Lagrasse, Banquet du livre

cette année bien sûr en hommage à Gérard Bobillier, plus Bartleby par Pennac, et une petite goutte de numérique avec Alain Pierrot


Le Banquet du Livre de Lagrasse a choisi comme thème cette année Chaque Un, voir ici le programme complet.

Bien sûr, après la disparition en octobre dernier, de Gérard Bobillier, fondateur des éditions Verdier et du Banquet de Lagrasse, un hommage lui est consacré. Je mets en ligne ci-dessous, en complément de Bob ne grincera plus, ce texte lu en décembre 2009 à Paris, lors de l’hommage coordonné par Gilles Jouanard.

Parmi leurs invités de cette année : Olivier Rolin, Pascal Quignard, Gérard Macé.

A noter : une lecture de Bartleby par Daniel Pennac, et vendredi 13 août une conférence d’Alain Pierrot sur le thème : La singulière posture des internautes.

Voir ici les archives (surtout programmes, mais quelques textes) des premiers Banquets, depuis 1995....

En profiter aussi pour les nouveautés rentrée de Verdier, dont surtout Vincent Eggericx, L’Art du contresens et un nouveau Lutz Bassman.

Image : lecture de Pierre Michon au Banquet de Lagrasse, 2009, par yogen_, sur FlickR

 

mort d’un apiculteur
(hommage à Gérard Bobillier

Est-ce que la littérature est à elle-même sa propre finalité ?

Probablement que c’est le seul point sur lequel on ait jamais été d’accord, avec Bobillier : non, la littérature n’est pas à elle-même sa propre finalité.
On l’exerce parce qu’on est mal, on l’exerce parce que le langage est un risque, on l’exerce pour s’expliquer avec le monde, on l’exerce pour l’abîme – et qu’on ne sait pas se défendre de comment l’abîme en vous travaille.
Alors oui, on se retrouve à partager une action, et cette action – dans le temps que matériellement on l’accomplit, et c’est affaire de ce qu’il aimait tant, Bobillier, comme un rêve de gosse qui était peut-être une récompense, la fabrication des livres, les arrangements avec le marchand de papier, les cartons et des stocks, et jusqu’aux couvertures des retours nettoyées à l’alcool, ou le break Citroën, seul luxe que je lui aie connu (le break « de Verdier », attention, il disait) d’un bout du pays à l’autre, tout seul toujours à pleines nuits et les cartons de livres jusqu’au toit, mais aussi bien pour livrer, dans telle rue populeuse du 9ème ou du 3ème, l’étroite vitrine d’une librairie spécialisée, cette action relève de la littérature, parce qu’affaire de mots qui agissent, qui frottent, qui dérangent. Qui n’aiment pas que le monde à sa place reste tranquille.

Mais qu’est-ce qu’on en avait à foutre. Est-ce que seulement ça compte au regard du reste, et de ce qu’on ne commande pas de l’abîme ?

Est-ce qu’en dix ans j’ai parlé une fois littérature avec Bobillier ? Sans doute qu’au début on a essayé. C’était sa leçon, à Bobillier, il vous massacrait le discours tout de suite. Ça ne comptait pas. Vous étiez un petit garçon, de vous occuper de ces trucs. Ce qui comptait, oui, et dont on parlait, c’était le bouquin, et comment on s’y prendrait pour qu’il rejoigne le bon endroit.
De toute façon, en politique non plus on était pas d’accord. Il jouait les protecteurs. Et c’était ça, son ricanement, a priori le point de vue inverse du vôtre, quel qu’il soit. Je crois que sa seule politique c’était le clan. Les amis. Les coups de téléphones aux amis. Les coups qu’on fait ou qu’on partage avec les amis. Et c’est bien pour ça qu’on s’entendait sur la littérature, avec Bobillier, si la littérature n’est rien d’autre, alors, que cette amitié en acte, que cette amitié en coup porté, en coup partagé.

