d’Aubigné, le chemin tragique

les Tragiques de d’Aubigné : écrire en temps de guerre civile


Par un chemin tout neuf, car ie ne trouve pas
Qu’autre homme l’ait iamais escorché de ses pas.

 

note d’avril 2011
... temps incertains, guerres menées en notre nom... jours où il est bon de rouvrir le grand d’Aubigné à la voix rauque, extraits ci-dessous, ou les Stances page suivante...

note de décembre 2010
Comment découvrir Agrippa d’Aubigné mieux qu’en feuilletant l’édition originale du Printemps sur Gallica. On y lira notamment les magnifiques et sombres Stances...

Pour ma part, lecture obligatoire alors que demain et après-demain spectacle Formes d’une guerre à Ars Numerica de Montbéliard...

sources

 ce texte a été écrit pour Actualité Poitou Charentes (merci Jean-Luc Terradillos).
 illustration ci-dessus François Place pour Voleurs de feu, Hatier, 1994 (épuisé).

 

D’Aubigné, un salut


Mai 1616 : Cervantès et Shakespeare sont morts il y a 10 ans, Montaigne le double. Depuis un demi-siècle, la guerre. A Maillé, entre Chaillé-les-Marais et Maillezais, dans le marais du Bas-Poitou pas encore rattaché à la Vendée administrative, un homme né juste avant que Rabelais meure, il y a soixante-quatre ans, surveille la presse où finit de s’imprimer la première édition des Tragiques.

Moment charnière, comme d’un grand détournement qui va laisser ce pays sur son sable, encrouant dans son parler la langue telle qu’alors, dans cette poche qu’un triangle effilé contiendrait, entre trois noms de ville : Poitiers, La Rochelle, Fontenay-le-Comte, qui ne retrouvera jamais tel rôle. Devenu par protection secrétaire ou précepteur, "domestique" de son évêque, Rabelais déjà avait parcouru à dos de mule, quatre ans durant, chaque chemin du triangle. Né ici, à Pons, d’Aubigné verrait du triangle la figure ultime, tendue et guerrière. Rabelais a bien peu résidé à Maillezais (Geoffroy d’Estissac partageait son temps entre Ligugé, au nord, et l’Hermenault, entre Fontenay et Luçon), mais d’Aubigné, lui, en fut le maître. Il fortifie l’abbaye, bouchant à la pierre l’entrée principale de la cathédrale, et devra la défendre, lame en main, contre les assauts de son propre fils.

Scène initiatique – Agrippa, sept ans, avec son père, à cheval : près du pont d’Amboise, quatre pendus. De cette religion réformée, le catholicisme débarrassé de ses dorures et trafics, une austérité mentale.

A dix-sept ans il fait la guerre. Oeuvre née d’un homme qui porta, comme Descartes mercenaire en Allemagne, lame et cuirasse. Mais il avait déjà vécu à Paris, à Genève d’où il s’enfuit d’un collège pour rejoindre près de Lyon un aventurier versé dans l’ésotérisme, épisode mal connu, pour s’en revenir au triangle. On lui fit quel accueil ? Et comment le voyage, la traversée du haut Limousin qu’on fait maintenant en voiture ? Sur la même route, de Roanne au Mans, vingt-trois ans plus tôt, en 1543, le moine avait convoyé à vitesse de charrette la dépouille de Guillaume du Bellay. Il y a dans la vie de ces hommes de ces noeuds obscurs, dont ils n’ont pas fait état (encore que d’Aubigné ait signé Sa vie à ses enfants), mais liés à la traversée d’un pays, à la grandeur des ciels, et la violence sur la terre. Le père d’Agrippa était mort peu avant, des suites de bataille : destin à l’arme blanche.

Jarnac : allez y voir. Bourgade. Longue rue blanche. Pompe à essence, Intermarché. Des vaches et des silos. La bataille de Jarnac est la première de d’Aubigné. Vingt-deux ans, à Paris, duel avec un sergent, doit prendre la fuite : hasard qu’il évite ainsi, à deux jours près, la Saint-Barthélémy. Attaqué en Beauce dans une hôtellerie, reste plusieurs jours au bord de la mort. Se remet. Écrit, pour une Diane, à vingt-trois ans, son Printemps :

Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissans et de testes de mortz
....
Dans le cors de la mort iay enfermé ma vie
Et ma beauté paroist horrible entre les os.

