Bertrand Leclair | Le roman comme expérience

"la notion de genre s’est éteinte en moi", Pascal Quignard


Un moment important pour moi ce matin : la mise en ligne sur publie.net d’un vaste ensemble de 11 interventions critiques de Bertrand Leclair, rédigées au fil des années pour les Inrockuptibles ou Politis, ou pour des conférences, ou lors d’hommages (Bernard Lamarche-Vadel).

Moment important, parce que coïncidant sur le fond avec notre coopérative d’édition numérique : travail de fond d’un auteur, dix ans de son activité critique, revenant obstinément sur les mêmes lignes de fracture (les différents textes sur Guyotat, Cixous, Sarraute). En les rassemblant, nous en permettons le libre accès aux milliers d’étudiants, de Montpellier à Strasbourg, d’Arras à Poitiers, dont les établissements ont jugé important de proposer notre atelier de création contemporaine parmi leurs autres ressources.

Indexé automatiquement dans leur catalogue, une recherche sur Houellebecq ou Marie NDiaye, ou Samuel Beckett, mènera le lecteur directement au chapitre des Interventions sur le thème qui l’intéresse.

Mais c’est une autre dimension : Bertrand Leclair a quitté aujourd’hui le terrain critique pour se consacrer à son écriture personnelle – manière d’appliquer à soi-même le risque cherché et décrit chez les autres. Les vieux démons du monde ne guérissent pas vite : la littérature de loisir, le consensus sur le roman comme course hippique à faible durée de vie – non. La littérature est expérience.

En contrepoint des 50 pages (sur 300...) en accès libre sur publie.net, je propose ici – en hommage – cette réflexion de Bertrand Leclair qui clôture ses interventions, juste avant une échappée sur Henri Michaux elle-même bien salutaire.

Elle a été publiée en 2007 par Inculte, maison d’édition laboratoire qui désormais à son propre site. Le discours ici de Bertrand Leclair sur le roman est une invitation directe à lire autrement à la fois les livres qui débarquent par dizaines dans la rentrée littéraire, à la fois le discours critique qui nous les présente...

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Bertrand Leclair | Le roman comme expérience

 

Il faudrait vérifier, je n’ai pas eu envie de le faire, je cite au tamis de la mémoire : c’est au tout début du Plaisir du texte, je crois, que Roland Barthes imagine un personnage qui, dans la rue, mélangerait tous les langages, écouterait tout le monde, endosserait toutes les opinions en même temps sans redouter la contradiction, et les reproduirait à son tour sur tous les tons et sur tous les modes, sans souci de la logique ou de la cohérence ; un personnage qui se laisserait, au fond, non seulement traverser mais envahir par tous les bruits et les conversations qui lui arrivent par hasard – eh bien, ce personnage altéré, dont on pourrait bientôt dire qu’il est fou à lier, qu’il faut l’interner, ce personnage, c’est le lecteur – au sens le plus noble du terme.

Pour peu qu’il soit en accord avec eux – un accord qui n’est pas de l’ordre de l’idéologie, mais un accord au sens musical du terme, qui renvoie au rythme, à la respiration, à la « colonne d’air » comme disent les chanteurs, cette fameuse colonne d’air qui anime nos échanges – pour peu qu’il soit donc, non pas forcément en empathie, mais en accord avec eux, le lecteur peut passer indifféremment des textes si intelligemment révolutionnaires du jeune Marx aux écrits si puissamment réactionnaires de Joseph de Maistre et les faire siens d’une manière comparable, passer d’un roman guerrier de Céline à une fiction rêvée d’Hélène Cixous et les faire siens durant le temps qu’il les lit, puisque les lettres s’animent sous ses yeux comme les notes d’une partition sous les yeux de l’interprète et que « ça » lui parle. Dans un deuxième temps seulement, la nécessité de prendre une distance critique pourra s’imposer – à moins d’avoir lu, évidemment, avec le souci dialectique d’opposer son discours, sa pensée, son opinion à celui dont on pense qu’il cherche avant tout à convaincre, mais cela ce n’est déjà plus tout à fait la lecture qu’appelle le roman, la lecture en tant qu’elle est un geste artistique, la poursuite et la réalisation d’un échange initié par l’auteur : en tant qu’elle est une expérience.

