pour Vladimir Slepian

comment mourir de faim à Saint-Germain des Prés


Je remets ce texte en Une parce qu’il n’a pas été assez lu encore. Cet auteur publié dans la revue de chez Minuit et qui, après avoir beaucoup écrit mais jamais publié de nouveau, meurt de faim en plein Paris, en plein quartier des éditeurs, ça m’interloque quand même. A noter que la profession du cinéma ne s’y est pas trompé, et a attribué plusieurs Cesar à Aurélie Georges pour son film L’Homme qui marche, d’après la vie de Vladimir Slepian (voir plus bas).

Je ne suis pas médecin, ni ingénieur, ni tout autre chose

Je suis incapable de vous dire ce que je fais dans la vie.

Je n’ai pas de profession.

Je suis un homme, si vous voulez.

Oui, merde ! Un homme.

Un homme comme vous, avec tous ces trucs que vous faites, même si je ne les comprends pas.

Si je n’étais pas un homme, alors qu’est-ce que je pourrais être ?

Un chien ?

Non. Regardez : né, le, à, de et de (c’est ma mère), signé.

Non, je suis un homme. Je veux vraiment, je veux être un homme.

Et si je tiens encore debout, si je vous parle, c’est parce que je crois encore que je suis un homme, ou que je pourrai un jour le devenir.

Non, je vois que vous hésitez, vous en doutez…

Vous avez raison. Qu’est-ce qui me prouve que je peux être un homme ?

Que je tiens debout sur mes pieds ? Qu’est-ce que cela prouve ?

J’ai connu des oiseaux qui tenaient sur leurs pieds aussi bien que moi,
et même mieux.

J’ai connu des hommes, des Grands Hommes, qui n’avaient pas de pieds ni de mains, mais ils étaient couverts de médailles, et ils avaient leur retraite.

Non, je n’ai aucune preuve.

Dites-moi, à votre avis, je suis un homme ?

Vous devriez le savoir. Vous ne le savez pas ?

C’est triste ! Ni vous, ni moi, nous ne savons pas, si je suis un homme, ou pas.

Et si nous réfléchissons ensemble, nous pourrons peut-être arriver à savoir ?

S’il vous plaît ! Commençons.

Vous vous demandez à vous-même, et moi, de mon côté, je vais me demander à moi. Je crois, je crois… je crois.. je crois, je veux croire.

Mais est-ce que vraiment je crois ?

Si je croyais, pourquoi, alors, j’aurais besoin de réfléchir ? de me demander, de vous demander à vous ? Pourquoi ? Pourquoi je devrais vous dire et me dire cela tout le temps :

Je suis un homme, je suis un homme, tu es un homme. Dites-moi, s’il vous plaît, quand vous dites quelque chose, c’est parce que vous croyez en cette chose, ou parce que vous ne croyez pas ?

Pardon, je vois que je vous embête. Bon. Moi, je veux croire que je suis un homme. Je veux, je veux, mais est-ce que je veux vraiment. Oui, je suppose que je veux. Merde, ça mène à rien !

J’ai faim.

Si vous arrivez à trouver la solution, vous me direz, n’est-ce pas ?

C’est bien d’être un homme. Quand je vous vois réfléchir, je suis fier de vous.

Si je pouvais être comme vous… Réfléchissez, je ne vous dérangerai pas.

Mais, en fait, qu’est-ce qui me prouve que vous réfléchissez ? Non, je sais que vous réfléchissez, puisque vous ne me parlez pas,
vous ne dites rien, vous réfléchissez, vous réfléchissez, et quand vous aurez fini de réfléchir, vous me parlerez. Vous me direz sur quoi vous avez réfléchi, comment s’est passée votre réflexion, vous me direz la solution, et je saurai, enfin, peut-être, si ça vaut la peine que j’espère pouvoir devenir un jour un homme. Un homme comme vous. Si je savais que c’était possible, je pourrais attendre autant qu’il faudrait, même jusqu’au jour de ma mort…

Et si c’est pas possible ?

Non, c’est impossible ! Je ne veux pas le croire.

Si vous trouvez que c’est impossible, ne me dites rien. Ecoutez ! Attendez, ne réfléchissez pas. Attendez, une autre fois !

Vous ne réfléchissez pas ? N’est-ce pas ? Je veux vous croire. Faisons autre chose, il y a tant d’autres choses sur lesquelles nous pouvons réfléchir… et justement, en ce moment, je n’en trouve pas.

Aucune.

Attendez, il faut que je retrouve un fil. Je vois, je vois un fil.

