Emaz | remontée à l’air libre

de Plaie qui est un grand livre


il n’y a pas de destin
ligne de vie dans la paume

pour la énième fois
on repasse la séquence
pour voir l’erreur
la cause

ça a
eu lieu
parce que

parce que

parce que
rien

on ne voit pas

je ne sais pas je ne veux pas je ne peux pas parler de Plaie d’Emaz je connais ses livres je le lis depuis longtemps je sais qu’il a eu cet accident je sais qu’il en a fini mais cet accident dans Plaie je ne dois pas lire cet accident je ne dois pas lire même la remontée je dois lire la poésie je dois lire ce que j’aime en Celan Mandelstam et les autres la langue qui s’écrit même si eux ça finit mort et qu’Emaz là il écrit la même chose mais après

besoin de temps

on ne peut pas reprendre comme ça
au pied levé
la vie

dans l’instant
on a surtout envie de dormir
infiniment dormir

pour le reste
on verra plus tard
quand on aura rangé la tête

on a tant de moments où ça cogne de moments où ça pourrait tomber ou casser ou même justement ça plus rien à quoi bon arrêter on est passé de l’autre côté on ne sait pas si on est complet encore ou simplement fatigué lui il ne nous parle pas de ça ce serait trop simple s’il suffisait de se regarder soi-même dans le rétroviseur oui tombé oui cassé oui le tunnel puis oui la remontée reprendre recommencer mais la fissure dedans la fissure que dedans on porte tous

continuer à mentir

on se sent
devenu comme de verre

tout le monde regarde
la tache à l’intérieur

on supporte mal
même si on sait
qu’ils ne voient pas

est-ce que c’est écrit pendant comme Michaux son Infini turbulent ou bien tout reconstruit après et eux les poètes ne racontent rien ils ne disent pas le journal le chemin les abords les visages il dit juste Emaz le dedans et par rapport à ses autres livres c’est ça qui manque c’est ça qui fait mal d’écriture pas question juste de ça question le corps le cerveau le mental les yeux la voix mais on le sait de toute façon chez Artaud Michaux et tous les autres c’est ça d’abord écrire partir de la cassure chemin si longtemps jusqu’à la cassure mais si c’est écrire aussi qui avait cassé qu’est-ce qui se raconte là si Emaz là raconte

même si la main tâtonne
dans le dédale de vitres
avec impasse souvent
à l’intérieur
on est debout

je revois Emaz je le vois simplement je le vois quand il marche on dirait qu’il chaloupe et il se marre il a toujours cette espèce de rire on ne sait pas de qui il se moque si c’est de vous si c’est de lui et qu’est-ce qui fait mal la vie ce cirque ou parler rien que parler après tout allez on trinque ça passe on sait bien que ça recommence quand on est dans les livres quand on est dans les carnets on s’est embrassé on s’est tenu à bras le corps je le connais ce type comme si je l’avais fait des fois je crois et puis rien on ne tient rien sa cassure il la garde il écrit du blanc il prend dans le vide il aiguise jusqu’à ce que ça tienne simplement là Plaie ça ne peut pas tenir à l’intérieur parce que si on regarde à cet endroit-là qui est-ce qui casse c’est soi-même

on évite
fait attention de ne pas
on veille

même la nuit
on guide les rêves
on dévie
comme on peut

rester près du sol
nettoyer l’évier
étendre le linge
occuper les mains

le temps
pas vite

l’impression que tout grossi lui grossi et ces bribes de réel alors non pas agrandies mais comme un grand corps qui rentrerait dans ce presque rien disproportion de l’évier alors évidemment dedans le cerveau ça craque corps en berne et c’est l’histoire qu’on raconte les mots du corps à contre du monde

