Walter Benjamin range ses livres

à propos de "Je déballe ma bibliothèque"


J’ai découvert et lu Walter Benjamin de 1980 à 1983 et l’ai constamment revisité depuis lors. L’entrée dans cette oeuvre (les deux volumes Denoël de Poésie et révolution et Mythe et violence, la Correspondance avec Gershom Sholem et Adorno, la fabuleuse somme du Passagenwerk, qu’il nous fallait explorer à tâtons sans traduction, c’est un des rares souvenirs de longue lecture à l’égal de Proust ou Balzac. Ce texte, Je déballe ma bibliothèque tient plus de la curiosité, mais il signifie pour nous encore intimement dans nos pratiques de lecture. Pas indifférent que le dernier livre mentionné par Walter Benjamin, avant son suicide, soit le Château d’Argol de Julien Gracq, et qu’il lise Simenon comme lit Proust, ou lui aussi tienne des listes... Ce texte dialogue avec ma journée dans la bibliothèque de Bobigny, et ma relecture du Journal d’un lecteur d’Alberto Manguel. Maurice Nadeau avait bien voulu l’accepter dans la Quinzaine littéraire en octobre 2000.

« 1712 »

Je croyais l’art des inventaires une sorte de monopole posthume de Georges Perec, qui a parlé lui aussi de l’art de classer ses livres, y compris pour ce célèbre ami à lui, qui vit toujours dans une chambre minuscule avec juste de la place pour les livres en dessous le lit : quand on en ajoute un, il faut en enlever un autre.

On vit ainsi dans la tension entre accumuler, l’étagère des Minuit, l’empilement des POL, et ceux qu’on considère un peu fétiches, genre Lowry Faulkner Carver, et puis les grands alignements non pas utilitaires, mais toujours revisités, de Saint-Simon à Proust, ou le coin Baudelaire ou le coin Lautréamont : on aura une dizaine de livres regroupés là où jamais Maldoror ne sera plus long pour autant.

Question parce qu’en voilà un qui nous la pose. C’est un errant. Il emporte avec lui, retrouve à Paris ou en Suède 469 kilogrammes de livres répartis en six malles et cantines. « Je déballe ma bibliothèque » c’est ce moment provisoire d’avant classement, où les livres, entassés au sol, encore entourés de papier protecteur, livrent individuellement leur histoire. Walter Benjamin retourne forcément la question sur lui-même : que cherche-t-on d’inaccompli pour soi-même à se faire suivre de tel ou tel livre, sinon pour ce qu’il recèle de cet inaccompli ? Et de citer un personnage de Jean-Paul, l’instituteur Wuz, qui, faute de pouvoir acheter des livres, écrit lui-même tout ce qu’il suppose devoir être dans les livres dont il lit les titres dans sa seule possession : un catalogue de bibliothèque.

Quand je pars pour longtemps, j’ai rarement des hésitations sur les livres qu’il m’est nécessaire, à ce moment particulier, d’emporter avec moi. Sans doute même qu’à un certain moment on en achète moins, des livres : ceux qui comptent sont déjà dans la bibliothèque. Je n’ai pas la fibre bibliophile, même si j’aime à me rattraper de certaines carences de rééditions chez tel ou tel bouquiniste dont on évite de trop partager l’adresse.

Quelquefois c’est la technique qui change la donne : un de mes premiers achats d’adulte a été un Littré d’occasion en huit tomes, je l’ai toujours, je me souviens parfaitement de son poids dans le vieux sac de sport pour le ramener à ma chambre. Aujourd’hui, Littré directement sur l’ordinateur portable, je le consulte beaucoup plus, mais jamais plus dans sa reliure de toile noire, puisque l’ordinateur permet d’y chercher par siècle, par auteur, ou de l’avoir avec soi dans n’importe quelle chambre d’hôtel. Mais pour Montaigne, Proust, Balzac ou Nerval et tant d’autres que j’ai aussi sur l’ordinateur, rien ne remplace le livre.

Ces textes de Benjamin rassemblés par Rivages, je les connaissais pour la plupart, sauf un : la liste exhaustive qu’il a tenue, tout au long de sa vie, de ses livres lus. Le début est perdu, la liste commence au 462 et se prolonge jusqu’au 1712, il laisse le cahier à Paris juste avant son départ pour Port-Bou où il se suicide. Émouvant de retrouver le nom de Kafka à mesure que se publient pour la première fois ses romans. Émouvant de retrouver A la Recherche du Temps perdu à mesure que sortent les derniers volumes. Rassurant de constater que Walter Benjamin lit tous les Simenon à mesure de leur parution, et pareil pour Agatha Christie.

C’est un réflexe naturel qu’aller voir tout au bout les derniers livres lus. C’est l’avant-dernier qui m’a frappé. Juste avant d’en finir (aphorisme de Benjamin, quelques années plus tôt : « Et si le suicide non plus n’en valait pas la peine ? », mais il ne s’en est pas souvenu), il achète et lit un opuscule paru dix-huit mois plus tôt. C’est le numéro 1711 de la liste après quoi elle s’arrête : Au Château d’Argol, de Julien Gracq, chez Corti.

Une bien étrange résonance, ou bien étrange relais, l’auteur de Mythe et violence et Poésie et révolution, que Maurice Nadeau sera le premier à publier, passant relais à l’auteur futur de En lisant, en écrivant. On peut s’attacher à un livre, celui que publie Rivages, juste pour cela : l’étrange court-circuit de deux qui ne se sont jamais autrement croisés.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 juin 2006
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