Mais si l’on veut aborder le roman comme expérience, il faut d’abord préciser de quoi l’on parle, et interroger la notion vacillante de genre : par exemple en rappelant cette chose superbe qu’a pu dire un jour Pascal Quignard : « la notion de genre s’est éteinte en moi ». Poésie, essai, roman ? Autrefois les frontières étaient claires. Ce qui était écrit en vers était de la poésie, le roman racontait une histoire avec un début et une fin, l’ensemble étant écrit, d’une part, en langue vernaculaire (précisément appelée « roman » par opposition au latin, la langue des pouvoirs), d’autre part, en prose – quand ce mot de prose désigne un discours qui, étymologiquement, « va en droite ligne », ce qui pourrait nous poser problème avec le roman moderne ou contemporain. À commencer par le mot roman, il faut encore préciser que l’on ne parle pas de ce roman qui prolifère en librairie et dans les pages livres des journaux, qui prolifère mais qui est mort, qui est le spectre de ce que fut le roman triomphant au xixe siècle, un avatar du réalisme, et que l’on pourrait appeler roman-karaoké, ou roman-fossile, ou roman-téléfilm, même si c’est injuste : les auteurs de téléfilms ne sont pas tous nécessairement dans cette infinie et rassurante reproduction du même. Ce que je viens de dire est de l’ordre du lieu commun ; même Philippe Claudel ou ses lecteurs pourraient le dire. Ce qui n’est pas du tout de l’ordre du lieu commun, ce qui est même facteur de discorde, c’est l’espace que l’on désigne en disant cela, c’est la frontière aussi poreuse soit-elle qu’implicitement on trace entre ce qui « en » serait et ce qui n’en serait pas, n’en serait que la pâle copie commerciale, formatée au goût du jour.

Si l’on commence par le mot roman, il faut donc rappeler, au plus simple, au plus évident, que le roman comme expérience, cela implique une expérience du roman que l’on ne fait pas tous les jours, qui n’a rien de mécanique ni même d’évident. On ne découvre pas tous les jours Splendeurs et misères des courtisanes ou L’Homme sans qualités ou Rosie Carpe ; on n’est pas non plus tous les jours dans la disponibilité requise pour vivre la lecture comme une expérience.

Voilà donc que surgit le deuxième terme de la proposition, l’expérience. Le roman comme expérience, l’expérience du roman, l’expérience comme roman… Qu’entendre ici par expérience ? L’expérience littéraire, ou son utopie, pourrait renvoyer à une « expérience intérieure », pour citer le titre de Bataille. Plus prosaïquement, l’expérience au dictionnaire a plusieurs entrées. L’une – « le fait de provoquer un phénomène dans l’intention de l’étudier » – rappelle, parce qu’elle pose une finalité prédominant au geste de création, la dimension expérimentale du roman des années théoristes, qui étaient souvent outrancières et parfois imbéciles mais qui nous manquent cruellement par leur capacité justement à imposer des frontières avec lesquelles, par ailleurs, rien n’interdisait de jouer. M’intéresse davantage le lien qui se tisse dans les autres définitions entre expérience et connaissance, quand la connaissance n’est pas le savoir, elle l’excède si elle le nourrit, elle l’excède justement parce que la connaissance se rapporte à l’expérience en tant que – je cite Le Robert – l’expérience désigne, soit « le fait d’éprouver quelque chose, considéré comme un élargissement de la connaissance », soit un « événement vécu par une personne, susceptible de lui apporter un enseignement », soit encore et enfin une « connaissance de la vie acquise par les situations vécues ».

Le rapport au vécu qui surgit là implique d’arrêter de sérier les problèmes : le lien pourrait paraître immédiatement paradoxal, entraînant à mettre l’accent sur la dimension fictionnelle du roman. L’intitulé « le roman comme expérience », d’un point de vue positiviste, pourrait même ressembler à une aporie, voire un oxymore, quand l’expérience, on vient de le voir, renvoie à la vie, au vécu, et le roman à la fiction, c’est-à-dire à ce qui n’existe pas, à ce que nul n’a vécu, à ce qui ne relève pas de la réalité concrète des existences individuelles. Ça n’est pourtant pas une aporie, nous le savons tous pour l’avoir éprouvé. « Qu’est-ce qui n’existe pas un peu, une fois qu’on l’a imaginé ? », demandait Villiers de l’Isle Adam en exergue à son grand-œuvre, L’Ève future – dans lequel, arborant fièrement le nom illustre de sa famille d’Adam, il réinventait Ève au paradis réparé des automates.

