s’orienter dans l’intérieur de son ordinateur, bonjour

s’orienter dans une librairie ou une bibliothèque, on sait : mais dans l’intérieur de nos ordinateurs ?


Je rentre dans une librairie. Je peux être dans une ville étrangère, je saurai très vite repérer l’organisation du lieu selon les genres, et que je cherche un guide touristique, le rayon poésie ou ce qu’ils ont concernant la musique rock. Ces assemblages peuvent être massifs (Strand à New York ou Banon en Provence), mes propres déplacements de salle en salle coïncideront avec l’arborescence de l’architecture – je ne me perdrai qu’à feuilleter les titres un par un sur le rayon. On pourrait constituer, sinon une bibliothèque, du moins une belle anthologie avec les textes concernant le classement des livres, du Comment ranger ses livres de Georges Perec dans Penser/classer (et Jacques Roubaud qui y fait apparition discrète avec les 362 livres rangés sous son lit, qui l’obligent à en éliminer un chaque fois qu’il veut en ajouter un nouveau) au Je déballe ma bibliothèque de Walter Benjamin éternel nomade, et pourtant suivi à distance par ses malles des livres qui comptent. Il n’y a pas de valeur absolue pour ces classements : je n’aime pas trop les librairies qui mélangent le poche aux autres livres, mais celles qui les séparent isolent aussi deux publics, et limitent la part de découverte par voisinage matériel. Les bibliothèques publiques qui classent à part roman, poésie, théâtre, policier induiront par cela même que le rayon poésie n’aura plus rien à dire aux autres – et combien d’auteurs, comme Novarina, Beckett ou Koltès, pour n’être pas divisibles ? Je ne connais pas d’amoureux des livres qui n’ait sa façon irrationnelle de les ranger. L’affinité avec un noyau de livres essentiels va probablement les rapprocher indépendamment du siècle et de l’alphabet : Lautréamont, Michaux et Rabelais peuvent coexister dans un meuble, pourvu qu’il soit près de la table. Les collections et les formats primeront, ou le coin livre ancien, ou, dans le couloir ou le garage, cette étagère qui croule sous les Agatha Christie, Upfield, Hillerman, Simenon et autres Van Gulik, mais qu’on ne laisserait pourtant pas sans ordre parfait. J’ai peut-être sept mille livres chez moi, et pourtant, ce qui constitue ma bibliothèque nécessaire est bien plus restreint. Je suis incapable d’éliminer, et pourtant j’élimine ou donne beaucoup. Je ne me priverais pas de mes Henry James, et pourtant il n’a pas le même statut décisif que Kafka, et si je touche très peu mon édition allemande des Sämmtliche Erzählungen, sa présence matérielle (ou le souvenir qu’elle évoque) me semble justifiée à côté des Lettres à Felice ou des conversations avec Gustav Janouch (non : Conversations avec Franz Kafka, par Gustav Janouch) que je considère pourtant pas comme centre vital de l’oeuvre. Mais dans l’ordinateur ? Ma bibliothèque numérique, inaugurée en septembre 1996 en téléchargeant les Fleurs du mal, compte environ 3000 titres. Il est probablement prématuré d’en raisonner : j’ai copié de grands bassins de textes gratuits (Leblanc, Leroux) que je ne pratique qu’occasionnellement. Des oeuvres dont je serais prêt à payer la disponibilité numérique plus cher que les Pléïade de l’auteur – pour disposer de recherches d’occurrences, et tout simplement portabilité – comme Char, Michaux ou Gracq, je ne peux pour l’instant me les procurer. De même, je dois veiller à ne pas mêler les textes partageables des Beckett ou autres Claude Simon ou Céline qu’on s’échange avec quelques amis de façon strictement privée. À l’inverse, le récent séjour d’un an au Québec, avec peu de livres (et pourtant, c’est ce qui nous a coûté le plus cher dans les frais de bagage), m’a conduit à structurer une bibliothèque numérique digne de ce nom, textes révisés à mesure des erreurs constatées, mis en forme pour lecture confortable sur l’appareil dont je disposais alors (Sony PRS-600), et l’habitude prise pendant un an de lire sur papier électronique m’a rendu équivalent la lecture livre et la lecture numérique. Même maintenant, une fois de retour, je prolonge mon temps de lecture du