Non, je vois maintenant plusieurs fils devant mes yeux… Un, deux, trois, dix, plus ! vingt, non, plus. C’est difficile à dire combien il y en a. Regardez, ils commencent à bouger.

Excusez-moi, en ce moment je ne vois que les fils. Qu’est-ce qu’ils font ?

Mon Dieu, je ne vois rien à cause de ces fils.

Ne vous inquiétez pas. Ça arrive. On va attendre un moment, ça passera.

Ça y est. Il ne faut pas que ça recommence. Il faut mettre dans tout cela un peu d’ordre. Vous me comrpenez !

Je m’exprime mal ? Bien sûr que je m’exprime mal, comme voulez-vous que je m’exprime bien, si je ne sais pas ce que je veux exprimer.

D’une part, je vous ai dit que je suis un homme ou que je veux l’être, d’autre part, comme vous pouvez le remarquer, j’avais fait une allusion à ce que j’ai faim. Ces deux problèmes, en quelque sorte, il fallait peut-être les séparer avant de vous les poser à vous, ou peut-être les réunir en un seul problème. Je ne sais pas, je ne sais pas, je vous le dis franchement. Je ne sais même pas si vraiment je veux être un homme, ou si ce que je préfère, c’est ne pas du tout être, ou être je ne sais pas qui.

Il est tr ès possible qu’au fond c’est la seule chose que je voudrais : ne pas être.

En tout cas je me le dis souvent, mais aussi souvent j’ai faim et quand j’ai faim, je me dis : voyons, tu es un homme, tu es un brave homme, et qu’est-ce que c’est que la faim quand on est un homme ? Mais peut-être même je me dis toutes ces choses à la fois, et quand je ne me dis pas quelque chose, c’est la chose même qui commence à parler.

Vous entendez ? C’est mon estomac qui parle. C’est joli, n’est-ce pas ?

Vous comprenez ? Il dit : tu as faim, tu as faim, tu as faim, tu as faimà Ha, ha, ha, je connais bien mon petit estomac. Et vous savez, il a appris tout cela seul. Excusez-moi, je vais le faire taire.

Il faudrait que nous abordions mes problèmes d’une façon plus positive.

Vous pourriez me donner à manger ?

Oui, manger. Quelque chose, j’ai faim.

Oui, je comprends, vous avez raison.

Et pourquoi vous me donneriez à manger ?

Moi, par exemple, si j’avais à manger,
est-ce que je vous en donnerais ?

C’est difficile à dire. Peut-être je vous en donnerais, peut-être pas.

Non, je vois que même si j’avais quelque chose à manger, si voulais même vous en donner, je ne vous en donnerais pas. Je suis raisonnable. Je n’aime pas faire des choses inutiles.

Et vous, pourquoi vous me donneriez à manger, pourquoi, pourquoi je me demande ? Non.

Parce que j’ai faim ? Non, ce n’est pas une raison suffisante.

Parce que j’ai un estomac petit, le plus petit qu’on puisse imaginer ?

Oui, vous pouvez me donner à cause de mon estomac. Unique au monde, je vous assure qu’il est unique, croyez-moi, je connais bien mon petit estomac, il est Unique ! Unique ! Unique ! Unique comme vous ! Unique comme moi. Qu’est-ce que je dis ? Pardon.

Je ne comprends même pas ce que je dis. Imbécile.

Ecoutez, si je fais quelque chose qui soit utile et agréable pour vous, vous me donnerez à manger ?

Vous m’en donnerez, n’est-ce pas ? Je crois qu’oui.

Je vais réfléchir sur cette question.

Qu’est-ce que je peux faire qui soit utile et agréable pour vous ?

Merde, je ne sais rien faire.

Il faut que je voie mieux cela.
avec mes mains ? rien.
avec ma tête, non, rien
avec mes pieds, rien non plus.

Vraiment, je ne sais rien faire. Je suis un rien, zéro, nullité.

Je ne sais rien faire, et j’ai faim. Attendez, je veux encore réfléchir, il doit y avoir une solution.

Je suis…
Je suis…
Je sais…
Je sais…
Je peux…
Je peux…


Ce texte (les 4 premiers feuillets d’un ensemble de 20 pages) est de Vladimir Slepian, né à Prague en 1930. Il est publié dans le n° 7 de la revue Minuit, en 1974, quand cette revue accueille Pinget (Amorces, n° 4), Tony Duvert (La Folie Tristan, n° 4), Samuel Beckett (Foirades, n0 4, Esquisse radiophonique, n° 5), Jean-Luc Parant, Yves di Manno, ou les Glissements progressifs du plaisir d’Alain Robbe-Grillet.