Si le roman comme expérience n’est pas une aporie, ce n’est pas tant ou pas seulement pour la part de mystère qui demeure, irréductible, du moins je le crois, dans la création, littéraire et artistique, ce mystère dans les lettres qui est au fondement d’une forme très agnostique de mysticisme qu’incarnait, par exemple, Flaubert lorsqu’il disait « je suis un mystique au fond et je ne crois à rien », lui qui, comme vous le savez, voulait écrire sur « rien » précisément, ce qui n’est pas rien, j’y reviendrai par la bande, ou par le vide. Si ce n’est pas une aporie, si le fait d’éprouver des émotions qui peuvent nous bouleverser au point de se constituer en expérience profondément vécue à lire le destin de madame Bovary dont nous savons pertinemment qu’elle n’existe pas, qu’elle ne renvoie à rien d’autre qu’au rien fantasmatique qui hante l’auteur, madame Bovary c’est lui, c’est l’autre en lui, celui qui écrit, si ce n’est pas une aporie, c’est précisément parce qu’il s’agit d’un roman, qui vise au statut d’œuvre d’art et prend donc la forme d’une proposition d’échange destinée, adressée, à un lecteur. Un roman est une fiction, mais il n’est pas seulement une fiction, et il n’est assurément pas une fiction ordinaire. Par fictions ordinaires, j’entends celles que nous nous racontons tous les uns les autres et à nous-mêmes à longueur de temps, et pas seulement en matière amoureuse ou familiale (le fameux « roman familial ») ; toutes ces histoires que nous nous racontons sans cesse pour nous conforter en tant que sujet, nous rassurer et nous réassurer, pour donner un semblant de sens aux rapports de force qui nous entraînent et nous constituent, individus que nous sommes dont on doit pouvoir certifier l’identité. Mais j’entends aussi celles que nous admettons comme des réalités, ou bien que nous combattons, mais que nous combattons également comme des réalités, et qui sont le lot commun, par exemple, des informations télévisées et des discours politiques – les informations étant, rappelons-le, ce qui nous informe, c’est-à-dire très littéralement, comme l’indique l’étymologie, nous donne ou nous impose une forme, nous « façonne » dans le même temps qu’elles façonnent les faits eux-mêmes. Autant dire qu’à parler d’information en terme de fiction je ne pense pas uniquement à des affaires comme celle du RER B qui a défrayé la chronique voici deux ans ; le « contrat première embauche » en ce printemps 2006 ne relève-t-il pas de la fiction, une fiction qui certes menace de devenir très vite agissante, mais une fiction qui n’a que le sens que celui qui la raconte lui prête, et cela reste vrai que le narrateur de cette fiction soit Dominique de Villepin, qui raconte un sauvetage héroïque, ou qu’il soit le président de l’Unef, qui raconte la même histoire sur le mode du naufrage. Bref, il s’agit simplement de rappeler que le monde lui-même est un théâtre, un théâtre sur lequel nous évoluons en essayant de tenir notre rôle de personne, de grande personne disent les enfants, qui ignorent que « personne » vient à l’origine d’un mot étrusque désignant précisément le masque de théâtre. Les émotions couvent, sous le masque. Elles cuisent, parfois.

Le roman est une fiction, mais une fiction élaborée, construite pour échapper aux fictions ordinaires, s’arracher à la réalité commune dans l’espoir utopique d’approcher une vérité du monde débarrassée des lieux communs, de la doxa du moment ; alors, écrivant, lisant, comme si au théâtre l’on était Kafka en personne, « on déchire la toile, on passe entre les lambeaux de ciel peint et au-dessus de quelques décombres et on s’enfuit dans la ruelle réelle, humide, sombre et étroite, qui, parce qu’elle est proche du théâtre, continue à s’appeler rue du Théâtre, mais qui est vraie et possède toute la profondeur de la vérité ».

Dans ce tissu fictif que crée et qu’entretient la trame de nos identités informées, de nos existences socialisées, domestiquées, ces existences que l’on voudrait avérées mais qui ne le sont pas toujours, l’expérience du roman est peut-être en somme l’opportunité de se libérer un instant des fictions ordinaires qui trament nos existences, de déposer le fardeau des identités, des responsabilités, de disparaître au monde des échanges réalistes pour que puisse apparaître une autre dimension de notre présence au monde, une autre présence, livrée à l’immédiateté sensible du corps allongé, traversé de mots, de voix, emporté dans un temps autre, un temps d’avant les sonneries d’école ou d’usine. J’ai parfois appelé cela, écrivant, lisant (c’est tout un), « s’appartenir », ce qui désigne aussi le fait de se tenir à part, et renvoie à la notion de séparation qu’implique l’expérience et de l’écriture et de la lecture (rappelons que, culturellement parlant, la séparation c’est le mal : c’est le diable qui sépare, qui divise. Le vrai scandale de la littérature, ce n’est certes pas la subversion des histrions contemporains, c’est la séparation de corps et la liberté de pensée que cette séparation autorise).

