Canan Marasligil | Mokum

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L’AUTEUR

Canan Marasligil (1979) est auteur, traductrice littéraire, éditrice & scénariste installée à Amsterdam. Elle travaille en littérature et BD, avec un intérêt particulier pour la littérature contemporaine turque, et pour la BD de pays tels que la Turquie, l’Algérie et le Royaume-Uni. À travers ses projets créatifs et les activités culturelles qu’elle organise, elle tente entre autres d’explorer de nouvelles possibilités de création, de questionner les récits officiels et de défendre la liberté d’expression. Elle est responsable de la collection Meydan au sein des éditions publie.net, anthologie majeure d’auteurs contemporains turcs. Le premier volume est paru en janvier 2012, le second en avril 2013. Elle édite aussi le site web accompagnant Meydan pour explorer les sons et les textes contemporains de Turquie. Sa traduction du roman Ali et Ramazan de Perihan Mağden est parue chez Publie net.

Contact via Facebook ou Twitter @ayserin.

LE TEXTE

Ce texte fait partie des nombreux questionnements que j’ai quant aux questions d’appartenance, d’identité, de notre rôle et place dans l’histoire. J’essaie notamment d’explorer les liens entre l’espace et l’histoire, et comment nous pouvons (re)trouver un espace commun même si nous ne sommes ni originaires des mêmes lieux, ni de la même époque. C’est une réflexion que je continue d’explorer à travers une série de textes sur Amsterdam, Bruxelles, Istanbul, Londres, Montréal… les villes où je vis, où j’ai vécu, où j’ai envie de vivre. C.M.

 

Dans Austerlitz, W.G. Sebald écrit :

« …I returned to Germany at the end of 1975, intending to settle permanently in my native country, to which I felt I had become a stranger after nine years of absence. » (traduction de l’allemand par Anthea Bell, 45)

to which I felt I had become a stranger after nine years of absence.

J’ai quitté Bruxelles pour Amsterdam il y a sept ans.

À la différence de ce qu’écrit Sebald au sujet de l’Allemagne « my native country », la Belgique n’est pas mon pays natal. Mais si je n’y suis pas née, c’est là où j’étais – avant Amsterdam. Et si un jour je dois retourner quelque part…

Tous les turcs retournez au Maroc ! Une image qui a fait le tour des médias sociaux aux Pays-Bas.

Dans cette phrase de Sebald, je ressens surtout l’expérience de ma mère qui a 58 ans. Elle a quitté son pays natal à 24 ans. La plus grande partie de sa vie, elle l’a passée en Belgique : l’apprentissage d’une nouvelle langue, deux grossesses, un divorce, un nouveau métier,… La Turquie lui est étrangère depuis si longtemps. Elle n’est pourtant pas belge de nationalité, contrairement à moi. En turc, il y a ce dicton : « doğduğun yer değil doyduğun yer evin » que je traduirais grossièrement « tu es chez toi là où tu manges, pas là où tu es né », sauf qu’en turc, une seule lettre sépare les deux verbes : ğ et y. Mais ma mère dit souvent « sevdiklerinin olduğu yer evin », tu es chez toi près de ceux que tu aimes (plus proche du home is where the heart is anglo-saxon). On ne donnerait donc pas son cœur à un lieu mais à ceux qui l’habitent ? Dans le cas de ma mère : construire cet amour pour lequel on reste là où on se (re)trouve.

C’est étrange ce que peut vous donner et vous prendre un passeport. Pendant presque vingt ans, je n’ai eu qu’un seul passeport. Des privilèges liés à ce passeport par une carte d’identité d’étranger, renouvelable d’abord annuellement, ensuite tous les cinq ans. Et un jour, après multiples paperasses, je me retrouve en possession d’un second passeport qui me donne le droit de rester sur leurs terres à jamais. À jamais…

Aujourd’hui chez moi, c’est Mokum.

Mokum en Yiddish signifie « endroit » ou « lieu sûr », dérivé de l’hébreu makom.

