Marc-Antoine Durand | Prairie Houses, monologue

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l’auteur

Marc-Antoine Durand est architecte. Parallèlement à son activité il enseigne à l’École Nationale Supérieur d’Architecture de Paris la Villette, à l’École Spéciale d’Architecture et participe à l’activité du laboratoire GERPHAU (groupe d’étude et de recherche en philosophie - architecture - urbain). Son site : www.mad-architecture.com.

le pitch

Cette fiction a été inspirée par l’oeuvre écrite de l’architecte américain Franck Lloyd Wright et par la recherche menée par Michel Conan sur les relations entre Wright et ses clients. Les trois références suivantes ont servi de trame au texte Prairie Houses – monologue :

Testament, Franck Lloyd Wright, Éditions Parenthèses, coll. Eupalinos, 2003, 240p.

L’avenir de l’architecture, Frank Lloyd Wright, trad. de l’américain par Marie-Françoise Bonardi, Gonthier, Paris, 1966

Franck Lloyd Wright et ses clients : essai sur la demande adressée par des familles aux architectes, Michel Conan, Ministère de l’équipement et du logement, dans le cadre du programme Conception et usage de l’habitat du Plan-Construction et architecture, Centre scientifique et technique du bâtiment, Paris : Plan Construction et architecture, 1988

le texte

 

dans la petite bibliothèque / octogonale / avec vue
tranquille tranquille pour travailler
mon studio
tranquille tranquille
pour travailler tranquille
des fenêtres comme des écrans
films de saison / prairie au loin
avec une cheminée dans chaque pièce

c’est le rêve

dans la petite bibliothèque octogonale / capsule nature entièrement lambrissée
par un couloir étroit vitré de part et d’autre qui
s’avance dans le jardin
imaginer comme une serre art-déco, mais à l’envers
puis cheminée à droite
fauteuil, fauteuil, club au choix
on sera bien
cheminée fauteuil
tranquille quoi
et la serre à l’envers

alors comme d’habitude vous vous dites : c’est une fuite en avant
rêve de campagne quand on est à la ville et inversement
c’est le coup classique
un raccourci
classique oui
mais c’est plus compliqué
j’aimerais comprendre / vous expliquer
que les choses s’entremêlent
comment
une pensée
ça fait
ça invente
ça articule et ça relie pour donner quelque chose de nouveau
une invention
comment on fait ça
l’architecture
comment on fait
une ville nature
c’est nouveau
comment on fait
c’est futur

ici, on pense futur

venez, entrez

petit-déjeuner, odeur de café, sortie du rêve matin
c’est offert avec
pensées cabanes, œufs sur le plat, radio
je suis dans un good mood / un état d’esprit américain

ici, on pense futur
on articule, on cherche
on crée des liens

entre ça et ça
des ponts
entre ça et ça

le entre c’est moi

l’idée
oui

le métier
pour moi

l’idée

c’est de composer / se composer
être composite
devenir architecte philosophe
poète ingénieur ou sourcier maçon
qu’importe
créer
c’est créer entre deux
ou à la rencontre
vous voyez
se fabriquer soi-même son interface
son espace de création
c’est important, je crois
et pour moi ça a toujours été comme ça

j’ai commencé en écrivain géologue
ouvert ma propre carrière pour creuser en moi-même
j’avais 14 ans quand j’ai découvert que pour écrire il me faudrait des pierres
et puis le bazar du langage renaissant ne me convenait pas
les vieux mots comme pilastre ou en-ta-ble-ment
il nous fallait des poèmes / prophéties nouvelles sans en faire trop
alors...

alors on essaie
en attendant de grandir

fermier voyant
à 16 ans
il n’y a pas d’école pour ça / j’ai renoncé à l’école
grandes bâtisses / grandes ouvertures pour / voir au travers des murs
l’appareillage des briques au premier plan et le paysage derrière
ça dit la même chose
comme un écho
ou un dialogue lointain
tout le monde peut comprendre ça

pas besoin d’être
le passe-muraille

pour ma part, j’ai compris le langage des matériaux / en souvenir d’enfance
j’ai compris en souvenir
le cube de bois sortant du bois / parlant du bois
le bloc de pierre sortant du sol / parlant du sol
et les bétons...

