Chantal Bergeron | Iode

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Cleptomane de crayons de Rimouski à Bamako. Entre la maternité, le mouvement et les séances de photomaton, elle court après sa queue pour trouver du temps pour écrire. Chantal Bergeron a fait partie de l’équipe du Printemps des Poètes entre 2009 et 2012 et développe maintenant des projets de poétisation des milieux et de médiation culturelle sous le nom de LUNETTES ROSES.
proposition n° 1

Marcher. Traverser cette frontière qu’est le chemin de fer entre les deux quartiers de la ville. S’assoir dans un parc et manger son sandwich. Regarder l’espace environnant avec une impression de déjà-vu. Elle a déjà été ici. Elle a déjà vu ce parc d’un autre point de vue. Mais est-ce bien ce parc ? N’était-il pas plus petit vu de la rue qui le borde au nord. Elle se lève. Chercher de nouveaux repères. Se déplacer vers l’intersection, se déplacer vers l’arrêt de bus. Son arrêt de bus à elle. Elle a déjà habité ici, tout près. Ce parc était son parc. Ces lieux étaient les siens. Il y a dix ans. Aujourd’hui, tout est à la fois différent et inchangé. Son ancien appartement est bien là. Elle y revient. L’épicerie d’en face a fait place à un service de garde pour enfants. Elle se demande qu’est devenu l’épicier ? Qu’est devenu ce monsieur, qui faisait partie de son quotidien à l’époque au point d’en être un pilier familier. Constater que la mémoire a enregistré une copie de la réalité en léger décalage avec la réalité. Réaliser que tout n’a pas changé sinon soi. Voir toutes les maisons habitées pendant dix ans en surimpression : un appartement avec le trou d’une balle de fusil à plomb dans la porte vitrée - une chambre d’où l’on voit le fleuve par la fenêtre - un logement partagé au-dessus d’une boulangerie — une folie avec une nouvelle famille élargie dans un nouveau pays brûlant - une colocation salutaire — un retour au bercail. Elle qui n’avait jamais franchi la frontière du chemin de fer du temps qu’elle habitait le nord de la ville. Une nouvelle pièce du puzzle se dessine. Recroiser à pied le chemin de fer vers le quartier plus au sud. Avancer dans les traces des sutures de la ville. Se rapiécer en même temps.

proposition n° 2

Difficile de cadrer le vent. Le lieu est visible d’abord du nez. Une odeur qui contient tous les temps jusqu’à ta (re)naissance. Cette odeur qui monte à la tête et qui traverse tout le corps enfin immobile. Le seul endroit où se poser parce que le mouvement est devant soi, à l’extérieur de soi, en ravages qui s’échouent sans cesse. En successions de couches de sens qui se sont sédimentées depuis cent mille ans. En lumière et en chants qui se laissent entendre si on patiente assez longtemps. Un chant qu’on peut aussi entendre à l’heure de pointe sur l’autoroute lorsque les yeux fermés. Le chant de l’agitation. L’odeur aussi peut revenir en mémoire aux moments les plus inattendus. Un rappel constant du lieu. Un appel. C’est un endroit au mille visages visités, aux milles noyés et aux pirateries espérées. C’est un espace envisagé comme un débordement.

Un panoramique filé qui fixe tous les âges, tous les genres, tous les doutes dans un coucher de soleil. L’obscurité ou le flou ou les yeux qui se tournent vers l’intérieur. La mince ligne qui sépare le ciel et la terre s’efface en les faisant se confondre. Tourbillons des aquarelles brunes ou grises ou orange. Trombes. Et puis un élément d’humanité, peut-être un bateau, un enfant, un bois brûlé. Des strates successives de pigments mais l’ensemble demeure diaphane. Le lieu goûte les larmes, les roches. La démesure même dans l’arrêt sur l’image. Le berceau multiple se déplie en spirales concentriques dans ta gorge asphyxiée.

Turbulence. Laminaires. Fenêtre. Poêle à bois. Odeur de tabac. Butte. Fraises des champs. Marais. La shed.

proposition n° 3

De l’autre côté presque rien. Une route où les voitures roulent trop vite, qui mène vers le traversier et vers des odeurs de frites. Des quenouilles poussent dans le fossé. Des jardins généreux de légumes même devant les maisons. On peut voir les gens désherber, installés à quatre pattes sur la terre. Fleurs de courgettes, tomates et concombres à mettre en pots à l’automne. Les boîtes aux lettres rythment le paysage de la rue principale avec leurs petits drapeaux rouges. Pas de trottoirs. Un dépanneur où l’on peut acheter du Kik Cola et de la glace et où le commis connait le prénom de chaque personne qui entre. Du vieux prélart jaune à motifs en guise de plancher. Du pain blanc tranché. Île à la Cavale – île aux Ours – île de Grâce. Et encore, un presbytère et un cimetière. C’est toujours là que tout le monde se réunit, malgré la tendance églises désaffectées. Dans le sous-sol, des relents de petits sandwichs pas de croûte, de pièces de théâtre amateur et de métiers à tisser. Devant, un homme étendu sans chaussures dans l’herbe verte. Il se repose. Cadavre. Mort instantanément après l’impact de la machine. La maudite machine. Le conducteur n’a jamais vu l’homme qui revenait de la messe. Le fantôme est toujours là après la pluie.

