord des route, toujours vue à la va-vite, sauf dans ce texte-là… merci;

    • touché intrigué saisi : c’est aussi ce que je ressens à la lecture des commentaires – de celui-ci. Merci Philippe de mettre l’accent sur l’instance narrative qui fait le pont entre.

  4. La machine matrice, c’est une très belle image. Et la chanson comme un guide qui nous conduit vers la vie de cet enfant qui grandit, se transforme comme grandissent et vieillissent les engins agricoles. Métaphores poétiques, tout un univers ! Bravo

  5. Très beau, merci Cécile pour ce texte !
    Oui aussi j’ai été touché exactement par cette image de mère machine, et le fait que l’enfant en connaisse le secret. C’est depuis l’intériorité de l’enfant que se déclenche quelque chose : « Il se sent en sécurité dans ce refuge à la paroi métallique comme il a été en sécurité dans le ventre de sa mère. Comme il est sorti du ventre de sa mère, […] il va sortir de ce ventre de tôle, et comme sa mère a accouché de lui, la machine va accoucher de cet enfant et ce sera pour lui une deuxième naissance. »

  6. Puissant, émouvant. On est avec l’enfant on le voit se glisser dans un corps d’homme encore trop grand pour lui. Bravo et merci Cécile pour l’émotion partagée.

    • « un corps d’homme encore trop grand pour lui » merci Khedidja pour cette expression qui dit si bien

  7. Magnifique texte Cécile ! Quelle force et simplicité pour dire la mort du père, la ferme, la mère machine, l’enfant sur la photo google map, les panneaux de communes retournés… et la chanson d’Higelin amenée subtilement tout au long du texte c’est très beau.

  8. Un texte qui concentre pas mal des textes des propositions précédentes (motifs, lieux, expression comme l’arrogance de l’été), densité dramatique de motifs obsédants (densité dramatique des lieux aussi : la porte, la machine dans le hangar,…) qui font histoire, et puis sensation aussi dans ce texte que la photographie accouche des mots, comme la mère et la machine de l’enfant.

  9. Emilie, merci de m’aider par ton commentaire à y voir un peu plus clair dans mon grand foutoir. Oui il y a des motifs récurrents, obsédants dis-tu. Il semblerait que la machine ait un rôle central à jouer ici. Elle serait comme un révélateur. Commencer aussi peut-être par l’enfant. Ça me fait une bonne base. Merci tout plein ^^