Julien Gracq | En lisant en écrivant

chaque dimanche, une page singulière de littérature


On ne connaît pratiquement pas de peintres qui naissent à leur art déjà armés de pied en cap de leur technique personnelle, maîtres de leur palette, de leur touche, de leurs empâtements, de leurs glacis. Tous semblent avoir acquis progressivement, lentement, à la vue même du public, leur métier, et ce qui constitue leur signature. La littérature, parce que l’écriture et la rédaction sont les fondements de l’institution scolaire, révèle un tout autre tableau : nombre d’écrivains, dès leur premier livre, écrivent déjà comme ils écriront toute leur vie. C’est dans leurs travaux et leurs essais d’écoliers, de lycéens, puis d’étudiants qu’il faudrait chercher la maturation progressive, restée privée, qui les a mis dès leurs débuts publics en possession d’un instrument achevé. Mais il existe aussi toute une catégorie d’écrivains, non forcément inférieurs, qui voient le jour du public encore immatures, et dont la formation, parfois assez longuement, se parachève sous les yeux mêmes des lecteurs, comme se termine à l’air libre et dans la poche ventrale la gestation des marsupiaux. Exemples éminents d’écrivains du premier genre : Claudel, Valéry, Stendhal, Montherlant - du second : Chateaubriand, Rimbaud (qui présente un cas limite de prématuré littéraire), Proust, Mauriac.

Il y a un prix à payer pour ce retard dans ce développement, qui est de laisser une partie de ses oeuvres publiées à l’état de brouillons et d’exercices, de traîner même avec soi longtemps des débris du cocon incubateur. Il y a aussi à gagner un privilège, qui est de conserver dans son écriture la vibration inséparable de l’effort vers la forme distincte, vibration que ne connaissent pas les écrivains qui ont reçu le don d’un prêt à porter impeccable.

© Julien Gracq, En lisant en écrivant, Corti éditeur.


responsable publication _ tiers livre, grandes pages © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 9 janvier 2005 et dernière modification le 9 janvier 2005
merci aux 1653 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page