Les noms de certaines villes des Pays-Bas ont été ainsi écourtées en Yiddish ;

Mokum Alef pour Amsterdam (ville A),

Mokum Dollet pour Delft (ville D),

ou encore Mokum Resh pour Rotterdam (ville R).

Aujourd’hui, le mot « Mokum » est utilisé sans l’Aleph pour désigner Amsterdam.

Depuis sept ans, je vis dans l’ancien quartier juif d’Amsterdam.

J’aime regarder par la fenêtre. À ma gauche, je peux voir le canal Nieuwe Herengracht et au coin de la rue, un des plus anciens cafés d’Amsterdam, De Druif – il paraît que Piet Hein, officier de marine et héros de folklore pendant la révolte des Pays-Bas au 16-17e siècles, venait y boire sa genièvre. Penchée à ma fenêtre, je contemple la rue. Un vieil homme pousse un chariot rempli de ses courses du supermarché situé au côté opposé de la rue, à ma droite. Il avance doucement. Il semble si vulnérable et si fort à la fois. Les roues avant de son chariot ne roulent pas toujours droit, mais qu’importe, le vieil homme les remet à l’endroit et il avance. Pour traverser, il se dirige vers le côté le moins élevé du trottoir, passant entre les vélos mal garés. Il descend du trottoir et pousse le chariot jusqu’au large trottoir d’en face, garni des tables et des chaises du café De Druif. Il s’approche d’une chaise, pose son chariot sur le côté, s’installe à la terrasse ensoleillée et commande une bière.

De druif signifie « le raisin » en néerlandais. Le café, actif depuis 1631, était une distillerie. Le bâtiment garde d’ailleurs toujours l’inscription « Likeur Stokerij De Druif » sur sa façade. Presque cinq siècles de boissons et de rencontres au coin de ma rue, sous mes fenêtres (qui n’existent que depuis 1869). Toute cette richesse historique qui m’entoure m’inspire et m’effraie. Je suis dans l’ancien quartier juif. Amsterdam a été le centre de la communauté juive pour près de quatre siècles, les premières communautés Marranes et Séfarades arrivèrent à la fin du 15e au début du 16e siècle.

10% de la population de la ville était d’origine juive.

80% de cette population a été déportée. La plus connue de tous reste sans doute Anne Frank. Chaque jour, il y a une file de touristes qui longe la maison où elle se cachait sur le Prinsengracht devenue musée, lieu de recherche et de mémoire. Annelies était née le 12 juin 1929. Un demi-siècle et un jour exactement séparent nos naissances.

Le vieil homme boit tranquillement sa bière. Il doit avoir 80 ans, à peu près. Disons qu’il est né dans les années trente. Disons entre 1930 et 1933. Il a dû en voir des choses. Il a peut-être croisé Anne Frank, ou encore Etty Hillesum – une autre jeune juive déportée qui a laissé des lettres et un journal en héritage, moins connue que sa consœur Anne, moins traduite, mais certainement pas moins importante. La rue parallèle à ma rue a été nommée en hommage à Anne Frank : Anne Frank straat. Même s’il ne l’a jamais rencontrée, elle est là, à jamais, au coin de la rue. Et juste à côté de chez moi, plus exactement à deux portes à côté, il y a une maison à l’architecture modeste, dont la façade est décorée d’une gravure d’un pélican nourrissant ses petits de son sang. Ce bâtiment était un ancien hôpital juif, actif de 1804 à 1916, date à laquelle l’hôpital déménagera à quelques rues plus loin.

Il suffit que j’observe autour de moi pour comprendre ma passion pour les textes de Sebald. Les thèmes de la mémoire, de perte de la mémoire – personnelle et collective, reviennent et me hantent aussi. Il y a bien entendu le lien avec la seconde guerre mondiale dans toute la réflexion de Sebald. Ce traumatisme. Sa recherche constante sur l’absence, sur les émigrés. Je regrette tant de ne pas pouvoir le lire en allemand (pas encore, je le lis en anglais, car il a travaillé sur la traduction avec Anthea Bell). J’aime aussi qu’il mêle fiction, non-fiction, texte et photographie dans son œuvre.