proposition n° 4

En continue, l’information sur la surveillance de la crue des eaux – Rivière des milles Îles : en hausse, état de surveillance – Fleuve Saint-Laurent, à Contrecœur : en baisse, état normal – Fleuve Saint-Laurent, à Sorel : en baisse, état normal – Rivière L’Achigan, au pont-route 341 à L’Épiphanie : en baisse, état normal – Rivière L’Assomption : en hausse, état normal – Rivière Matawin : en baisse, état non disponible – Rivière Noire, à 2,6 km en amont du pont-route à Sainte-Émilie-de-l ‘Énergie : en baisse, état non disponible – Rivière Ouareau, à la tête des chutes Dorwin : en baisse, état non disponible – Ruisseau Saint-Pierre, au pont-route du chemin du Vieux-Moulin à 0,2 km de la route 343 : en hausse, état non disponible.

proposition n° 4

Lorsqu’on recule suffisamment, on voit des réseaux de mouvements se tracer entre les villes. On voit tous les allers-retours effectués par chacun entre lieux de retours et lieux du quotidien. Ces pointillés lumineux, ces pas répétés, ces ralentis chorégraphiés en voitures... les poteaux avec des petits numéros qui balisent le kilométrage parcouru – l’asphalte chaude – l’espace entre les maisons qui rétrécit à mesure qu’on avance en s’éloignant.

proposition n° 5

Le fleuve fait masse -– le nombre de nuances de verts est vertigineux -– les arbres se mirent dans les étangs boueux -– tout est vallonné – beaucoup de maisons ont une peau de pierres aux allures de taches d’animaux sauvages -– de l’autre côté de l’eau, Parc Regard-sur-le-Fleuve -– les bateaux dessinés par Bernard -– l’odeur des cigarettes roulées à la main -– des hommes avec des ceintures d’outils à la taille qui se lèvent en même temps que le soleil -– des champs de patates -– bardeaux de cèdre délavés -– des pans de murs arrachés, lambeaux de revêtements de maisons – une chaise pour t’assoir, jette de l’ombre dentelle sur le pavé -– sandwichs sous-marin café -– une maison complète floutée -– des rangs toujours sans trottoirs -– des fleurs sauvages pour faire des bouquets (ou non) – fanions colorés et un virevent esseulé rappellent une fête récente -– le ciel est menaçant -– plus de machines que de marcheurs -– les maisons sont grandes pour remplir l’espace, qui est vaste -– il n’y a pas de clôtures, vous pouvez entrer -– la route qui longe l’eau est moins rapide, mais la vue est plus belle. Prendre la route la plus longue pour retarder la fin.

proposition n° 6

En continue, l’information sur la surveillance de la crue des eaux -– Rivière des milles Îles : en hausse, état de surveillance -– Fleuve Saint-Laurent, à Contrecœur : en baisse, état normal -– Fleuve Saint-Laurent, à Sorel : en baisse, état normal -– Rivière L’Achigan, au pont-route 341 à L’Épiphanie : en baisse, état normal -– Rivière L’Assomption : en hausse, état normal -– Rivière Matawin : en baisse, état non disponible –- Rivière Noire, à 2,6 km en amont du pont-route à Sainte-Émilie-de-l’Énergie : en baisse, état non disponible -– Rivière Ouareau, à la tête des chutes Dorwin : en baisse, état non disponible -– Ruisseau Saint-Pierre, au pont-route du chemin du Vieux-Moulin à 0,2 km de la route 343 : en hausse, état non disponible.

proposition n° 7

La maison n’est plus la maison de l’enfance. Elle a été rénovée au tournant des années 2000 pour la mettre au goût du jour. Ce n’est plus la grand-mère qui l’habite, mais sa fille. La maison est une réplique décalée d’elle-même, mais dans le mouvement inverse, la tante propriétaire ressemble de plus en plus à sa mère en vieillissant. Des cloisons ont été abattues, les divisions ne sont plus les mêmes. Les revêtements ont été changés, tout comme les meubles, les électroménagers, les rideaux. Difficile de retrouver l’état des lieux d’avant, comment le corps arpentait les escaliers trop étroits et pentus. La vue de la cuisine donnait jadis sur la butte et les champs. C’est ce qu’on voyait en faisant la vaisselle, avant. Les pièces ont été déplacées, tout a été chantier avant de respirer comme suit. Tu n’oses pas monter au second étage, par pudeur et par peur de ne pas retrouver le grand miroir de la commode et les sachets de lavande dans les tiroirs. La grand-mère n’est plus là et pourtant elle est partout. Son départ a créé un grand vide momentané, mais sa présence persiste malgré le changement de configuration de la maison. Plus de boule de Noël creuses, plus de plat de paparmanes. Pourtant, la grand-mère persiste à travers le vieux poêle à bois remisé dans la shed pour faire les cannages, le généreux pot-au-feu partagé, les rémanences du grenier. Le paysage persiste.

