le nez de Gogol & michaeljackson

ma contribution au Journal du Dimanche, et merci à Carlos Gomez !


La première fois que j’ai eu Carlos Gomez au téléphone, c’était un matin vers 9h30, ça tombait bien le hasard avait fait que j’étais à Paris, et il me dit : « Est-ce que vous seriez d’accord pour rencontrer Bill Wyman à 13h et me rendre un article pour demain ? »

Et me souviens être entré au Zebra (un restau chicos ce qu’il faut, juste derrière la Maison de la radio, et l’expression Cross at zebra est un repère familier aux connaisseurs de l’histoire des Stones), demandant au garçon : – Vous avez un Rolling Stones chez vous ? et comment il m’a regardé bizarrement, avant l’arrivée dudit Bill qui m’a qualifié de French Benny Hill mais c’était amical et en riant.

Donc, depuis je suis habitué aux coups de fils de Carlos Gomez, et ce vendredi matin, alors que je m’apprêtais à journée tranquille c’était vers 10h30 : – Tu écrirais sur Michael Jackson ? (Libé était sorti trop tôt pour refaire sa Une, ça leur laissait la marge), j’ai commencé par dire non, et complété en disant que ça faisait quand même 2 heures que je regardais des vidéos le concernant, et, montant le son de l’ordi, à l’instant même celle-ci où un hélicoptère l’emportait vers l’autopsie, alors voilà, la journée s’est engouffrée dans l’article.

On a rebossé dessus ensemble le soir vers 19h10, ça sentait chaud le bouclage. Par exemple, dans la version ci-dessous, l’insertion du ô Gogol n’était pas jugée audible pour les lecteurs du JDD, d’où remplacement par une incise. Et, dans la version imprimée, en ligne sur le site du JDD, c’est avec un autre titre, donc pas de moi : Peter Pan tué par la légende, et avec des guillemets autour de michaeljackson en un seul mot parce que c’était ça mon point de départ.

Mais immense merci Carlos, pour nous auteurs est-ce que ce n’est pas le plus chouette, de se trouver tout d’un coup immergé dans commande immédiate, sans recul possible, mais avec la diffusion des marchés du dimanche en retour ?

Alors, comme c’est en ligne sur le JDD, version sans guillemets, in memoriam ! Et, pour commencer, la vidéo que je regardais au moment du coup de fil de Carlos :

 


michaeljackson
mourir de légende à cinquante-et-un ans

 

Savoir ce qu’était pour soi-même ce nom qu’on a toujours prononcé en un seul mot : michaeljackson ?

Un hélicoptère loué par une chaîne de télévision filme d’en haut un autre hélicoptère survolant les blocs sans fin de Los Angeles : le corps de michaeljackson transporté vers le lieu d’autopsie dont nous on dit qu’elle sera effectuée samedi matin, à l’heure où paraîtra ce journal, par un praticien nommé Craig Harvey. En attendant, frigo pour le danseur : il sera resté jusqu’au bout corps image inatteignable, corps image en ballet sans pesanteur comme Los Angeles aussi est légende, ville vue du ciel se reproduisant identique à elle-même à l’infini. Qui a tué michaeljackson et de quoi est-il mort ?

Un nom prénom en un seul mot, parce qu’il y a trop de Jackson. Ils étaient cinq et lui n’avait que dix ans quand on le mit à danser dans le Jackson Five, pour la légende il faut toujours une famille de trop d’enfants (neuf) dans une maison pauvre d’une banlieue de grande ville (Chicago) Et michaeljackson en un seul mot parce que la légende nous encombre, pas saine : trop d’argent, trop de rumeurs. Tout est trop, même d’avoir voulu de son vivant incarner le mythe, voler à Elvis sa propre fabrique à rêve, le pays protégé, de Dreamland à Neverland ?

Les vraies légendes portent toujours en elle germe de mort, elles comportent toujours ce qui va les ronger du dedans. Longtemps qu’on assistait à la destruction de l’idole dérivant dans une autre planète que la nôtre, chambres de Las Vegas ouvrant sur chambres de Dubaï, et cocon clos de vigiles, limousines, masques et ombrelles se reproduisant à l’identique d’une capitale l’autre – en quoi sa mort nous concernerait ? Ses histoires de peau on tenait ça à distance, qu’est-ce qui t’a pris, michaeljackson, de la renier, ta peau ? Et n’est pas noire par essence cette insolence et cette force, et la danse, le corps et l’image ?

La machine à musique était puissante, exacerbée. Ce n’était pas seulement le danseur au devant, lui michaeljackson, mais une usine bien rodée, qui savait prendre et même voler les déclics à danser, savait les amplifier et mettre en boucle jusqu’à obsession et hypnose : et tous les autres ont cherché en arrière la recette quand toi, michaeljackson, voilà que tu rachetais pour toi tout seul – et ce n’était pas une mauvaise affaire – les droits des chansons des Beatles puisque entre eux impossible de se mettre d’accord...