l’architecture sort / parle / entre

exhume

un tumulus
un terril
textes aussi

on dira plus tard : il a du génie tu vois, ses maisons sont naturelles
c’est comme si elles sortaient de terre

on dira ça
dans mon dos 
vous verrez
vous mêmes d’ailleurs le direz peut-être

...

le langage de l’architecture

...

en voiture hier après-midi

ville réduite qui s’étirent
alignements de poteaux électriques

ça file
ça pense vite

et l’évidence qu’il faut sortir du machinisme

c’est plus facile à dire
mais la ville ne « fonctionne » pas et
l’architecture ne « marche » pas
et
ou
alors
vocabulaire suspect ou
ville flipper qui
« bumper » ou
« cluster » ou
grappe d’ordinateurs ?

on parle technique
on métaphore
médecine ou chirurgie
on dit organisme vivant
ou on dit ville machine
et on décrit les engrenages
et nous, on devient mécanicien ?
réparateur de villes cassées ?

la ville

à croire que c’est un problème de mécanique
à croire que c’est un problème de vocabulaire

c’est important les mots
c’est ce qui donne du relief

et puis il y a un ordre
non pas un ordre à exécuter ou à suivre
mais plutôt une façon de connaître les enchaînements
de savoir où couper et quoi garder
comment articuler
articuler les mots, les espaces
la grammaire, l’assemblage

la grammaire

oubli de l’assemblage

fausse posture
contre les contres, anti-antis
vous direz que je n’aime pas les choses simples
c’est faux
pour moi c’est no style et retour cabane
au départ on trouve des objets sur la plage :
au départ
on raconte toujours une histoire
le site comme une île
l’assemblage comme trouvaille
le bon assemblage
prophétique par nature
articulation et reliance
la ressource
la boîte à outil
une caisse avec des livres à l’intérieur

++++
de quoi faire

par nature le prophète
sort du sol / parle du sol
est enfoui dans le sable
ou caché dans les rochers

il n’y a pas de mystère

de l’idée
tu fais ta journée
ok

découvertes sur découvertes
ok
on est tous épuisés

trouver – assembler
c’est un vrai métier

architecte grammairien

...

vous comprendrez

...

on va aller au salon

...

il y a quelques années
je travaillais dans un grenier mais avec
une plaque ARCHITECTE / lettres d’or sur porte vitrée
c’est vrai

dans un grenier

à l’époque l’architecture c’était
château français, manoir anglais et folie des grandeurs beaux-arts
c’était
Disneyland
et autres histoires à l’eau de rose

et c’est toujours comme ça d’ailleurs

alors on me disait
mais comment fais-tu ?
comment fais-tu pour convaincre un client ?
pour le sortir du conformisme ambiant / lobotomie faite sur un zombie
pour faire qu’il ait envie d’autre chose que :
la maison du voisin, mais avec ça en plus

nous marchons droit devant sans jamais cligner des yeux

c’était une bonne question

alors on reprenait tout depuis le début
écran noir ou plutôt
tableau noir
+ schémas + flèches
frise chronologique et départ pyramides

la Parthénon, Santa Maria del Fiore et l’Auditorium Building
4000 ans d’histoire en dix minutes pour arriver à sortir cette phrase
et montrer du doigt :
aujourd’hui l’architecture c’est ça :
photographies et maquettes à l’appui
retour à la nature des matériaux, mise en tension avec l’acier et hop
on ouvre
l’intérieur se prolonge au dehors
l’extérieur rentre jusqu’au pied de la cheminée
oui vitré ici, et là, et là encore, pas plus
oui vrai matériaux
non pas de déco
j’appelle ça l’honnêteté
regardez
c’est ouvert
dans ma poche
le stylo
signez ici
c’était vendu

c’est ainsi

on est tous un peu devenu des VRP

ou alors l’hypnose
certains étaient forts avec ça
ils maîtrisaient
ils t’endormaient
à coups de formules techniques magiques

des sorciers designers en quelque sorte

enfin

chacun sa méthode
mais le plus souvent vous savez, les clients venaient après avoir visiter une réalisation
effet totem de mes maisons
suivez la pente, direction Oak Park
ils venaient d’eux même

pas besoin de les chercher
pas de souci de clientèle

ça tournait
on s’amusait

on travaillait dans une bulle hors la bulle
on était seuls, sans se soucier des autres
on était seuls
rebelles gentils rêveurs
les autres courraient après les buildings

chez nous on dessinait des arbres
les gars s’endormaient à l’aube sur leur planche à dessin

charrette café / rien n’a changé

mais la liberté !
fini les styles colonial ou gothique !
fini les ornements fascinants !