proposition n° 8

Il pleut. Et cette pluie-là va faire se confondre le ciel et le fleuve dans un grand rideau ondulatoire. Les navires continuent d’avancer sur l’eau, l’autoroute H2O, avec des cargaisons de céréales, d’acier, de liquides. Toute cette eau attendue dans les champs asséchés par les derniers jours ensoleillés. L’odeur de terre mouillée après la chaleur. La pluie comme un appel à ralentir peut-être, à regarder les gouttelettes sur les fenêtres qui dessinent aussi des bateaux. La bibliothèque Réjean-Ducharme se remplit les jours de pluie. Tu y croises des fantômes et des enfants. L’édifice qui abrite les quelque 6000 livres semble tout petit, comme une cabane dans un arbre, mais lorsque que tu passes le pas de la porte l’espace se déplie. Tu descends dans la cave en terre et tu découvres une exposition secrète d’œuvres avec des mots écrits de la main même de Ducharme. « Je hais la sécurité, la propreté, le bon, le vrai, le bien et le beau. J’aime le qui-vive. Il n’y a que celui qui est sur le qui-vive qui vive. J’aime les seules vraies choses : les petites choses. J’aime les clés chaudes et les clés froides, les clés laissées sur le calorifère et les clés tombées dans la neige. [1] » Les dessins, des abstractions dans lesquelles tu voies un cœur dans une écharde – un cheval aux cheveux en peigne – un pied traversé par une route – un sapin – des dents de requin. Des racines de radis pourraient se mettre à pousser ici. Tes pieds sont familiers autant avec les cerises de terre qu’avec les jeux de mots de ton auteur favori. Tu trouves que c’est un beau hasard (ou pas) d’avoir toutes tes généalogies dans le même lieu. Tu ne peux pas fuir tes paysages filiaux puisqu’ils t’habitent et t’abritent selon qu’il pleuve ou pas.

proposition n° 9

Pour l’instant la fenêtre est ouverte. Elle entend autant les sons du dedans que du dehors. Les sons familiers de la maison, la sonnerie du four qui annonce que le repas est prêt -– le ballotement incessant de la sécheuse -– la voix de l’enfant qui jase avec le cardinal criard de la cour -– le ronron du vieux frigo couvert de dessins de bonhommes à trois doigts -– les pas de la dame qui habite au-dessus avec son chat glissant, qui pourchasse des souris imaginaires d’un bord à l’autre du logement –- et les bottes du facteur qui a la clé pour distribuer le courrier dans les casiers à cet effet. Une bicyclette passe dans la ruelle arrière, on entend les roues du cycliste, qui avance dans des nuages d’aigrettes de pissenlits – les voitures vont vite et laisse une trainée de bruit à chaque passage -– Un buzz électrique se fait entendre à la sortie de la ruelle au bout du poteau d’Hydro, brouillage du silence court-circuité par une couche de sons supplémentaires le samedi matin : concerto pour tondeuses -– de la viande grésille sur un barbecue au charbon de bois – les petites roues d’une poussette -– un camion-citerne arrose inutilement les plantes de la ville sous la pluie –- le son des voitures sur les rues pavées n’est pas le même quand la météo est sous l’eau. Et puis il y a toutes les voix à l’intérieur de soi, malgré les bruits rassurants du quotidien. Une voix qui crie, qui se demande si on ne va pas finir par se noyer avec toute cette eau –- d’autres voix qui chantent et qui hurlent en même temps, qui ne sont pas toutes au même diapason ou sur le même rythme. Une chorale interne en dent-de-scie, à l’image d’une tempête sismique, d’un buzz dans sa tête, d’une tumeur d’humeur maligne. Elle cherche un métronome. Ouvre tous les tiroirs de la cuisine et de sa cage thoracique frénétiquement. Il est où ce métronome quand on en a besoin ? « Aweye ! Saute, t’attends quoi pour plonger ? » Se sent en haut du tremplin de dix pieds, attachée à la cheville par ses peurs. « Mais si je me faisais mal ! », lui dit l’autre voix, celle qui doute. « Ben voyons, y a de l’eau en bas, tu sais nager pis t’es pas faite en chocolat. » À moins qu’elle recommence à fumer ? « Ben oui, c’est ça, facile à dire de sauter, c’pas toi qui a le vertige. » Tiens, c’est une idée, fumer. Elle s’assoit. Le vent lui ramène l’odeur d’une cigarette imaginée sous le nez. Une allumette craque. Tic-tac-plouf.

proposition n° 10

Dans l’église, comme au marché aux puces, trop de stimuli. Il y a l’orgue tonitruant et les dorures des statues. Ne pas trop comprendre pourquoi on doit toujours se lever et se rassoir à répétitions. La sensation du cuir des appuis-genoux lorsqu’on s’agenouille. Les odeurs d’encens et celle de la cire des cierges, qui forment un arc-en-ciel de petites lumières plus attirantes que ce qui se passe sur l’ambon. Tu glisses ta petite main dans celle de ta grand-mère. Une main rugueuse et enveloppante en même temps. Une main habituée à cueillir des fraises des champs. Le curé parle de Dieu pendant que tu attends le moment de la communion, moment où tu pourras mettre enfin l’hostie dans ta bouche. Comme un bout de papier vierge, « le corps du Christ », ingéré, qui va te coller au palais comme d’habitude.