Leendert Barmhatigheid (à gauche) avec Abraham et Isaac van Velzen.

Je regarde le vieil homme face à sa bière sur la terrasse du café De Druif. Je m’imagine le même lieu 74 ans avant, à la fenêtre d’où j’observe, un homme, un père de famille qui habitait ce même espace où je vis aujourd’hui. Je sais qui il est : tout est écrit, tout est archivé, tout peut être recherché. Je sais que dans cet appartement, qui était plus grand (un faux mur me sépare de mes voisins aujourd’hui), vivait une famille avec six enfants. J’habite à huit minutes à pied du Hollandse Schouwburg – le théâtre hollandais, lieu de spectacle puis de déportation puis de mémoire. Dans le quartier, il y a aussi de superbes maisons ayant appartenu à de riches familles juives pendant deux siècles (parfois plus, parfois moins), certaines propriétaires de plantations au Suriname, hommes d’affaires, diamantaires, médecins. À sept minutes à pied de chez moi, toujours, deux synagogues : l’une est aujourd’hui le musée d’histoire juive, l’autre garde son statut de lieu de culte. Sur la place au milieu des deux synagogues, les 25 et 26 février 1941, les dockers avaient lancé une grève qui avait été répercutée dans toute la ville, en contestation aux arrestations des juifs sous l’occupation nazie. 425 jeunes juifs furent arrêtés, déportés au camp de Mauthausen, presque tous y ont été tués. Chaque année, le 25 février, les amstellodamois se rassemblent autour de la statue du docker du sculpteur Mari Adriessen – qui cacha des juifs chez lui pendant la guerre et dont le studio servait de dépôt d’armes de la résistance, dévoilée par la reine Juliana en 1952. Afin de se remémorer.

Leendert Barmhatigheid, photographie de son permis de vendeur de marché du 30 mai 1932.

Je vis entourée de la mémoire de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu l’un des moments les plus tragiques de l’histoire de l’humanité contemporaine. Chaque matin, je me lève, chaque soir je me couche dans un appartement où vivait une famille juive. Tous furent déportés. Père, mère et les six enfants. Barmhartigheid veut dire miséricorde en néerlandais. Barmhartigheid se nommait cette famille, déportée, exécutée à Auschwitz en 1942 et 1943. La famille miséricorde, la famille charitable. Les archives du musée d’histoire juive sont là, les archives de la ville sont là – toutes disponibles sur internet. Des photos, des plans de la maison, des noms et des prénoms. Tout est archivé. La mémoire est sauvegardée. Même l’inventaire des objets confisqués de la famille y est. Reste plus qu’à consulter. Pour s’informer. Pour apprendre. Pour savoir qu’il ne faut plus jamais autoriser le même mal. Je me pose tout de même la question : pour que cette mémoire ne se transforme pas en obsession, je fais comment ? Afin de respecter ces fantômes, de les aimer sans en faire des personnages d’une histoire que je ferai semblant d’avoir inventé. Aujourd’hui, que je le veuille ou non, cette mémoire a rejoint la mienne. Cette famille fait partie de ma vie. Peu importe qui je suis, d’où je viens, à quelle minorité ou majorité j’appartiens. Cette histoire-là fait partie de cet espace que j’ai fait mien. Dans cette ville où je me sens chez moi. Cette histoire n’est-elle pas celle de notre humanité ? Notre espace commun ? Avec ce retour effrayant de l’antisémitisme à travers l’Europe, je me demande si nous ne devrions pas tous chercher cet espace commun, même si on est étranger à un lieu – pays, ville, rue, famille.

En mémoire au rôle qu’ont joué les citoyens d’Amsterdam pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment avec la grève lancée par les dockers, la reine Wilhelmina présenta le 29 mars 1947 la devise qui fait depuis partie du blason de la ville et que l’on peut traduire comme « Vaillant, Déterminé, Charitable/Miséricordieux » : Heldhaftig, Vastberaden, Barmhartig.

C.M., Amsterdam, le 28 avril 2014



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1ère mise en ligne 4 mai 2014 et dernière modification le 7 juin 2014.
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