Autrefois on écoutait la musique, on ne la regardait pas. De grands rassemblements avaient permis de voir de tout près les inaccessibles et cette découverte : les garçons dansaient. Le corps mince du blanc Mick Jagger ou les ondulations noires de Jimi Hendrix, et James Brown par qui tout a commencé pour l’enfant michaeljackson. James Brown mimé et recopié comme faisaient tous les gosses noirs à Chicago sans doute, mais lui tellement mieux que les autres, bientôt mieux que le modèle même. Pour moi, bascule en 1988 : nous arrivons à Berlin, dernière année du mur, et dans l’appartement qu’on nous fournit il y a un téléviseur (je n’avais pas, sinon, la télévision), et comme à Berlin il y a les Américains, je découvre MTV, les clips en boucle. Et en boucle cette silhouette où chaque membre a conquis son indépendance, le travail rigoureux de la danse apprise, et la violence, et l’insolence : les codes qui miment la rue, qui sont provocation d’un monde contre un autre. Et si ce type, le danseur en habit de lumière, est noir qu’est-ce que ça nous fait : la rue là-bas est noire, et la violence à eux faite, c’est à eux Noirs d’en prendre le versant rebelle.

Ainsi m’apparut, assis par terre dans un appartement de Berlin, ce ballet réglé, magnifié, sur des rythmes où le rock avait été gommé, remplacé par les machines impeccables de l’électronique et des cuivres. Ce corps exhibé, écartelé, d’une souplesse qui ne laissait même pas le temps de mémoriser ce geste à peine ébauché que fondu dans un autre, et affichant dans sa gloire mondiale les gestes obscènes d’un défi de coin de rue. La noblesse de michaeljackson : c’est Bad, et Scorsese qui filme. Et c’est cette image-là qui durcirait, le vêtirait de cuir noir, en appellerait à la représentation directe de la violence du monde, jusqu’aux cheveux et au corps machine de michaeljackson : l’opéra est mort, le spectacle total est advenu dans un homme, transe pour la foule, image d’un mouvement surnaturel, la poésie du corps dansant plus forte que toutes les guerres du monde.

Et puis voilà, soi-disant tombé sur le nez après un concert, et qu’il avait fallu une intervention chirurgicale (mais ailleurs s’en prenant à son père, qui le surnommait « gros nez ») : quelle haine de soi-même allait tout brader ?

On promenait l’icône qui n’avait plus de visage. On affichait les images faites au zoom du profil dépigmenté et privé, du nez par quoi se définit un visage : pour devenir légende, ô Gogol [1] il avait sacrifié son visage. Et celui qu’on promenait ainsi n’était plus de notre monde, passait de son domaine à la Peter Pan (la révolte que se voulait le rock, sans parler de celle de Dylan, avait d’autres modèles littéraires) aux chambres irréelles de Las Vegas, qu’on déconstruit et reconstruit sans jamais de passé – combien de semaines il faudra avant qu’à Vegas on puisse louer la véritable et authentique suite de michaeljackson ?

Il faut revenir à l’essentiel, au meilleur : il y avait un homme, sous l’icône rongée. On l’avait privé de sa vie, c’est la révolte du père, pareil que tel autre fera de ses filles des machines à tennis et qu’elles devront se rebeller aussi. Revenons aux années 60 : on en a vu tant d’autres, des combo avec choeur de voix noires – qui se souvient des Isley Brothers, qui ont offert à Jimi Hendrix ses premières armes ? Ou des Ronettes de Phil Spector ? Les Jackson Five, artistes Motown quand même, passent sur le devant de la scène à cause de l’enfant qu’on montrait. Et puis l’enfant est passé de jouet collectif à jouet singulier – et il avait plaisir à sa danse, et il avait plaisir au démon rythmique de la musique qu’on lui faisait chanter. Et puis de cela aussi il a voulu se débarrasser : il a cassé la carrière prévue comme il a cassé l’enfant exhibé. Et il fallait tant de force à cela qu’il n’en a plus eu pour le reste, restait enfant dedans parce qu’on pas la ressource intérieure pour y échapper ?

Comme les anciens rois scythes, qu’on enterrait avec autour d’eux les corps sacrifiés de leurs serviteurs, il me semble que demain, une fois michaeljackson sorti du frigo, en ayant terminé de la scie électrique de l’autopsie et de la pesée des organes, ce sont tous ceux qui s’en sont servi qu’on devrait immoler autour de lui, producteurs, agents et avocats, chauffeurs et vigiles. Alors la légende dépasserait celle d’Elvis. Aura-t-il eu le temps, voire le goût de vivre, celui que l’hélicoptère devant moi dépose dans le triste bâtiment aux frigos, et que cela devient spectacle mondial, hors le temps de cette danse, cette étonnante danse, qui propulsait la rue dans l’imaginaire noble ?

Pensée, et un peu de plainte aussi, pour le destin de michaeljackson : qui l’aurait traité de cinquantenaire, avant qu’hier il meure ?

[1remplacé donc par : « Souvenez-vous ce qu’il en fait, Gogol, de l’histoire de l’homme qui avait perdu son nez. »


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 28 juin 2009
merci aux 6645 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page