proposition n° 11

Dans la ruelle [2] c’est plus ou moins tranquille selon le moment de la journée. Au petit matin, tu peux y marcher sans croiser âme qui vive. Ou peut-être un chat. Mais à la fin de la journée et la fin de semaine, ta ruelle s’anime. Les habitants des rues investissent les lieux et débordent de leur cour, comme les vignes et les églantiers. Les enfants y jouent en sécurité, malgré les quelques chauffards qui confondent encore rues et ruelles. Dans les ruelles, la frontière entre espaces publics et privés est floue. Ce sont, non pas des non-lieux, mais des lieux souvent sans noms, non-répertoriés sur les cartes géographiques et ce sont principalement des endroits de passage. On y va pour s’y perdre, on y fait des rencontres (ou pas), on y observe la vie grouillante à travers les objets du quotidien laissés là oubliés, les plantes et les arbres qui évoluent au fil des saisons, les portes entrouvertes sur les intimités, les odeurs de barbecue et les bruits ambiants, tels les grincements de cordes à linge. À travers les mailles des clôtures, tu vois des tableaux animés. Hier, tu as observé la vieille voisine s’aventurer en dehors de sa cour. Cette dame qui sort rarement de sa maison, sinon pour s’occuper des quelques plants de tomates et de basilic qu’elle continue de faire pousser, année après année dans son petit jardin, derrière la maison qui s’écroule en silence. La dame avait été attirée par l’arbre à fruits qui étire ses bras dans l’espace partagé. Elle tirait sur les branches pour en récolter quelques baies qu’elle mangeait comme une petite fille. Elle était sans âge dans la ruelle. C’est là toute la magie de la ruelle, de pouvoir transformer les vieilles dames en petites filles aux mains remplies de fruits rouges écrasés.

proposition n° 12

J’ai appris à apprivoiser l’autoroute Métropolitaine qui traverse à la ville et mon quartier. J’ai commencé en flânant sous cette dernière, entre la rue Papineau et le boulevard Saint-Michel. Au départ, comme tout le monde, je ne voyais qu’une cicatrice, une cassure, une censure du paysage. C’est bruyant, c’est poussiéreux, c’est sûr. Mais j’y ai découvert, l’hiver, un endroit protégé du froid. Je m’y réfugiais pour marcher et j’ai commencé à y prendre des photos et des captations sonores. Les lumières, les lignes, les bruits du trafic, qui s’apparentent aux bruits de l’océan lorsqu’on ferme les yeux. Les oiseaux qui nichent dans le coin d’Iberville, les trombes d’eau qui débordent en chutes lorsqu’il y a pluie. Autant de surprises qui font de l’autoroute un personnage du quartier. Un personnage en mouvement, à la fois dehors et dedans. Je me suis surprise à déambuler avec plaisir sous cette frontière, qui coupe le quartier en deux et délimite le nord et le sud. Une porte d’entrée vers d’innombrables découvertes, cette impression d’être funambule sur un fil de béton armé, sur une grisaille couverte. Au sud : la bibliothèque-piano, les accents du Maghreb, la caverne baroque du Marché aux puces. Au nord : le centre environnemental, les gourmandises de la rue Charland, les phares comme la TOHU et la Maison d’Haïti. On m’a raconté qu’il y a déjà eu, en dessous du Métropolitain, un marché qui se tenait tous les dimanches. C’était avant. Avant que j’arrive dans le quartier. Les gens installaient des tables éphémères et vendaient toutes sortes de produits. Il y avait donc une vie dans ce labyrinthe souterrain. Des gens longeaient le tracé sinueux de l’en-dessous, osaient habiter, même provisoirement, cet espace qui n’est pas aménagé pour l’humain, cet espace qui crie être conçu pour l’automobile. Aujourd’hui les gens peinent à s’y aventurer. On croise rarement quelqu’un, sinon un personnage. On cherche les ouvertures dans la muraille pour traverser à pied d’un bord à l’autre du quartier. On découvre parfois des messages colorés laissés sur les colonnes qui soutiennent l’infrastructure colossale. On découvre, par l’intermédiaire d’un tag, d’une murale ou d’une feuille de dictionnaire collée, qu’on n’est pas seule à fréquenter le lieu. On n’est jamais seule.

proposition n° 13

J’embarque dans l’autobus. Toujours fascinée par ce qui s’y déploie d’inattendu à chaque fois. Cette mixité-là de proximité. Les corps les uns à côté des autres en mouvement et en attente en même temps. Tous nous allons dans la même direction pour une fois. C’est bigarré, tout le temps et changeant... selon l’heure du jour, la ligne empruntée, les humeurs partagées. Aujourd’hui, je voyage sur l’axe nord-sud. Je décide d’embarquer en touriste, de regarder ma ville autrement, de laisser aller mon regard habitué et de me laisser surprendre par ce qui va, nécessairement, arriver. Le quotidien toujours renouvelé, l’autre façon de voir, qui permet de regarder pour la première fois, encore une fois. Comme si je ne connaissais pas cette ville par cœur, comme si je n’étais pas habitée par mille paysages qui dialoguent entre eux, comme si j’étais une enfant qui découvre pour la première fois un homme en fauteuil roulant ou le bruit de la cloche qui signale qu’on veut sortir ou les poteaux surélevés dans la partie arrière du véhicule, sur lesquels il est si amusant de se tenir debout à un pied. L’autobus, le lieu d’attente par excellence. Déjà, avant d’attendre d’arriver à destination, attendre l’autobus lui-même. Malgré qu’il respecte habituellement l’horaire, pour x, y, z raisons – neige, trafic, porte coincée, il sera là à l’heure (ou pas). Tu l’attendras ou tu vas courir après.