on parle
on dit des choses
surtout des choses
à côté
comme si la plaie
pas

mais ça dure peu

parler du corps des copains on ne devrait pas il y a Bernard aussi comme ça Bernard Noël même avec l’âge qui nous sépare ces bras durcis lui Emaz tout sec un corps trique on dirait dans ses blue jeans et ses vieux tee-shirts et comme il a cette façon flottante qu’on le soulèverait du bras lui qu’il s’en moque il fait son boulot il traverse la peau du monde on peut bien quitter son lotissement de bord de ville en province le nom de sa rue un nom aussi bête que tous nos noms de rue chacun dans notre adresse aller au lycée et faire son cours et corriger ses copies parler des écrivains et de la grammaire aimer la grammaire et là au début d’année quand je lui disais que j’avais la trouille au premier cours lui qui me répondait que pareil même après ses années de métier et comment on se dépouille de tout ça comment on affronte la table et les mots comment on reprend le couteau et donc la Plaie il veut nous dire quoi ce n’est pas lui qu’il veut nous dire c’est le dedans où ça craque puisque lui de l’autre côté où ça craque mais expérimenté traversé regardez-le regardez sa tête son rire il a la fracture les balafres

comme si tout s’épuisait
finissait par faiblir fléchir tarir

on est encore debout
vidé

c’est
malgré tout
une revanche

et si malgré tout ça parlait d’écrire ça parlait de tout un chacun nous tous ça parlait de cette cassure à construire pour que ça commence chez nous dans notre pays (parce que ce n’est pas vrai il ne s’appelle pas Emaz s’il a forgé ce nom de montagne je sais comment et pourquoi) les sorciers disent que quand ça commence dans le corps ça craque ils vous montrent le point quand ils appuient sur le point du craquement on bascule c’est étrange et lui Emaz bien sûr qu’il sait on n’avance pas sans aller là aller d’abord là on ne parle pas d’une maladie ni d’une guérison et ce n’est pas une maladie c’est tomber c’est heurter c’est le chemin tout simplement dans cet écart où on est tellement on voudrait tant on voudrait et puis non nous pour nous c’est autre chose c’est long peineux c’est rien et puis on le sait quand même c’est là oui c’est là qu’on est fort tenir dans ce rien dans Plaie Emaz il nous montre qu’il tient

la fin des médocs
ça ne veut pas dire
celle de l’envie de vomir

corps mis à mal
au bout d’un long tunnel
avançant
dans sa besogne de corps
continuant

cracher sa faiblesse cracher qu’on n’a pas tenu cracher qu’on a dû et puis tout et puis tout le prix à payer et pourquoi y a pas de pourquoi on a le mur dans le dedans de soi et des fois le mur est sorti on cogne écrire c’est après c’est longtemps après c’est petit c’est précis c’est une enquête un récit en trois temps ça commence ça dure ça finit il n’y a même pas guérir non il y a écrire c’est Plaie et nous maintenant c’est ça qui nous colle c’est grimpé sur le mur dedans le mur où on cogne il est là Emaz il est assis tout en haut sur notre mur dedans et il se marre

toucher une peau
regarder dans les yeux
sans peur

on revient
à la rame
d’un pays seul

Plaie, d’Antoine Emaz, est paru en novembre 2009 aux éditions Tarabuste, à Saint-Benoît du Sault, pas de site Internet, 210 pages daté 02.09.2007 / 23.11.2007 avec des encres de Djamel Meskache, l’éditeur, comme les précédents livres d’Emaz, il coûte 13 euros, ça fait 2 mois que je le lis et que j’y reviens, lire aussi dans Poezibao (et ici), et sur remue.net évidemment aussi et ici sur tiers livre bien sûr aussi, parce qu’on est quelques-uns à savoir ce qu’on doit au bonhomme et combien ces amitiés c’est rare.

tout de même
on arrive quelque part

le mur est là
il n’écrase plus

on est là
aussi

aucune sagesse acquise
sauf un constat
on peut être aussi fort que le mur


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 6 mars 2010 et dernière modification le 11 mars 2010
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