modernité
prairie
réalité

on était concentré sur notre territoire

rien du dehors

parfois peut-être, émettre un avis
un conseil
une prophétie

quand un confrère dans le besoin

vagues successives, oui
tassements, oui
je vois
nappe phréatique au-dessous de la ville
l’opéra de Mexico ne tiendra pas le coup

le monde, j’en avais des visions
tandis que j’occupais mon temps à

je ne sais pas

un moulin à vent ?

...

ailleurs, des œuvres
prises à tort pour de l’architecture
ça aurait pu être l’objet de mon combat
mais gardien du temple
non
ce n’était pas pour moi

et puis mon moulin...

petit projet pour demoiselles / octogone
que je composais en tempête
para-tonnerre, une par une
les formes, le losange, la boussole, la girouette

la vie est à
vocation à
au vent, fendre le vent
briques

fendre le vent briques

c’est une image / un poème

ça peut m’occuper toute une journée

une suite de mots
pour une entrée dans le projet

++++

on peut aussi revenir sur la technique
trouver – assembler

grammaire

on le fait tous

tu admires, tu copies
détails reproduits à l’identique
dessins, projections, zoom out
échelle 1, 10, 20
ho-mo-thé-tiques
tu multiplies / tu tords
tu prélèves / tu tords
c’est nouveau / c’est pareil
tu écoutes, tu composes

à cinq ans, cubes et pliages, coffre à jouet déjà
mine d’or

trouver
depuis toujours
assembler

avec subtilité
avec rapidité
avec simplicité

le plus difficile c’est l’articulation
la brique d’accord, mais regarde le traitement des angles arrondis
tu aurais du t’en passer
tu aurais du t’en passer
et c’est aussi une question d’échelle
la brique, c’est la main
le mur de briques, le corps
c’est lié
et c’est culturel
terroir – territoire - terre cuite
ça va vite

l’oncle Dan disait « ne faites pas de petits projets », il avait tort

tort

dessiner un embarcadère sur le Delavan lake
voir comment il compose avec les autres systèmes
pontons, cales et cabanes sur l’eau
c’est refabriquer le lac en entier

penser lac c’est penser périmètre
frange, bord, bascule
on articule encore
on penche dedans mais sans tomber
on retient
reflet dans l’eau
autre monde
on garde la distance

et

avec

les prépositions aussi, ça se dessine

les prépositions surtout

...

du septième étage
dans mon bureau du passé
je contemplais souvent le lac Michigan
et les lueurs rouges au Sud
le ciel / fumées de Chicago

ce qui se passe sur une ligne d’horizon

droite

une ligne droite

une vie de liberté

aujourd’hui on est coincé
la ruine comme trame
dans une vaste forêt labyrinthe

alors qu’il y a des étendues d’herbe fraîche

des prairies
où courir et dessiner en courant
herbes couchées à son passage

des prairies

car voilà
l’Amérique aujourd’hui est celle-ci
des stations services sur les routes
des bornes
des villes en pointillés
sur ces rubans d’asphalte reliant l’abri à l’abri
à l’abri
aujourd’hui vestiges
sans toit
voilà pourquoi j’y crois
à la révolution en marche
de cet étirement plastique des villes

ces alignements de pylônes électriques

on va enfin habiter l’entre
et retrouver des lignes d’horizon
des sols parlants

ce sera beau

le véritable architecte
déterre les indices
détecte la présence
des morceaux du futur

madame Irma / enquêteur

je lis dans le marc de café / j’ai des preuves

à choisir :
l’architecture comme art divinatoire
ou comme science selon l’école

mystique ou scientifique
mais au final peu importe
on fabrique composite
chaman soprano ou physicien aquarelliste c’est idem