J’embarque dans l’autobus. Et lorsque que j’entre, je saisis habituellement rapidement (ou imagine) qui sont les personnages présents. Aujourd’hui, une seule personne attend avec moi à l’arrêt. Comme moi, il regarde régulièrement vers le nord pour voir si l’autobus arrive. Il enlève, remet ses lunettes fumées. Il répond à un passant qui demande : « avez-vous l’heure ? » Il ne reste pas en place. Une tondeuse se fait entendre par intermittence (c’est samedi). Le magasin de vinyles sur le coin vend 3 CD pour 5 piasses. Une sélection de disques est sur une table à l’extérieur, sous un plastique, parce qu’on craint pour la pluie. Il y a un petit vent frais, malgré la canicule annoncée. Les filaments brillants de couleurs accrochés dehors devant le magasin de chars usagés se font aller. Une voiture klaxonne et se stationne devant. Une dame sort de l’auto pour remettre une petite chose qui tient dans une main à une autre. Elles se font la bise et la voiture disparait aussitôt. Je vois tout de suite, au regard du jeune homme qui attend avec moi (malgré ses lunettes) que l’autobus s’en vient. Ce regard qui dit : « ah ! Enfin, il est là. »

J’embarque dans l’autobus. Le chauffeur sourit et répond à mon bonjour. Je m’assis à une place où je peux voir tout le monde. D’où je suis assise, j’observe que mon copain d’attente à un tatouage de crocodile sur la cheville et qu’il y a plus ou moins une dizaine de personnes à bord. Un enfant entre avec sa mère en demandant à manger des raisins. Une conversation en anglais à l’arrière. Trois nouveaux passagers embarquent à Beaubien. Quelqu’un boit un café qui fait envie. Une voix de dame enregistrée annonce tous les arrêts. « Prochain arrêt : De Lorimier/Holt. » Ma mère m’appelle pour me dire que j’ai oublié de mettre des chaussettes propres dans le sac de la petite. Six personnes ont le nez collé sur l’écran de leur portable. Ils sont ici et ailleurs en même temps. Plus personne ne parle, on entend le clignotant. Le chauffeur fait un détour pour éviter des constructions. Ça fait toujours un peu paniquer certains passagers d’être déroutés sans préavis. « Vous allez jusqu’où ? » Certains sortent ici. Qui sait, un étudiant ? Qui sait, deux collègues de travail qui parlent boulot ? Qui sait, des ainé.e.s qui prennent les sièges « destinés en priorité aux personnes à mobilité réduite » ? Qui sait, une mère et son enfant assis sur ses genoux ? L’enfant glisse sa main à l’extérieur par la fenêtre, la mère ramène la main minuscule à l’intérieur. L’autobus, toujours pas sur sa route habituelle. Est-ce que des gens l’attendent inutilement aux arrêts réguliers ? Dehors, des gens embarquent des boites dans un camion de déménagement. C’est vrai, c’est le premier juillet demain. Retour, finalement, à l’itinéraire initial. On passe devant les ateliers du Chat des artistes. D’habitude il y a une odeur de tabac ici, à cause de l’usine à cigarettes. Je ne sens rien. « Prochain arrêt : Parthenais/Larivière. » On voit le pont au loin. « Maman, moi là veux faire pipi. » Une remorqueuse bloque la rue pour embarquer une voiture. Donc on attend. Je regarde mon téléphone pour voir si ma mère m’a laissé un message. J’en reviens pas d’avoir oublié les chaussettes. On ne roule plus. On écoute le ronron du moteur qui fait vibrer tout l’autobus. Personne ne s’impatiente. C’est déjà ça. La voiture, rouge, ne semble pas particulièrement accidentée. Rouillée, mais pas cabossée. « C’est parti ! » Untel avec un sac va aller faire des courses. L’autre se tient la tête à deux mains. Les bancs bleus en simili velours élimé. On passe sous le pont en réfection. Tout un côté du Jacques-Cartier est habillé de panneaux de contreplaqué, on ne voit plus à travers les mailles métalliques habituelles. On arrive à destination. « N’oubliez pas vos effets personnels. Merci d’avoir voyagé avec la STM. » Dehors un marchand de fleurs. Un monsieur en bedaine. Cette maman chante une chanson à son enfant en lui donnant des bisous dans le cou.

proposition n° 14

En montant l’escalier roulant, tu croises un homme qui descend les marches en bougeant les bras comme un chef de fanfare. Il semble savoir où il va et y va avec rythme. Un autre homme dans la rue embarque sur son skateboard géant. Il a un sens de l’équilibre que peu de personnes ont et des sourcils sculptés au rasoir. Puis, il y a une jeune fille qui passe à bicyclette et qui remporte la palme du plus grand sourire croisé ce matin. Elle porte un casque de protection rose avec de petites cornes. Enfin, en arrivant chez toi, tu remarques que ton voisin fait sécher ses bas blancs sur la corde à linge. Il habite juste derrière et sa sœur demeure dans le logement adjacent. Tu les vois souvent se visiter le matin, l’un l’autre en pyjamas. Tu as remarqué que la femme, vieillissante, a plus de difficulté à retourner chez elle qu’avant. Elle s’accroche à l’escalier extérieur en colimaçon pour garder le ballant restant. Et toi tu t’assures, en demeurant invisible derrière ta fenêtre, qu’elle retourne bien à la maison.