C’est, si l’on veut, une façon de se mettre « hors de soi », à l’image de ce que l’on peut éprouver dans la violence de la colère ou l’emportement érotique, mais par le jeu avec la représentation. Car c’est un jeu, aussi bien, un jeu qui se joue dans la langue, et donc dans la matière même des représentations communes, mais un jeu au sens que Schiller donnait à ce terme lorsqu’il disait que « L’homme est seulement un être humain quand il joue » – et ce dans la mesure où le joueur rompt avec l’habitude, suspend son identité. Qu’est-ce qui joue alors en l’homme pour le rendre à lui-même au point, disait encore Schiller, qu’il peut dès lors viser à habiter « l’édifice entier du bel art et de l’art encore plus difficile de vivre » ? La mobilisation du jeu, cette mobilisation a priori inutile, révélant sa propre vacuité, son insignifiance, mobilise dans le même temps exactement le corps et l’esprit, estompant les frontières de l’un et de l’autre, et suspend du même geste l’identité façonnée par chacun au rythme des autres jusque dans ses propres mots. Le jeu nous renvoie, pour retrouver Flaubert, au rien, ce rien qui n’est pas rien, pourtant, ce rien agissant qui demeure quand tout s’efface, ce rien sur lequel l’écrivain-artiste par excellence qu’était Flaubert voulait écrire – et auquel il croyait, à rien d’autre. Le jeu nous renvoie, pour le dire autrement, au vide existentiel. Le roman donne du jeu, à tous les sens du terme, et même dans la confusion homonymique qui nous ramène à la notion de « sujet » sur laquelle il faudra revenir. J’ai beaucoup écrit sur ce thème, jouant aussi bien de l’anagramme du mot vide, dieu, signifiant des signifiants qui n’est qu’un signifiant, dans mes derniers essais, dans le Bonheur d’avoir une âme en particulier, et je me permets d’y renvoyer. J’ajoute néanmoins cette précision prosaïque : en tant qu’écrivant, c’est longtemps avant d’avoir seulement commencé de me formuler les choses ainsi que j’ai lié l’écriture du roman à la sensation complexe de vide. Au bout du compte, si en tant qu’auteur la « notion de genre » n’est pas tout à fait éteinte en moi, quoique j’y travaille, s’il reste à mes yeux, dans la pratique, une différence essentielle entre l’écriture d’une fiction et l’écriture d’un essai ou l’écriture poétique, c’est la perception évidente du vide, qui est intrinsèque à l’écriture romanesque. Contrairement à l’essai, dont l’élaboration repose sur des données préexistantes comme autant de piliers, comme autant d’éléments dont on sait par ailleurs qu’ils intéressent au moins quelques personnes par eux-mêmes, écrire un roman, c’est tenter de jeter un pont sur le vide pour atteindre un autre qu’on veut toucher, mais un autre dont on ignore tout (on sait, simplement, ou plutôt on veut se persuader que « des lecteurs » existent, quelque part, que le geste n’est pas seulement grotesque, puisque l’art de lire persiste et qu’il peut surseoir au grotesque du geste d’écrire).

En tant que lecteur, je crois ce sentiment réciproque : même chez le plus naïf d’entre les lecteurs, celui qui n’en aurait pas conscience une seconde, ce qui au départ intrigue, littéralement, ce qui prend dans l’intrigue, c’est autant la facture du texte et la façon de raconter que ce qui est raconté – comment l’auteur va-t-il s’en sortir ? – et entraîne parfois jusqu’au point où, toutes protections abolies, le lecteur hors de lui se trouve suspendu au geste du romancier, en vient à redouter, bientôt angoissé, que le roman se termine en le laissant, justement, dans le vide, après l’avoir désastreusement entraîné à part au nom, certes pas de la réalité, mais d’une vérité de l’émotion mise en branle, d’un réel de l’émotion dont il s’agirait de faire l’expérience – bref, qu’il se termine, comme on dit, en queue de poisson. Pour le formuler autrement, et sans craindre cette fois la métaphore amoureuse, il y a toujours au départ un jeu de séduction – Barthes parlait, à propos des expériences radicales que proposent Artaud ou Bataille, d’une « coquetterie », d’un reste de coquetterie sans lequel aucun échange ne s’initie. Il y a toujours au départ un jeu de séduction, qui parfois entraîne les êtres dans la dépense et la perdition amoureuse, l’aliénation à la réalité commune, la déroute des identités constituées qui seule peut rendre au monde, au sentiment d’être au monde, enfin.