Inépuisable, le ricanement de Bobillier. L’avant-dernière fois que je l’ai vu, c’était cette histoire de vertèbre : lui, Bobillier, l’homme à la nuque raide, comme il est dit dans Ysaïe, on lui retire une cervicale, on la scanne en trois dimensions – ah tout d’un coup l’informatique ce n’était plus un gadget de rigolade, on lui fabrique la même à Singapour et avion depuis l’autre côté du monde, la belle vertèbre en titane qu’on lui remet en quarante-huit heures dans les cervicales à Bobillier : il se réveille, il a un peu mal au crâne, et repart comme avant. Tout content de montrer la cicatrice, qui n’était pas sur l’arrière, mais sur le côté, et toute petite. Ah oui, qu’on en ricane, de la maladie – est-ce que ça compte, au regard de ce qu’on a fait avec les amis, des cigarettes fumées, des coups de vin partagés, des nuits sans dormir et tout ce que je ne savais pas, moi, de lui ? On a bien rigolé, de tout le monde moderne convoqué pour offrir au vieux Mao déglingue sa vertèbre de secours, et qu’il les emmerde un an de plus : dans l’hôpital, il s’occupait de ses manuscrits. « Ses », ceux de Verdier, les manuscrits des autres.
De toute façon, Bob, là-dessus on était d’accord : t’aurais écrit comme tu parlais, ç’aurait été la cata, c’était pas ça ton boulot. Ton boulot c’est ce qu’on faisait ensemble, bricoler ces machins comme des armes, les glisser sous les portes, téléphoner au libraire. Promener un faux Volodine dans un sac en plastique et le montrer sous le coude en te marrant comme d’une bonne farce, Lutz Bassman ça y est, t’as compris ?

Bobillier vivait sans adresse. Ou plutôt une piaule dont lui seul savait l’adresse. Michon y a dormi une fois, il paraît, mais comme il ne se souvenait pas comment ils y étaient arrivés et repartis, risquait pas l’indiscrétion. Bobillier non pas prêt pour la clandestinité, mais qui n’aurait jamais quitté la clandestinité : nos livres, son visage. C’était ça notre fraternité, Bob Arcimboldo, pacte de sang, sa grimace et le ricanement à la face du monde, c’est nous qui fournissions les dents, l’oeil, la peau ou le ventre.

Bobillier était apiculteur. C’était ça son état civil. Je n’ai aucune idée s’il a jamais touché un salaire de Verdier, et comme ça ne me regarde pas, je n’irai pas demander. Depuis l’histoire des manifestations de viticulteurs, en 76, de toute façon là-bas à Verdier on leur fichait la paix, je n’imagine pas qu’on soit allé vérifier leurs activités agricoles, aux Verdier. Peut-être que le coup de l’huile de vidange, à distance, c’était une vengeance de Montredon : ils ont la mémoire longue, chez les flics d’un côté, dans les montagnes cathares de l’autre.

Et de toute façon elles existaient bien, les activités agricoles, le vieux lien à cette terre et ce ciel, l’arbre dans la cour devant Verdier. On y a mangé, sur le vieux carrelage de la ferme, un hiver, du sanglier, Colette, si tu es là, tu t’en souviens forcément, cette mémoire-là c’est la tienne. J’y ai cueilli des fruits, à Verdier : des pêches, parfaitement mûres, et Bobillier à côté, lui aussi avec un sac plastique, et peut-être même un sac de librairie. Et Bobillier qui donnait tout ça à mes mômes. C’était son défaut, à Bobillier, il craquait sur les mômes. Tous les mômes de ses potes, ils se souviendront de Bobillier, ils ont pris des leçons de Bobillier. Demandez aux miens, ils diront : l’anarchie, c’est Bobillier qui m’a appris.

Est-ce qu’il a jamais touché une ruche et des abeilles, Bobillier ? Peut-être bien, après tout. C’est comme la piaule, je n’ai pas visité, je n’ai pas ouvert les tiroirs. Je doute qu’il ait mis beaucoup de photos sur les murs, c’était pas son genre. Je doute qu’il y ait eu des livres, c’était pas son genre : le petit cartable était assez plein, avec les machins de Verdier à lire ou travailler dans la nuit, pouvoir téléphoner au matin. François, c’est Bob... La réponse tardait jamais. Verdier, Verdier, Verdier.

Mais entre la politique, les années Toulouse, la manif de Montredon avec ses deux morts, et le lancement de Verdier, il y a eu Verdier la ferme. Repli je ne sais pas, mais ils en sont sortis armés, les quatre de Verdier, et leur cercle des tout proches, dont jamais, nous autres qui viendrons après, ne ferons vraiment partie. Bobillier disait « nous » quand il voulait dire quelque chose qui ne plairait pas. Peut-être qu’il y a eu, pour de vrai, une période où ils y ont cru, à l’écart, aux pêches, aux abeilles. Le rêve de Lagrasse, « notre » Banquet (et là je dis « nous », sans leur demander leur avis) vient peut-être de ces années-là.

Quel rapport il y a, Bob, entre le fait d’être déclaré apiculteur auprès de la sécurité sociale agricole, et de publier nos livres ? Je lui avais posé la question, il avait ricané bien sûr. C’est pour ça qu’on s’entendait bien, au fond, la capacité réciproque de ne jamais répondre aux questions de l’autre.
Salut à toi, l’apiculteur à la vertèbre inaltérable. On leur a fait quelques bons coups.

Ça s’appelait littérature justement pour ça : de n’avoir jamais été considérée comme sa propre finalité.

(FB, décembre 2009)


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 août 2010
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