proposition n° 15

Et je ne t’ai pas reconnue tout de suite avec cette fracture dans ton visage. Il faut dire que ça fait longtemps que je ne prends pas le temps de bien te regarder. Je t’ai reconnue après avoir vu ta photo. L’image fixe m’a fait saisir, en même temps, l’essentiel de toi et l’ampleur des dégâts. La moitié de ton visage figé et cet œil qui demeure en permanence ouvert, même la nuit, de peur que d’autres ennuis de santé s’abattent sur toi pendant ton sommeil. Je comprends que tu trouves difficile de continuer à marcher et à écrire en même temps, les sens en moins. Continuer à avancer sans pouvoir sourire, continuer à manger sans goûter. Surtout, ne plus savoir siffler. Siffler comme ton père, sa marque de commerce. Je voudrais que tu réussisses à avoir un peu de compassion pour toi. Comme la petite avec sa peluche. Regarde comment elle la caresse, elle enveloppe le visage de sa petite main avec tellement d’amour. Comme elle le ferait pour elle-même, comme elle ferait pour toi.

proposition n° 16

J’ai cessé de marcher avec toi pour aller voir moi-même ce qui se passait dans les rues. Tout de suite en traversant les îles pour rejoindre Berthier, je suis tombé sur l’Avenue Gilles-Villeneuve et sur le musée du même nom. Gilles Villeneuve était un pilote automobile. Il est mort dans un accident tragique lors d’épreuves de qualification en Belgique en 1982. Le musée est non loin de Paillé Chevrolet Buick et de GMC Berthierville. Nous sommes ici au royaume de l’automobile. Nous les voulons toujours plus grosses et plus rapides. Nous voulons qu’elles écrasent tout sur leur passage, y compris les cyclistes. Nous voulons des tanks pour nous conduire de nos maisons de banlieues à nos travails en cubicules. Nous allons travailler en véhicule blindé pour nous donner l’impression de ne pas mourir d’ennui. Sur la route vers le travail, nous sommes tous Gilles Villeneuve. Nous avons la chance de connaître l’ivresse de la vitesse pendant quelques coins de rue, le temps de rejoindre le feu rouge. Lorsque nous sommes arrêtés nous observons : une femme se maquille à l’aide du miroir central — musiques tonitruantes en couches, personne n’écoute le même poste de radio — il y a déjà eu des cerfs qui habitaient à proximité. Nous regardons la lumière changer de couleur et nous appuyons sur le klaxon aussitôt que c’est vert, afin de nous assurer que le chauffeur devant nous est prêt à ne pas perdre de temps. Il ne faut pas être en retard pour notre sortie ou pour notre propre mort imminente, annoncée, télévisée. Sur la route, nous allons tellement vite que nous ne voyons plus les humains qui marchent à côté. Des clubs de marcheurs, au ralenti, qui dérivent et qui exercent un dernier sens de la contemplation naïf. Les arbres sont comme des traînées filées en feu. Les pneus deviennent collants sur l’asphalte à cause de la chaleur et de la friction. Des débris de plastique viennent se répercuter sur nos parebrises et des oiseaux sont déchiquetés dans notre course. Notre visage est malaxé et défiguré par la vitesse. Nous écrasons un piéton nonchalant qui revient de la messe, pour lui apprendre à s’enlever de notre chemin. Nous faisons une dernière prière, tandis que Marlboro et Labatt commanditent nos casques protecteurs. Nous pensons voler dans nos combinaisons sophistiquées, mais nous fonçons vers un mur, comme le dernier écran consulté avant le sommeil. Nous serons des torches humaines habitées par des petites voix qui nous diront de ne jamais ralentir. Poussière tu redeviendras poussière.

proposition n° 17

Il y a ce gazon jaune pâle qui dessèche depuis qu’il n’y a plus de pluie. Comme de la paille qui chatouille et grafigne la plante des pieds. Comme une impression que la vie ne reviendra plus jamais, quand en fait, tout est impermanent, même le gazon sec.

Il y a cette bicyclette que tu avais laissée ici et qui n’y est plus. Quelqu’un a pris ton vélo et tu devras rentrer à la maison à pied. La saison des vélos volés est ouverte.