L’éditorial précise : Minuit, revue périodique qui paraît tous les deux mois, rassemble des textes de nos amis, textes de fiction ou textes théoriques, ainsi que des dessins. Et elle s’ouvre peu à peu à une nouvelle génération de collaborateurs ; tendance qui s’accentuera, espérons-nous, au fil des prochains numéros.

Nous ne connaissons plus cette vie des revues, atelier de création, labo de réflexion : ce sont les sites Internet qui maintenant ont repris le rôle, et les risques.

Vladimir Slepian a donc 44 ans, et c’est ici, jusqu’à plus ample informé, son seul texte publié. Titre : Fils de chien, avec prologue ouvrant sur les chiens (il s’agit, dit Slepian dans le prologue, d’un texte écrit phonétiquement par un chien graphomaniaque, et qu’il a fallu transcrire).

Il est question de n’être rien, il est question de ne rien savoir faire, et question d’avoir faim, de quémander son manger.

Vladimir Slepian est mort en 1998, à 68 ans, 24 ans après ce texte : il est mort de faim, à Saint-Germain des Prés. Gilles Deleuze avait fait écho à ce texte : lui seul ?

Et les textes quil a continué d’écrire : accès interdit. Peut-être que maintenant, parce que nous disons les vouloir, parce que nous ne voulons pas laisser disparaître Slepian, l’avis changera :

C’est ce mystère qui nous a mises en marche, moi d’abord, puis Élodie : un seul texte publié dont, trente ans après, ses lecteurs se souvenaient. Gilles Deleuze en a parlé, suscitant des réflexions, des études. Il avait donc laissé une trace dans les mémoires. Et voilà que se dessinait l’histoire d’un homme qui commença très tard à écrire et publia un texte qui avait frappé les esprits ; il y avait dans ces informations comme une promesse, d’autant qu’à partir de là il abandonne tout pour écrire, sa vie professionnelle, il vend son appartement, il liquide tout et il écrit, il écrit, il écrit beaucoup au café, à l’hôtel, là où il se trouve, mais plus rien ne paraît. Silence. Mais alors, où sont passés ses écrits ? Pourquoi n’a-t-il plus rien publié ? En a-t-il détruit une partie ? C’était nébuleux. Pour finir, j’ai trouvé des gens qui gardaient jalousement des textes (mentionnés dans le film), une grosse pièce de théâtre et une sorte de pamphlet. Et nous aimions beaucoup, Élodie et moi, cette double dimension : se jeter à corps perdu dans l’écriture et refuser tout compromis, jusqu’à la perte. Nous avons gardé ce trait saillant pour le personnage.

Ici, c’est Aurélia Georges qui parle. Elle vient de terminer un film, L’Homme qui marche, dont le personnage principal trouve sa source (et seulement cette source) dans le destin et le texte de Vladimir Slepian.

L’homme qui marche, ce jour, passe dans 9 salles en France. C’est la rançon. C’est le parallèle avec cet homme qui écrit dans les chambres d’hôtels et aux terrasses d’entre Montparnasse et Saint-Germain : je l’ai probablement croisé, n’ai rien su de lui. Je lisais à peu près sytématiquement la revue Minuit.

Est-ce que grâce au film d’Aurelia Georges, le testament de mots de Vladimir Slepian pourra nous être remis ?

Merci à MD pour l’intérêt et l’enquête, et à SB pour les recherches bibliothèque.

L’Homme qui marche © Aurélia Georges

Oui, je vois que vous ne savez pas comment on fait pour appeler le secours. Il faut téléphoner. Si vos mains ne sont pas libres

du fait qu’elles tiennent les matraques,

composez alors avec vos langues. Ah, j’ai oublié,

il faut connaître le numéro.

Faites toutes les combinaisons possibles ! Vite ! Vite !

Oui, je vous comprends, ce n’est pas faisable.

Donc, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ?

Il doit y avoir une solution.

Messieurs, j’ai trouvé la solution !

Cassez vite les vitres avec les pieds !

Pas avec des pieds nus surtout !

Enchaussez-vous !

Vos mains ne sont pas libres, enchaussez-vous

avec vos langues !

Je vous aiderai, donnez-moi vos pieds !

Mais mes mains n’ont plus de sang !

Quand les vitres seront cassées, criez tous ensemble !

Je peux crier, je vous dirai ce qu’il faut crier !

Crions tous ensemble, comme je le fais maintenant ! !

AU SECOURS ! ! !

 

© Vladimir Slepian, Revue Minuit n° 7, 1974.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 février 2008
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