Bartlebooth

mon père était prêcheur musicien
composite toujours

musique et architecture, j’aurais pu en faire mon métier

j’ai grandi à Oak Park, banlieue résidentielle de Chicago
le matin, les hommes prenaient le train et partaient pour le loop, le centre d’affaire
c’était une banlieue proprette
gazon tondu, belles voitures
là où se terminent les saloons et commencent les églises

Hemingway y est né aussi, mais plus tard
on comprend pourquoi il en est vite parti

moi aussi j’en suis parti
un peu malgré moi c’est vrai
j’avais une réputation et puis
escapade avec la femme d’un client
j’ai du fuir
partir
c’est bête
mon projet de société en a pris un coup
d’autres ont dit que je n’étais plus crédible
bref
aujourd’hui je reconstruis
prairie
la prairie
la vie dans la prairie
les architectures de la prairie

dans la prairie

des maisons dans la prairie

parce que Chicago, enfin
ce n’est plus tenable

vous avez vu Scarface ?
voilà Chicago
une ville / décor studio
des murs sales et
l’ombre de x au chapeau
qui siffle, tranquille
tandis que les automobiles bruyantes
au loin
et deux coups de feu
comme pour signer
liquider ce bigger Louis
l’acte de naissance de Tony Camonte

++++

c’est une réalité
la ville est devenu un trophée
un magot à décrocher
pour ces voyous minables
parce qu’entre nous, on ne peut pas dire qu’il joue les braves
ce Paul Muni
et la censure s’en mêle ? et le gangster est magnifié ?
faut arrêter
alors on a demandé à Howard Hawks de réécrire la fin
vous le saviez ça ?
histoire que le méchant ne s’en sorte pas
vous le saviez ça
oui
que les méchants perdent toujours à la fin des films
mais pas à Chicago
ni dans le reste de la vraie vie d’ailleurs
avec les journalistes
qui racontent le monde en pire
alors oui c’est bon
c’est bon pour la presse oui
eux
la presse
ils veulent la guerre
la ville / champs de ruines
drama
chaotique
ils veulent la guerre
la guerre des gangs

ça fait vendre

la vie d’un gangster
on te donne un rendez-vous secret le matin chez le barbier
et on vient t’arrêter sans prévenir l’après-midi chez le coiffeur
alors c’est l’interrogatoire
et à part quelques uns
très rares
tu passes ta vie à traîner dans les rues
à te saouler dans des rades
les soirées chics c’est pour les boss
et puis tout ça a pris des proportions invraisemblables
avant, les mecs faisaient ça pour les fringues
de beaux costumes et de beaux chapeaux
voilà tout
histoire de draguer une jolie fille le week-end
mais avec la prohibition
ça a pris une autre dimension
la ville maintenant, c’est la ville dépravé
l’alcool, les filles
les voitures qui roulent vite
les corps que l’on jette sur la chaussée
et qui roulent, eux aussi, jusque dans le caniveau

ah...

vous pensez que je divague
que ce n’est qu’un film mais
ok
les cinéastes voyez vous
ont toujours su montrer la ville
ils sont nés avec
bien mieux que les architectes ne savent le faire
les architectes, eux, cherchent des refuges, des échappatoires
c’est ce qu’ils conçoivent

ils fuient

quand l’utopie tourne mal ils fuient
non pas qu’ils soient plus lâches que les autres
mais qu’il comprennent sans doute plus vite qu’eux
la fin du film
et l’urgence d’aller
plus loin
établir une alternative

une autre fin

voyants
ils anticipent
et partent avant les autres
pour préparer le terrain / poser les fondations d’un monde nouveau