Il y a ce désir de continuer de te perdre malgré l’invention du GPS. Tu pédales d’une ruelle à l’autre, tu enfiles à droite à gauche dans ce réseau rhizomique d’artères secondaires. Tu finis par confondre les points cardinaux avec l’heure qu’il est. 2 poils au nord de midi.

proposition n° 18

Des racines de radis pourraient se mettre à pousser ici. Et tu ris et tu récoltes des racines et des ronces. Et les racines sont si longues qu’elles forment des cordes à danser. C’est la danse des racines radicales. C’est la danse rance, la transe des racines-rhizomes, des réseaux souterrains salvateurs et des épines pas fines. Des plateaux de semis entiers, des graines qui germent dans ton compost, un terreau facile fertile. Tout est entre pousses et putréfaction. Les fanes de radis en pesto, fanures familières des fleurs et des visages. Enflures en ramifications. Tirer sur les racines, tisser et tresser, tasser les tisons et danser encore. Les radis rient, des ridules à côté de paupières rieuses, des redites qui se nourrissent à l’aune du bégaiement. Tirer sur les racines, s’étrangler et s’enfarger et se relever. Tu es fatiguée de tes propres rides et radotages, alors tu rampes et tu t’accroches. Tu croques dans un radis en même temps que tu manges les pissenlits par la racine. Troisième fois que tu meurs dans la journée. Tu te mets la racine au cou avant de recommencer à danser comme un derviche, comme un tire-racine, comme un tire-bouchon. Comme un tournesol qui regarde droit vers le soleil. Droit dans les yeux, au risque de les brûler. Tes mains ne sont pas sales, elles sont secouées par la terre.

proposition n° 19

Tu te retrouves chez toi dans tous les archipels, partout où l’eau relie les espaces de terre ferme, relie les gens entre eux. Il n’y a pas de discontinuités, il y a la fluidité de l’eau qui bouge et qui embrasse tout sur son passage. Tu te retrouves chez toi partout où les gens veillent dans la rue. Tu aimes te promener et croiser les mêmes personnes assises sur les mêmes chaises, autour d’un thé ou d’une bière. Des étrangers familiers qui sont autant de repères dans les rues arpentées. Tu te retrouves chez toi lorsque tu croises une plante qui pousse au milieu du béton, dans un milieu ingrat qu’on penserait infécond. Tout la résilience et la patience de pousser, malgré l’aridité et à cause de l’impossibilité de la fuite.

proposition n° 20

Presque tout le monde dort, mais tout le monde ne dort pas. Toujours quelqu’un pour traverser la ruelle en pleine nuit, entouré de chats. Les petites lumières installées en banderoles dans certaines cours éclairent le presque rien. La vie grouille pourtant, dans la pluie qui tombe en gouttelettes sur la poubelle de métal, dans le sifflement des insectes nocturnes, dans les éclats de voix télévisées qui s’échappent des fenêtres ouvertes. Les arbres surveillent avec leurs grands bras ballants dans le vent. Les plants de tomates continuent de pousser et les fleurs n’arrêtent et ne fuient jamais. Chaque escalier en colimaçon mène à des corps endormis, des rêves en puissance. Des corps immobiles propulsés dans des inconscients sans limites. Des paupières découpées – des vols d’oiseaux en peinture aux contours tracés en noir – des règlements de compte avec l’anxiété – des échappatoires en forme de trou noir boîte à surprises, jack in the box – du repos bien mérité derrière un cirque circadien – des rappels décalés de la journée avec notifications sonores – des impasses récurrentes à amadouer durant le sommeil – des retours à la case départ qui donnent l’impression de ne jamais avancer – des lieux familiers qui n’existent pas dans la réalité – des pirouettes dans les airs et des courses envolées – des fils de fer et des têtes à l’envers – des espoirs en 24 images. Des vêtements laissés sur une corde à linge, des silhouettes suspendues en plein vol. Une cigale annonce qu’il fait chaud, nouvelle période de canicule. Le bal des ventilateurs et des climatiseurs se fait entendre avec le tic-tac des heures suspendues.

proposition n° 21

Ne plus écrire la même chose depuis que le mur est vert. Un vert tellement vif, comme une lime, comme un fruit qui fait sourire et grimacer lorsqu’on croque dedans. Quel était le nom de la couleur sur le carton, comment des créatifs qui vendent de la peinture ont nommé cette couleur, comment appeler cette couleur ? Vert trèfles chanceux. Les yeux de Colette sur le bord d’une tablette, au-dessus d’un micro-ondes. Avec juste ce qu’il faut de brume et d’étincelles dans les prunelles pour intriguer. Un visage ami superposé sur l’image en noir et blanc avec l’aide de l’imagination. Retrouver toujours des airs familiers dans tous les visages croisés. Déposer du connu sur l’inconnu pour ne pas trop se perdre et pour dsitinguer de l’amour partout, surtout dans les endroits les plus arides. Vert espoir patenté. Les patins de bois d’une chaise berçante qui usent le plancher de bois franc toujours aux mêmes endroits. Le mouvement de balancier régulier. On voit le patin, on ne le voit plus. On voit le patin, on ne le voit plus. Vert château d’Espagne. Une scutigère traverse le tapis rayé comme si elle était sur une piste de course. Elle alterne entre les deux couleurs de fibres dans sa traversée du salon. C’est humide. Il y a plus d’insectes que d’habitude dans la maison. Vert cigale.