Bref, il me semble que penser le roman comme expérience implique de penser le roman, non pas comme objet, mais comme l’espace d’un échange – un échange qui vise à ce que Bataille appelait la communication forte, celle qu’on peut parfois éprouver dans l’emportement érotique, par opposition à la communication faible, doxique, qui toujours domine la réalité, ce lieu commun.

Je pars au fond du principe qu’en tant que lecteurs nous sommes devant l’objet matériel qu’est un roman exactement comme nous sommes devant un paysage en mouvement, si ce n’est encore une fois, et c’est évidemment essentiel, que ce paysage est de facture et de matériaux humains et qu’on peut donc, peut-être, y démêler quelque chose en regards. L’émotion qui nous étreint face à certains paysages, dont le plus souvent nous sommes bien incapables de dire grand chose sinon des banalités métaphoriques, cette émotion nous savons bien qu’elle n’est pas dans le paysage, pas plus que le mouvement n’est dans le paysage quand bien même j’ai parlé à l’instant d’un paysage en mouvement ; le mouvement est dans le train, ou la voiture, ou nos jambes ; nous savons bien, sauf à en être restés au stade purement romantique d’une « enfance de l’art sans dieu », nous savons bien qu’aucun paysage n’est sublime ou triste ou morbide ou romantique ; le paysage est ; éventuellement il est volcanique ou maritime, le reste relève de l’humain, c’est à dire du langage. L’émotion que nous transmet le paysage, c’est une émotion que nous – et nous cette fois est clairement collectif, historique, culturel –, y avons projetée. C’est, disons, une propriété seconde du paysage, exactement comme la brûlure est une propriété seconde du feu : j’ai beau dire que le feu brûle, ce n’est pas lui qui brûle, c’est moi. Pour être seconde, extérieure, cette émotion n’en est pas moins effective, elle nous met en branle, en mouvement, un mouvement très réel, qui peut même nous couper le souffle et nous mettre « hors de nous », même s’il renvoie en nous, parfois, aux pires stéréotypes, parfois, peut-être, à des archaïsmes et des archétypes, des structures, pourquoi non, dont nous ignorons tout mais qui ne nous agissent pas moins – « le paysage c’est la mère », pour proposer une piste qui m’intéresse et citer Freud au passage. Le paysage c’est la mère : il renvoie aux premiers regards dont nous ne savons rien, il renvoie au corps aveugle.

L’émotion que provoque un roman est du même ordre ; elle est seconde là encore. Le roman n’est pas dans le roman, pas plus que le paysage n’est dans le paysage – le livre n’est pas dans le livre, pour citer cette fois Pierre Michon, s’il n’est nulle part ailleurs : il est, peut-être, dans le texte au moment jouissif où l’auteur crée les conditions de l’échange et s’y projette ; il est, peut-être, dans le roman au moment où le lecteur s’y brûle. L’art du roman, cette écriture dans le vide et sur le vide, qui vise à créer les conditions d’un échange, c’est élaborer, façonner au sein du langage un paysage qu’un lecteur pourra venir animer, pour y loger de l’âme, pour y laisser jouer librement sa propre puissance émotionnelle. Un paysage, ou plus précisément un espace – car qui dit espace dit temps, cet ingrédient essentiel du roman – un espace où laisser librement jouer la langue en chacun.

Construire un espace, il faut l’entendre au sens le plus matériel de l’expression : car seule la facture du texte et rien d’autre que la facture du texte peut faire advenir l’émotion débarrassée de ses scories doxiques, et peut parfois même faire advenir le sentiment du sublime, seule la facture du texte peut surseoir au grotesque, ce grotesque inhérent à la prétention délirante d’écrire ou de lire et pourquoi ; ce grotesque, ou son sentiment, auquel sont vouées toutes les formes d’échange raté.