pionniers

puisque je vous le dit
vous aussi
si vous venez avec moi dans la prairie

vous verrez

dans la prairie la vie sera simple et silencieuse
au contact des éléments
ce sera bien mieux pour la vie des enfants
il faudra faire des concessions bien sûr
se débarrasser des greniers par exemple, et donc des lucarnes
et retrouver de vraies hauteurs, de l’air
et en finir avec les énormes sous-sol
faudra faire corps
le sol, c’est le sol
c’est chaud, ça vibre
retrouver un volume total
l’habitat comme une bulle
prise dans une autre bulle
et sans doute dans combien d’autres bulles
on aurait pu imaginer ça
une pensée des bulles ou de l’écume

et puis une seule cheminée, large et généreuse, voire deux, pas plus

et puis de grands débords de toits pour que l’on se sente protéger
de la neige, du soleil, de tout le reste
de grands débords
ça fera des lignes dans le paysage
une belle ligne de sol et trois mètres plus haut
une belle ligne de toit
et des terrasses
des auvents
et bien choisir les arbres
ce qu’ils doivent cacher ou non
ce qu’on doit voir de la maison ou non
quand les gens passeront devant une maison et qu’ils s’exclameront
« savez-vous qu’ils ont la cuisine en façade ? »
ce sera fameux, et ça marchera à tous les coups
madame trainera illico monsieur dans mon bureau

ça peut aller vite

j’y crois

asseyez vous

ah oui, la végétation
comme je disais
c’est important
dans les dessins d’abord
vous voyez ça, au Japon ils font pareils
là, oui, le dessin de l’arbre, le point de vue en contre-plongée
la falaise et l’arbre juste dans l’angle de la maison
c’est beau non ?
et puis comme je dis souvent
« Un médecin peut enterrer ses erreurs, mais un architecte ne peut que conseiller à ses clients de planter de la vigne vierge. »

ah ah

enfin... 

vous voulez du thé ?

une maison à thé, voilà un beau programme :
tu recrées le monde autour de l’unique objet

asseyez vous

hmmm
regardez cette vue...

++++

parfois on vient me voir pour que j’invente un gadget
j’imagine que c’est ça
la vie américaine
la ville, comme une vieille idée sur laquelle on rajoute un gadget
sur laquelle on rajoute une prothèse
bras articulé ou œil bionique
et encore, on n’est pas en Europe au niveau des vieilleries

j’aime l’histoire bien sûr
mais j’ai voulu revenir à la fondation / revenir avant Pompéi
ai-je été entendu ?

non

on pense par extension et on continuera, c’est ainsi / c’est bizarre
comme s’il était impossible de questionner le noyau
le centre, l’ancien ou l’arkhè

on a appris à habiter l’anachronisme
point final
c’est fatal
et on entasse
et on rajoute
alors que peut-être il faut aplanir
juste un peu
araser
éroder

qu’est-ce qu’une prairie ?
une montagne du passé / futur
là où je pense la ville et la campagne américaine
votre rêve à vous aussi
pour moi
le lieu d’une pensée nouvelle
et du batifolage dans les herbes hautes

regardez cette vue
écoutez ce vent

le vent surtout
comme une musique
un fond sonore pour monologue intérieur
car oui, à l’intérieur, ça parle
enfin je me parle
je marche et je me parle
je pense
en marchant
et les pensées épousent la forme de l’espace traversé
vous comprenez du coup
des pensées prairies
larges, ouverte sur l’horizon
filantes et rapides comme le vent
et des pensées Chicago
y a pas photo
l’étendue ou le rectiligne ?
vous me suivez
et en voiture aussi
je pense en roulant
vitres baissées / le vent
la route comme un ruban

la poésie est déplacement

dans l’entre des choses

épaisseur dix millimètres

un mur vitré

une loggia

une fenêtre

avec moi par exemple, les fenêtres s’ouvre vers l’extérieur
fini la guillotine et que l’on baisse
clap de fin des courants d’air
que l’on coupe
coupe
non, vers l’extérieur
grand air, grands poumons
vous voyez le geste qui va avec ?
celui d’ouvrir sa fenêtre comme on ouvre les volets
bras ouverts, bras ouverts
deux fois