proposition n° 22

Du prélart ça n’existe plus. Et des électroménagers jaunes non plus. La lumière entre par la fenêtre, un faisceau lumineux qui dessine des auréoles dans les cheveux et des lignes sur le plancher. Marcher avec des pantoufles en phentex rouges. Ouvrir la porte de l’armoire à épices pour mettre son nez dans chaque pot et grimacer en goûtant l’extrait de vanille. Debout sur un tabouret en bois, qui est sans doute la seule chose qui subsiste de cette époque, de cette cuisine figée. Ouvrir la porte du frigidaire et ne pas trouver de beurre, que de la margarine pas jaune. Des rideaux cousus à la main et rien de « made in china ». Un téléphone à roulette avec un fil entortillé qui s’étire à peine. Parler debout avec quelqu’un debout à l’autre bout du fil. Des ustensiles suspendus au mur, toujours prêts à cuisiner. La soupe traditionnelle du dimanche comme chez grand-maman Rosette. Une table en métal qu’on peut agrandir avec un panneau supplémentaire lorsqu’il y a de la visite. Des chaises en métal avec des patins pour ne pas user le plancher. Tout glisse dans cette cuisine métallique vintage. « Se dit de vêtements, d’accessoires de mode qui datent d’une époque relativement ancienne. »

proposition n° 23

Tout part d’un tube. Un tube autour duquel on construit un nid en papier mâché. Ce point de vue permet de voir comment les branches des arbres vont se rejoindre au-dessus de la ruelle, comme des bras qui s’étirent et s’enlacent.

En haut de l’escalier en colimaçon il est facile d’avoir le vertige, d’être attiré vers le bas, de se sentir fondre et d’entre-apercevoir son corps se faufiler entre les lattes de métal qui tournoient.

À travers les mailles des clôtures on voit un pied dans un hamac, un homme qui lit. Entendre une radio italienne. La sœur et le frère qui se voisinent en pyjamas. Des fantômes de voisins, des villes dans la ville, des mises en abymes à l’infini jusque dans la fourmilière.

Un cœur qui bat plus vite parce que dans une petite personne. Ce cœur sautille et fait des bonds. Ça gambade, regard se promène de haut en bas sans se poser sur rien. Ça frétille comme perspective. Nerveusement et mielleusement.

Ça tombe du ciel en trombes et la poubelle de métal se transforme en percussion. Des tambours taïkos improvisés dans une cour pluvieuse. Le boucan du tonnerre, rythme d’une grosse caisse basse. Toute l’énergie d’un musicien sur une peau tendue.

proposition n° 24

En haut de l’escalier en colimaçon il est facile d’avoir le vertige, d’être attiré vers le bas, de se sentir fondre et d’entre-apercevoir son corps se faufiler entre les lattes de métal qui tournoient dans le paysage. Surtout lorsque l’on a un bébé naissant dans les bras. Et qu’il y a des gens en bas, qu’on connait à peine, qui vivent leur vie sans trop se sentir invisibles, en ayant la certitude que l’art existe et en ayant la faculté de faire cesser, à l’occasion, les voix nuisibles qui jacassent dans leurs têtes. Ces voix qui ne cessent jamais dans ta propre tête et qui te font douter continuellement et envisager que la vie est meilleure ailleurs. En bas, par exemple, chez les voisins du rez-de-chaussée, puisqu’ils ont une cour eux et du gazon vert et un espace où mettre une petite pataugeoire et même une plate-bande avec quelques plants de tomates. Alors, c’est certain, si les voisins déménagent, tu descendras en bas et cette cour sera la tienne et dans cette cour tu vas cesser de comparer ta salade au voisin Instagram et tu n’auras plus le vertige, parce qu’on ne peut pas avoir le vertige lorsque nos pieds sont au niveau de sol. Et ce jour arrive enfin et tu mets tous tes objets dans des boites et tu descends l’escalier en colimaçon. Tu déposes tes choses dans les mêmes meubles, mais dans de nouvelles pièces. Tu installes les mêmes affiches sur les murs. Tu laves des fonds de tiroirs remplis de miettes de pain. Tu observes les scutigères qui font la course dans le salon. Tu décides de peindre un mur en vert. Et tu installes ton bureau comme on ouvre une fenêtre. Et tu fais un petit lit recouvert d’une housse sur laquelle sont dessinées des capucines. C’est un lit où border et où lire des histoires. Jusqu’au jour où tu sors dehors et regardes entre tes orteils et tu sens le sol tourner entre tes pieds. Tu n’es toujours pas groundé, tu n’as pas d’équilibre, tu ne maîtrises pas les postures de yoga, tu sens que le sol se rapproche dangereusement, que même si tu ne surplombes pas le vide du haut de l’escalier en colimaçon, tu surplombes ton propre vide à toi et tout ton corps penche vers le sol. Au point où tu t’assois, puis te couches dans l’herbe pour arrêter de lutter contre la gravité. Tu pèses 500 livres. Tu pleures dans un scaphandrier.



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1ère mise en ligne 9 juin 2018 et dernière modification le 11 septembre 2018.
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[1Réjean Ducharme, Le Lactume, Les Éditions du passage, 2017, p. 66.

[2« À Montréal, une ruelle est une voie de desserte parallèle aux rues sur laquelle donnent la cour arrière des maisons. Il s’agit d’un élément caractéristique de l’urbanisme montréalais des années 1890-1930. Selon l’auteur du guide Marcher à Montréal et ses environs, la ville compterait 450 km de ruelles. » source : Wikipédia.