C’est elle !
C’est une femme nue. Une très belle femme, jeune, blonde — du fameux blond vénitien — à la chair lisse et lumineuse. Dans sa main droite, elle tient un bouquet : difficile à identifier… Des fleurs ? Peut-être… Mais elles semblent sèches, presque comme des feuilles fanées. Elle est allongée sur deux matelas rouges, recouverte d’un drap blanc qui se froisse autour d’elle. Son bras droit s’appuie sur deux gros oreillers ; sa main gauche repose sur son bas-ventre. À ses pieds, un petit chien dort. Elle porte un bracelet au poignet droit et une bague à l’annulaire gauche. Son buste et son visage se détachent sur un fond sombre : un lourd rideau de velours vert qui recouvre en partie une surface noire plane, comme ces écrans de photographe qui absorbent la lumière et sculptent les formes. La partie basse du corps, elle, se découpe sur une scène différente : deux petites silhouettes féminines à l’arrière-plan éloignées, comme au fond d’une pièce, près d’un coffre. L’une, agenouillée, fouille à l’intérieur ; l’autre, de profil, porte sur l’épaule une épaisse étoffe, peut-être un édredon. Au-dessus d’elles, une fenêtre ouverte sur un jardin et sur le rebord de la fenêtre, une jardinière noire accueille un arbuste rond. Le sol, jusqu’aux deux matelas au premier plan, est pavé de larges dalles colorées.
Qui est la petite fille à l’arrière-plan ?
Je téléphone à B. — on parle peinture, regard, paysage… comment un tableau change notre perception du monde. Une fois qu’on l’a vu, c’est fini, on ne peut plus voir la chose autrement. B. dit : « Moi, je ne peux plus regarder un parapluie sans penser à Francis Bacon. ». Je note aussi un autre phénomène : ce n’est pas seulement la peinture, c’est aussi le commentaire de l’image qui aiguise le regard. Les mots, en racontant ce qu’on voit, finissent par désigner ce qu’on ne voit pas. Ils révèlent l’invisible.
Suite à cette conversation, il m’envoie par mail trois tableaux. Dont celui-là (cité plus bas). Et pose une question : « Qui est la petite fille à l’arrière-plan ? Et que cherche-t-elle ? »
L’enquête est lancée. Je commence par Wikipédia —Ensuite, Connaissance des arts. Et je finis sur France Culture, évidemment, avec Daniel Arasse dans Histoires de peintures. C’est un “grand tableau” — un monument de l’histoire de l’art. Il a fait couler beaucoup d’encre, des critiques mais aussi des artistes s’en sont emparés. Les interprétations ? Scène d’excitation érotique, énigme, scène de masturbation, moment charnière dans le nu occidental, première composition frontale qui annonce la modernité. (voir les sources plus bas).
La “petite fille” de B. n’est pas une petite fille. C’est une servante. Elle paraît minuscule à cause de la construction même du tableau. Les deux plans — le plan du nu au premier plan et l’espace du fond — n’ont pas vraiment de lien perspectif. La femme nue, elle, repose dans un espace qui n’existe pas dans la réalité. C’est un espace purement pictural. (dixit Daniel Arrasse). C’est frappant.
La figure principale, on la connaît bien dans la peinture occidentale : c’est la femme à poil ! jeune, blonde, magnifique, allongée sur ses matelas rouges. Elle nous regarde avec cette douce tranquilité des femmes conscientes de leur beauté et qui l’offrent au regard, non pour être prises (quoique) mais pour être regardées. Mais les deux petites, là-bas, au fond. Servantes ? Très jeunes filles ? À l’époque, ça se confond souvent. Ma grand-mère, à quatorze ans, était déjà “placée” dans une famille bourgeoise. Quatorze ans, c’est jeune… Celle qui fouille dans le coffre : elle nous tourne le dos.Alors oui, elle cherche un tissu, un vêtement… mais il y a là un petit air frondeur à nous montrer son posterieur. Comme si ces deux-là s’apprêtaient à se déguiser, à monter un petit spectacle, pendant que l’aînée — ou la mère — se prélasse et offre sa beauté au spectateur.
Jouer à la dame
Nous sommes en vacances de Printemps, dans la grande maison de campagne des parents de Sabine. C’est une maison ancienne avec des plafonds hauts, des escaliers qui craquent, et des greniers où flotte une odeur de linge et de poussière. Il y a la grande sœur, Olympe. Officiellement, elle prépare son bac. En réalité, elle passe ses journées dehors, au bord de la piscine, allongée sur une serviette, le corps luisant d’huile de coco. Elle est belle. Sa peau a la couleur du miel. Parfois, elle se lève, laisse glisser son corps dans l’eau avec une nonchalance étudiée, et ressort, la peau parsemée de fines gouttes qui scintillent au soleil.
Mais ici, il n’y a personne pour l’admirer. Personne, sauf nous deux — les gamines— et la mère de Sabine, affairée au jardin, à la cuisine, ou dans son atelier. Aucun homme dans la maison. Sophie s’ennuie, de ne pas pouvoir mesurer son nouveau pouvoir de séduction dans un regard masculin. Avec Sabine, nous inventons nos jeux. Nous explorons les pièces, ouvrons les portes, montons au grenier. Un jour, nous tombons sur de grands coffres pleins de vêtements anciens : robes de soie, châles lourds, dentelles jaunies. De quoi jouer à la dame. C’est peut être la femme à venir qu’on cherche dans le coffre. Sophie nous regarde nous pavaner dans nos costumes trop grands, puis, repart vers son transat, laissant derrière elle cette odeur de coco. Nous nous amusons à jouer notre féminité en devenir. Elle s’ennuie de n’avoir personne à séduire.
Quel est le tableau ? La Vénus d’Urbin de Titien

Références
France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-histoire-de/de-manet-a-titien-9547447
Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9nus_d%27Urbin