#rectoverso #12 | le type du banc

Recto

L’article sommeille au cœur d’un journal qu’on se passe de client en client, sans trop y prêter attention, par automatisme de comptoir, comme s’il était écrit : Réservé aux habitués qui prennent leur café -pour certains c’est déjà le blanc ou le jaune, même à cette heure- au comptoir. On aurait pas idée de passer le journal à un inconnu de passage qui aurait choisi une table au hasard dans la salle du bar tabac. Il faut dire qu’il y en a pas beaucoup, mais ça arrive, quelques touristes parfois, mais avec l’autoroute c’est plus comme avant. Seulement quelques lignes. Sur sa mort. On sait peu de choses sur lui, ce qui attire c’est peut être justement ça, l’inconnu du banc, retrouvé non loin de là, incompréhensible en plein été. En hiver, encore, on aurait pu comprendre. Surtout qu’il ne buvait pas tant que ça, c’est ce qu’on dit, le journal n’en parle pas, en reste à la description factuelle. Le SDF du parc T. retrouvé mort à quelques pas du banc qu’il avait l’habitude d’utiliser -on sent que le terme utiliser est mal choisi, peut-être qu’on a confié l’article à un jeune du coin ou à une ménagère désœuvrée qui s’est senti un peu embarrassé par les mots. Ils font ça au Progrès, ils confient les articles à des bénévoles, peu importe le style, ce qui compte c’est de savoir et de griffonner quelques lignes pour satisfaire la curiosité locale. Oui parce que le clodo du parc T, à plus de 10 km d’ici, tout le monde s’en fiche, on le connaît pas.

Il décide d’en savoir un peu plus, peut être son penchant altruiste, au village on l’appelle le socialo sans vraiment s’y connaître en politique. On sait juste qu’il trouve ça bien, lui, les logements sociaux nouvellement construits derrière le cimetière, qu’il va parfois aux manif à la ville et qu’il lit d’autres journaux en plus du Progrès, comme celui des caricatures. Mais il en parle pas trop, paraît qu’il est dans des assoc’ de gauchos, pas étonnant qu’il veuille aider tout le monde. Ce type mort que personne ne connaît vraiment, il avait peut-être de la famille, ça coûte rien un appel sur les réseaux. Lui donner des funérailles digne de ce nom. Pas en grande pompe, mais quand même, c’est un homme avant d’être le type du banc. 

Verso

Peut-être même que c’est un grand homme, pas au sens connu, au sens de quelqu’un de bien. Il aurait mal fini parce que sa bonne femme l’avait plumé, c’est souvent comme ça que ça commence. Enfin avant il y avait sûrement l’alcool, juste un peu au début. Et puis cette échappatoire à portée de main, c’est si simple le soulagement. Pas besoin de sortir, quelques verres comme ça, pour ne pas y penser, les factures, la boite qui ne se porte plus aussi bien qu’avant, la faute à la concurrence et aux gars qui tiennent pas la route dans l’équipe, ça lui a planté quelques chantiers ça, les gars pas fiables. Peut-être qu’il avait vu trop grand, il aurait dû écouter le père, ne garder que deux salariés, la secrétaire et un ouvrier. Mais Madame avait voulu une piscine. Il s’était dit qu’après tout, c’était pas mal, là, en contre-bas de la terrasse, un peu comme chez les voisins, légèrement plus grande, faut montrer qu’on réussit dans le bâtiment, peut-être qu’on a pas le bac, mais sûr qu’on gagne plus qu’un de ces cravatés de bureau. Alors oui, des heures il en avait fait, mais ça payait, ça marchait bien, au début. Boire. Se soulager. Payer les factures, urssaf, rsi, acronymes qui te bouffent la vie. Il se mettait à aller au bar en rentrant, elle en avait eu marre. Suite classique. Sûrement. Divorce, pension, la liste des acronymes avait gonflé -caf, jaf, anpe, rsa… -Asphyxié, pouvait plus payer. Il était devenu le type du banc. Surement un truc comme ça oui, peut-être.

A propos de Marie-Caroline Gallot

Navigue entre lettres et philosophie, lecture et écriture.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | le type du banc”

  1. Terrible, terriblement banal (le « fait divers ». Pas le texte!!!) Comment ne pas penser à Maigret et l’homme du banc…. Merci Marie-Caroline.

  2. Texte prenant, sa construction sa progression du collectif à l’individuel et au biographique au verso… puis toujours des phrases formidables qui accrochent « Peut-être même que c’est un grand homme, pas au sens connu, au sens de quelqu’un de bien », « au cœur d’un journal qu’on se passe de client en client, sans trop y prêter attention, par automatisme de comptoir, comme s’il était écrit : Réservé aux habitués qui prennent leur café »… merci!

  3. Super texte, Marie-Caroline, chaque paragraphe un monde, et le dernier si bien écrit. en trois jours, je l’ai lu 5 fois.
    En plus, tu m’as aidée à démarrer. Merci beaucoup.