c’est une autre attitude

la prairie

vraiment

c’est autre chose que ce Tony Camonte
avec ses volets métalliques
blindés qu’il dit
avec une meurtrière
vous voyez cette scène où il fait visiter son appartement ?
à Poppy, la petite amie de son boss Lovo
il lui montre tout ça
les volets métalliques
le coup de la meurtrière
et quand il lui décrit une éventuelle scène de siège
la police partout autour
et lui retranché
mais invulnérable croit-il
c’est sa propre fin qu’il est en train de décrire
sa propre mort
il est fou et dangereux
elle aime ça
voyant extralucide
elle aime ça aussi
et dehors
la vue
des enseignes, des néons
THE WORL IS YOURS
comme si la ville elle-même reconnaissait son maître

c’est là qu’elle cède
Poppy
c’est là aussi que Tony prend l’ascendant sur Johnny Lovo
en prenant sa petite amie
c’est primaire tout ça
ça ne vole pas bien haut
mais c’est ça
exactement ça
la ville nous corrompra tous

plus tard dans le film
une métaphore qu’ont aurait pas cru
à propos d’un nouveau modèle de mitraillette
pour Tony, les mitraillettes
les nouvelles mitraillettes
sont comme de belles machines à écrire...
étonnant non ?
avec ça, je vais écrire mon nom partout dans la ville
voilà ce qu’il dit
une rafale de balles pour signature
une fusillade pour faire poème

dans Scarface tout n’est que
ville voiture et fusillades

no future

alors prairie oui
prairie
c’est mon alternative sécuritaire

plus tard
peut-être
ce sera fini
Al Capone enterré
on pensera à autre chose
on reprendra goût au risque / terrains accidentés
et on passera en cascade
Fallingwater
sous-bois + rochers
pour un éloge de l’escalier :

++++

plan

 plan

 plan

 plan

 plan

 plan

pensées plaques
ce sera différent
on jouera comme avec des plongeoirs
rivière bouillon en contre-bas
tête dans les arbres à tous les étages
horizon contre-jour dentelle

quand ce sera chacun pour soi
quand on sera redevenu sauvages

mais la prairie
la prairie...

...gambadons joyeusement dans la prairie
de l’herbe à mi-mollet à peine rentré du boulot

la prairie

la prairie, c’est une vision
des maisons, comme des fermes sur des kilomètres carrés
fondues dans la nature
les gratte-ciels sont les tombes de la centralisation capitaliste
c’est fini
nous ce que l’on cherche c’est
le nouvel ordre
la ville libre
et pour cela il faudra quitter Chicago
explorer de nouveaux territoires
penser discipline
développement organique

vous êtes mes amis et êtes prêts à tenter l’expérience ?
vous avez tous deux de bons postes dans une des meilleures universités de la côte Est
et pourtant vous rêvez de Stanford ?
soit
l’appel de la Californie
je ne peux pas comprendre ?
vous voyez bien que si !

c’est comme si
on n’avait rien à perdre
comme si
on était des pionniers

allons y
quittons New-York, Chicago
et rêvons ensemble à ce petit paradis de bout de terrains que vous dégoterez là-bas

je vous écoute

peu d’exigences, je sais
à flanc de coteaux, ok
vue dégagée, oui
jeu, jardinage, intimité, etc.

on se concentre

la maison la maison, je la vois

elle se pliera aux lignes de niveaux
sera assez vaste pour permettre toutes sortes d’activités sans que vous et vos trois jeunes enfants risquiez de vous gêner

la maison la maison

chaude et sèche quand il fera mauvais
mais qui s’ouvrira largement aux brises, par la terrasse ou le jardin
et des murs de verre afin d’être en contact visuel
avec le lever ou le coucher du soleil
avec les bancs de brume qui roulent sur les collines
les arbres et l’herbe dans les champs

pas mal, hein ?

on continue

le mobilier
simple
histoire de jouer l’unité
et pas de déco, mais l’usage honnête du matériau

et puis l’électroménager, le chauffage, l’électricité, le confort quoi
tout devra être fait pour que chaque habitant de cette maison puisse se libérer
du temps libre / créatif

maison d’artistes

c’est un projet de société
courir dans l’herbe et se retourner pour voir le dessin
cheminement en herbes couchées

nous sommes tous
Richard Long

je vois



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1ère mise en ligne 11 mai 2013 et dernière modification le 25 mai 2013.
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