Seule la facture du texte peut faire advenir l’émotion – et c’est bien pourquoi le roman est un art, et c’est bien pourquoi il relève de l’expérience. Je laisse en suspens les pistes esquissées pour rappeler que l’expérience, étymologiquement, chose curieuse mais qui en l’occurrence me réjouit, vient d’un substantif latin qui signifie « faire l’essai de ». Outre que le roman rejoint subitement l’essai au sens que Montaigne a imprimé à ce mot, le roman comme expérience, le roman comme ce qui fait l’essai de, on voit immédiatement comment cela me ramène à mon point de départ : l’expérience du roman, c’est l’expérience de qui fait l’essai d’autres voix, de toutes les voix qui l’environnent et dans lesquelles la sienne d’ordinaire est prise, c’est-à-dire l’expérience d’une altération voire d’une aliénation de son contexte personnel : une aliénation très particulière puisqu’elle est jusque dans une certaine mesure volontaire, puisque la suspension des liens sociaux, ordinaires, identitaires, s’opère dans le cadre donné de l’œuvre et n’entraîne pas la rupture qu’est la folie. Je cite Barthes, cette fois textuellement, puisque, évidemment, et contrairement à ce que j’annonçais tout à l’heure, je n’ai pas pu m’empêcher d’aller vérifier Le Plaisir du texte – bien sûr, le deuxième paragraphe n’a que peu à voir avec ce que j’en disais, la scène ne se passe pas du tout dans la rue, l’homme qu’imagine Barthes, « qui mélangerait tous les langages, fussent-ils réputés incompatibles, qui supporterait, muet, toutes les contradictions » n’est pas désigné comme fou, c’est plus subtil et en tout cas nettement plus barthésien : cet homme serait, dit Barthes, « l’abjection de notre société : les tribunaux, l’école, l’asile, la conversation, en feraient un étranger : qui supporte sans honte la contradiction ? Or ce contre-héros existe : c’est le lecteur de texte, dans le moment où il prend son plaisir. Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse ». Je précise qu’à la ligne suivante Barthes note cette réflexion essentielle entre parenthèses : « Plaisir / jouissance : terminologiquement, cela vacille encore, j’achoppe, j’embrouille. De toute manière il y aura toujours une marge d’indécision ». Réflexion essentielle, quant à la notion d’expérience, quant à la notion de croyance mystique (la jouissance et la joie) par opposition à un culte dévot, pragmatique, quant à la notion de sujet enfin dont il est question dans la citation de Barthes et qui, de fait, est le lieu de l’expérience : car qu’est-ce qu’un sujet qui accède à la jouissance sinon un sujet qui n’en est plus un, plus tout à fait un en tout cas, dissous dans sa jouissance vitale et souveraine ?

Seule la facture du texte, disais-je, peut provoquer le plaisir du texte – encore faut-il y croire, de part et d’autre (auteur / lecteur), avoir la liberté d’y croire aussi bien, à la possibilité d’un échange, à la liberté qui reste toujours à prendre d’en jouer le jeu, à la disponibilité qui est la même que celle qu’exige la rencontre amoureuse. Que cette croyance soit naïve ou réfléchie : croire à la possibilité du roman comme expérience, c’est croire à la facture du texte (aux possibilités infinies de jouer dans et avec la langue, aussi sacrément maternelle soit-elle), et l’on retrouve une forme de mysticisme agnostique, qui certes ne peut pas ordonner socialement le régime de la littérature – le vaste clergé des éditeurs et des critiques s’en charge –, mais qui, en parvenant parfois à l’incarner dans le texte, y implique la littérature, la fait vivre. J’aurais aimé ici faire un détour par la volonté de puissance, voire de toute-puissance, ce à quoi ouvre l’art comme expérience aux confins retrouvés de l’enfance, par opposition à la volonté de pouvoir, qui ne peut que détourner de l’expérience de l’art si elle en utilise les codes. Mais je me contente de citer Pierre Michon évoquant un court et très beau texte de Maurice Blanchot sur Moby Dick, intitulé « Le secret de Melville » : « Il n’est donc pas douteux, écrit Blanchot, qu’en faisant le récit de cette chasse légendaire, [Melville] a voulu renouveler l’antique récit du combat de Jacob avec l’ange, se donnant l’objet irréalisable d’attirer Dieu dans son livre, d’exprimer son propre rêve d’écrivain et d’homme qui était de combattre le destin et de le mesurer par une volonté incroyable de défi, persistant dans la défaite et dans la mort ». Et Michon d’ajouter, évidemment : « Attirer « Dieu » dans le texte, ça veut tout simplement dire qu’un texte doit se rêver autre que ce qu’il est (c’est-à-dire un texte) ». Attirer Dieu, voire, l’y faire tomber, dans le texte. Alors sans doute, au-delà de toutes les frontières de genre, peut-on commencer à admettre, accepter la proposition essentielle et irrecevable de Marcel Proust – « la vraie vie, c’est la littérature », « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir ». Proust qui, enfermé dans sa chambre aux volets clos, est l’archétype d’une séparation volontariste, d’une appartenance radicale, depuis laquelle il a provoqué comme cela n’avait jamais été provoqué un débordement du réel par la littérature en la mettant à son tour, et à jamais peut-être, hors d’elle – c’est l’expérience que l’on ne peut que faire, à le relire aussi bien qu’à le lire.