soir, Balzac ou Proust ou Saint-Simon et d’autres, simplement en allumant la tablette (l’iPad d’Apple) plutôt qu’aller chercher le Pliïade. Les appareils mobiles n’aiment pas, dans l’état actuel de leur technique, mémoire vive et logiciels de navigation, être trop lestés. Je garde dans l’ordinateur deux silos principaux, l’un est automatiquement nommé « eBooks » dans « Documents », l’autre créé par moi-même, « edinum » avec des sous-dossiers « contemporains » , « thesaurus », où je stocke les textes avant le formatage qui les rendra confortables sur la liseuse ou tablette. La spatialité est donc bien limitée. Lorsqu’on enregistre un fichier dans Pages, puis qu’on lance « convertir en ePub », il va proposer une classification par genres initiée par le constructeur (fiction & littérature, biographie & mémoires, non fiction etc...) qui n’inclura même pas « textes personnels », et ne propose aucune subdivision à « littérature » tellement ce monde doit leur sembler en lui-même étranger. Je sais me déplacer dans l’intérieur de mon ordinateur : j’ai des dossiers (en général, les dossiers éphémères) posés directement sur le « bureau », et les autres archivés dans l’arborescences d’un dossier donc les premiers textes conservés remontent à 1993 (même si j’ai un ordinateur depuis 1988), articles, projets, ateliers d’écriture, correspondances, livres. À intervalles réguliers je réorganise ce dossier pour que la recherche y soit intuitive. N’empêche que je dispose, sur mon ordinateur, dès que j’ouvre une fenêtre « dossier », d’une fonction recherche où un seul mot suffira pour faire surgir toutes ses occurrences, et s’il figure dans l’intitulé d’un fichier, ou selon sa fréquence dans le texte, il apparaîtra en tête de la recherche. Cet outil (Spotlight en bon français dans ma machine), parce que plus rapide que la descente manuelle dans l’arborescence des fichiers, n’induit donc pas de visibilité, malgré les efforts des constructeurs de machine pour replacer ici et là, dans leurs interfaces, de beaux présentoirs panoramiques ou des étagères en simili contreplaqué. Nous avons perdu la spatialité : or notre bibliothèque est plus large que notre mémoire, aussi bien celle des livres que nous possédons matériellement que celle de nos livres immatériels. Pour soi-même, on s’y repère. Mais lorsque j’envoie à un groupe d’étudiants un texte évoqué en cours, je sais bien que sa nature – fichier joint à un e-mail, qui sera peut-être glissé sur le bureau de leur ordinateur personnel, et peut-être archivé dans le dossier concernant le travail mené ensemble – ne peut suffire à cette part matérielle de la mémoire qui aurait fait, de Lautréamont qu’ils n’ont pas lu, un souvenir plus précis s’ils l’avaient physiquement emprunté à la bibliothèque universitaire ou la médiathèque du centre-ville. Avons-nous une solution ? Bien sûr que non, pas pour l’instant. Mais, à échelle de deux ou trois ans en arrière, les choses ont évolué : il y a trois ans, je n’aurais pas nommé « bibliothèque » mon dossier contenant les livres numériques, et la fonction si simple qui consiste à les éliminer de l’iPad pour les remplacer par d’autres m’était bien sûr inenvisageable. Ce n’est pas nous, qui comptons, dans l’affaire : dans la transmission, dans la symbolique, il se joue aussi une part de la communauté. Et cette part s’appuyait sur une reproductibilité indépendante de celle des « documents », la reproductibilité de leur organisation spatiale, qu’on entre dans une librairie ou une bibliothèque à Rome, Prague ou New York, qu’on jette un oeil aux étagères à livre d’un ami qui vous reçoit ou vous héberge. Les mots-clés de mon site peuvent mener à une hiérarchie ou un repérage parmi les auteurs que j’y cite, et mon site me sert à moi-même d’aide-mémoire, je passe par le site pour retrouver un texte ou une référence plutôt que les chercher sur mon ordinateur – mais le sens de la rivière a été inversé, c’est ça qui ne va pas (pour l’instant).


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1ère mise en ligne et dernière modification le 14 novembre 2010
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