Une voix parvient à quelqu’un dans le noir / Boost#13

Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Mais oui, c’est ça ! Et c’est seulement ça : une voix. T’imagines ? On peut parler de voix pour ce bruit-là. Donc, pas seulement un bruit, pas même un ronflement ou un grondement. Une voix. Comme quand ça parle, comme quand quelqu’un essaie de dire quelque chose. Peut-être à quelqu’un. Dans le noir. Ça vient du cœur du noir et c’est sans doute habillé de noir. En dépit de ce que disent les études zoologiques. C’est vraiment une voix. Et les personnes rencontrées ensuite viendront confirmer cela. Kaŋ niŋ kumo. Gorge et parole. Langue et parole. Donc, indiscutable reconnaissance du statut de voix. Alors qu’au moment où parvient cette voix, aucune oreille ne se dresse. Ce sont les poils qui se dressent. Sur la peau de quelqu’un à qui elle parvient. Il n’est pas question de comprendre, il n’est que de trembler. Ou pas. Ou de se figer pour le dernier moment de sa vie appréhendé. Là. Au moment où parvient cette voix. Peut-être au moment où elle est parvenue. La frontière entre la voix et sa résonance est indiscernable. L’écho est peut-être intérieur. Et c’est pour ça qu’il fait trembler de partout. Trembler de l’intérieur. Mais c’est aussi peut-être pour ça qu’il fige. Il remplit tellement l’intérieur, l’écho de la voix, qu’il dilate le corps, le rend obèse de résonance, le bloque. La voix a-t-elle voulu ça ? C’est une voix qui dit, c’est peut-être une voix qui veut. C’est une voix qui rugit ! Ah voilà, le mot est lâché. Rugissement, les zoologues vont être contents, ils peuvent croire qu’à partir de là, ils vont pouvoir tout remettre en place. Mais le temps est démonté par cette voix. Avec elle tout s’arrête. Et surtout la vie même menace de s’arrêter. Pendant un moment, tout n’est que voix dans le noir. Voix habitant entièrement le noir. Noir existant à l’exclusion de tout le reste de la vie. Les gens rencontrés plus tard diront qu’elle a parlé, la voix, avec son statut de voix et de parole. On est bien heureux de pouvoir le dire ainsi, de pouvoir la mettre au passé, la voix. Mais pendant un moment, rien d’autre n’existe qu’elle. Elle, indiscernable du noir. La durée de ce moment ? Les zoologues doivent là céder la place aux neurologues. Mais ils peuvent dire ce qu’ils voudront, ceux-là. Ils auront beau dire que dans le cerveau cela a duré quarante secondes, ou bien une minute et quarante seconde ou bien même une heure et quarante seconde. Au moment où la voix parvient, cela dure une éternité. Il s’agit même de la préfiguration de l’éternité pour quelqu’un à qui parviendrait cette voix dans le noir. Cela voudrait donc dire que l’éternité est sans odeur, sans sensation sur la peau autre que les poils qui se sont dressés. Ou pas. Mais au moment où la voix parvient, au moment du noir et de la voix, on ne se dit même pas ça. On ne se dit rien, d’ailleurs, il n’y a que la voix qui dit. Et c’est comme si rien d’autre n’était à dire à ce moment. Alors les zoologues, les neurologues et même les linguistes pourront bien dire que cette voix n’a pas de mots, au moment où elle parvient dans le noir, elle est la seule à pouvoir dire ce qui est à dire. Sans mot. Et on en est figé. Ô voix qui parvient à quelqu’un dans le noir, quand donc t’entendrons-nous encore ? Tu es la perfection sonore, tu portes avec toi la fulgurance du noir, et une puissance qui n’a même pas besoin de se faire ni croc, ni griffe. Ni mot. Tu es la voix que nous aimerions entendre sortir de nous-mêmes en nos moments d’impuissance rageuse. Or, tu es la voix qui peut ramener quiconque à l’impuissance inéluctable. Ce n’est pas en toi que l’éternité se fige. N’est figé que quiconque à qui parvient cette voix dans le noir. Toi, tu résonnes. Tu vibres ainsi longtemps. Bien des années après, quelqu’un à qui tu es parvenue une fois dans le noir essaie encore de t’écrire. En vain sans doute.