Mais rendu là, la question se pose : peut-être, au fond, aurait-il mieux fallu commencer, non pas par roman, non pas par expérience, mais par hasard. Par le hasard, et donc par surprise. C’est que le hasard souvent fait bien les choses. Non. Je corrige. Le hasard fait les choses sans se soucier du bien ou du mal, mais parfois on a la grande satisfaction d’en venir à penser qu’il les fait bien. C’est aussi, évidemment, une question de point de vue, qui appelle une déconstruction, quand le hasard est de façon parfois un peu trop heureuse la chance des uns et le malheur des autres, et peut-être est-ce l’un des rôles de l’expérience du roman que de nous le rappeler, et de nous rappeler aussi que la chance n’existe pas, fille du hasard sans foi ni loi, qu’elle n’existe que sous la forme utopique, comme disait je ne sais plus qui, du hasard qui nous ferait rater un train quelques instants avant qu’il déraille. Ce qui est sûr, c’est que le hasard a partie étroitement liée à l’art du roman, au jeu, au vide, à ce qu’il est convenu de désigner par la mort de dieu. Vous savez sans doute que hasard est un mot d’origine arabe, qui désigne un jeu de dés – c’est cela même, au passage, qui fait la beauté renversante de l’intitulé mallarméen : « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard ». Je ne résiste pas au plaisir de citer une fois de plus les lignes qu’écrivit Sartre en introduction justement à son Mallarmé resté inachevé, La lucidité et sa face d’ombre : datant de la révolution de 1848, le moment historique où s’est répandue l’annonce de la mort de Dieu, Sartre ajoutait dès la cinquième ligne de son texte : « À l’ouverture de la succession ce fut la panique : que laissait-il, le Disparu ? Des hasards ». Sartre précise que désormais l’homme en est un, de hasard, « privé du statut de faveur que lui garantissait la Volonté Divine », privé de « destin », ce destin dont jouent depuis toujours les romans.

De fait, et bien qu’on essaie d’y remédier en ordonnant nos vies dans les histoires que nous en tirons, que nous nous racontons sans cesse pour tenter de les contraindre au sens, ces histoires spectrales que tant de romanciers continuent de reproduire dans l’illusion que l’on peut « enchaîner les faits » pour maîtriser nos vies pourtant déchaînées, il y a désormais beaucoup de hasard dans nos histoires, mais il n’est pas si facile d’en accepter la partie, de rester ouverts à la chance, d’admettre que nous y soyons livrés comme de vulgaires et inutiles personnages d’un roman contemporain.

Je reprends. Si je dis que le hasard, tout de même, en l’occurrence a bien fait les choses, c’est qu’il m’a mis entre les mains le livre idoine voici quinze jours. Je commençais à peine à me torturer mentalement dans la perspective de développer cette notion de roman comme expérience quand j’ai ouvert « par hasard » le nouveau livre de l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas. Je n’ai plus le temps de proposer une lecture de Docteur Pasavento, mais je ne voudrais pas conclure sans y renvoyer, quand ce roman, non seulement m’a offert l’opportunité d’une expérience au moment où il s’agissait d’en parler, mais surtout a littéralement informé le texte que j’écris (le dire n’est qu’une autre façon de témoigner de la puissance du roman). À titre d’exemple, c’est tout droit de ce livre que sort la merveilleuse citation de Kafka que j’ai faite tout à l’heure sans en donner les références, et pour cause : elles n’y sont pas, et je n’ai pas encore cherché.

« Écrire est rechercher la chance », disait Bataille. Docteur Pasavento est au bout du compte un livre sur rien sinon sur les hasards de l’écriture au risque de la chance, et donc de la perte – ou de la disparition au monde des identités constituées. Le narrateur, un écrivain hanté par Robert Walser et par la question de la disparition, va tenter à son tour de disparaître, non sans ambivalence, non sans vérifier régulièrement grâce à Internet que, malheureusement, personne ne s’est aperçu de sa disparition, personne ne le recherche et personne ne semble y songer, à l’exception peut-être de son ex-femme privée de pension alimentaire. Surtout, ce narrateur qui se laisse envahir au premier chapitre par une voix surgie de nulle part, dans la tour de Montaigne qu’il visite avant de se rendre à un débat, qui se laisse peu à peu envahir au point de prêter à cette voix une identité précise, celle du docteur Pasavento, et de l’adopter – jusqu’à ce que cette identité nouvelle se révèle à son tour carcérale, et que de nouveau des voix extérieures viennent s’y loger pour peu à peu prendre la place et l’occuper d’une autre histoire –, ce narrateur est très exactement le portrait en action du lecteur dont parle Barthes au début du Plaisir du texte. C’est le roman du lecteur fou, qui prend la littérature au pied de la lettre, envahi par les hasards des lectures et des signes qu’il croit reconnaître à tous les coins de rue, en particulier dans la mystérieuse rue Vaneau, sans doute l’une des rues parisiennes les plus riches en histoire littéraire (on y croise, ou bien, on y est livré à chaque pas aux spectres de Gide, Bove, Saint-Exupéry, Marx et quelques autres). Si la matière est celle d’un essai (les chapitres s’intitulent, par exemple, « Le mythe de la disparition » ou « La disparition du sujet »), la facture du texte est celle d’un roman, un roman joyeusement libéré par la folie du narrateur de toute attache réaliste, qui progresse, à la manière de Tristram Shandy, dans d’infinies et réjouissantes et très hasardeuses digressions. J’en cite un passage, après avoir seulement précisé que les parents du narrateur se seraient suicidés dans l’Hudson, à New York, quelques temps plus tôt, quelques temps avant que ce narrateur devienne le docteur Pasavento, lui même destiné à laisser la place en tant que sujet au docteur Ingravallo puis au docteur Pynchon : « Je me suis réveillé, le lendemain, en nage et les nerfs en capilotade, sans doute parce que j’avais rêvé qu’à cause de ma manière personnelle d’explorer la réalité (en avançant dans le vide), il n’y avait pas le moindre souffle d’air dans ma froide chambre d’hôtel de Naples, devenue le fond noir et chaud de l’Hudson à son passage à New York où, me comportant comme un fils indigne, je giflais mes parents noyés, pourtant déjà bien morts. Je me suis réveillé en voyant encore leur bouche déchirée et défigurée par l’amertume produite par la sauvage et aquatique baffe filiale. Et ce fut, sans aucun doute, un soulagement de se réveiller et de voir que rien de tout cela ne me concernait et que mes parents n’étaient pas même mes parents, moi j’étais le docteur Pasavento, spécialiste en psychiatrie et écrivain caché ».

Course contre la vérité de la mort ou fiction des superstitions et des lectures, Docteur Pasavento se révèle peu à peu le roman de la notion même de sujet, au sens occidental du terme ambigu de sujet, cette notion aujourd’hui en voie de dissolution, dont toute l’histoire semble parallèle à l’histoire du roman européen. On pourrait le résumer d’une formule que je vous accorde a priori absconse : Docteur Pasavento raconte le projet suicidaire mais de toute façon irréalisable de parvenir à la dissolution du roman dans le roman du roman dissous, sinon dissolu. On peut démonter ma formule absconse, sachant ce qu’est le roman du roman, d’abord ; en renvoyant la notion de roman dissous ou dissolu, d’une part à la question du sujet, d’autre part, à la production romanesque aussi florissante qu’elle est lénifiante, au point que la critique en vient régulièrement à le dire toujours déjà enfin tout à fait mort, le roman ; quant à son impossible dissolution, Docteur Pasavento la démontre : il reste toujours quelque chose du sujet et du roman quand on prend vraiment le risque d’en finir avec eux – et ce quelque chose, en l’occurrence, prend la forme paradoxale et magistralement littéraire d’un grand roman. Mais, lisez-le. En un mot comme en cent, c’est une expérience, éprouvante et véritable. Les occasions ne sont pas si fréquentes.

 

© Bertrand Leclair, 2007.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 septembre 2009
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