Le mot même de stances, art perdu d’une marche en avant par pans qui tombent. Cette poésie grogne et remue, trouve sa saccade pour décrocher en spirale rongeante autour d’elle là où le crâne ne se peut risquer. Une nourriture à laquelle on se familiarise lentement, mais qui vaccine contre les plats faibles. Stances signifie cette immobilité provisoire de la strophe avant qu’elle reparte, une marche par sauts. On en a depuis détourné le sens pour signifier le ton du poème ou sa nature grave. Ici, une couleur jaune d’abord, qu’on n’a pas revu depuis dans la langue, et tient du seul déroulement des syllabes :

Ie chancelle incertain et mon ame inhumaine
Pour me vouloir faillir trompe mes voluntez,

Et dès le Printemps, l’ébauche de cette novation dans le vers qui accompagne forcément les grandes percées. On verra chez d’Aubigné des vers purement monosyllabiques, lançant le charroi pour la machine qui les suit :

Ce grand Dieu void au ciel du feu de son clair oeil
Que des maux estrangers tu doublois ton orgueil.

Et la fréquente technique de verbes ramassés en début de strophe pour aligner comme dans ces heurts armés des alexandrins tout de noms ou d’adjectifs :

Ton mal, le mal la mort, la mort le désespoir

ou

Meurtri, precipité, traisné, mutilé, nu

Se privant même de cet écho par la rime féminine qui donne à tout d’Aubigné ce sentiment d’arrière-fond où seul le premier plan se dessine brutalement en relief :

poison, cordeau, le fer, le précipice,

C’est aussi la prose qui s’invente à ces déchirement internes de la cadence principale, le vers. En tout cas, pas d’apprentissage possible de la prose qui autorise de faire l’économie de la grande histoire des rythmes internes du vers .

Un autre a cette vie de fer et de routes, celui qui deviendra Henri IV. D’Aubigné se bat avec lui, et organisera son évasion de la cour. Années emmêlées de guerre et de trêves, encore écrire. Deux-Sèvres, une autre bourgade : Lezay. Il se marie à Suzanne. Prise de Montaigu, tentative sur Blaye. La guerre sanglante, la guerre où on s’égorge, se ramasse autour du triangle. Entrevue à La Mothe Ste Héray de Henri de Navarre et Catherine de Médicis. Prenez un dimanche pour visiter le bourg, et imaginez ces gens-là. Résistance à Angers contre Condé, d’Aubigné s’échappe avec une petite bande, fait le détour par la Beauce pour traverser la Loire : on le croit mort. Il vit dans le triangle, à Mursay, terre de sa femme. Un hiver, écrire. Pays de haies et de brumes où il n’est pas rare de voir, au bout d’un champ, ces vieilles et austères tombes de pierre des réformés.

Continue la litanie des armes : prendre Oléron, puis, l’ayant perdue, prisonnier à Brouage. Prise de Maillezais, prise de Saint-Maixent. Projet d’un débarquement à Guérande.

Du temps du moine, si on voulait aller de Niort à Bordeaux (où nous avons deux heures de route monotone et soixante-dix francs de péage) on allait s’embarquer à Arçais, et on vous transportait à La Rochelle où on prenait un bateau de mer. La côte de Vendée est semée de ces ports maintenant en plein champ, alors prospères. Il reste des granges, de grands murs, des églises comme celles de Maillezais. On fera payer à la région son engagement dans la Réforme, en l’abandonnant à une longue misère, celle qui a préservé dans le patois la langue qu’eux parlaient. On est aussi resté plus laïc dans cette Vendée-là. Le transport des marchandises et le déplacement des personnes se fait maintenant par les chemins.

Beauvoir-sur-mer, d’Aubigné sauve sur les remparts la vie du frère d’armes, Henri de Navarre. En 1589, à 37 ans, dont vingt l’épée nue, d’Aubigné est gouverneur de Maillezais, dans le triangle, à son centre. Assauts, la litanie reprend, et les cicatrices dans le cuir, et la douleur aux blessures le matin au réveil. Siège de Paris, batailles aux faubourgs, rue par rue. On dort sur le sol, on a son cheval, on entretient ses lames, Henri de Navarre devient Henri IV, et on s’en va prendre Rouen. L’édit de Nantes se prépare, d’Aubigné est dans les négociateurs. Le triangle reste un pivot du destin national : d’Aubigné est de l’Assemblée protestante qui se tient à Loudun en 1596. Non pas l’éloge d’un soudard qui rime. Un homme souffre de la violence du destin à lui assigné, et n’a que de brefs hivers pour le travail de la langue à quoi il est tout entier consacré. Mais quand il traduit de cette façon, rude et rauque, sans jamais de superflu, le psaume 88 (beauté austère de cette poésie comptée, précédée chaque fois de l’énoncé abstrait de sa mesure : —u—u—u-----uu—/-uu-uu-... ou bien -u---uu-u-u/-uu—...), c’est bien cette même souffrance, la mort sous le ciel, l’assaut des villes au couteau et le réveil sur les routes au matin, qui donne ces couleurs à sa phrase, et fait découvrir à l’homme que son épreuve même est paradoxalement son plus haut matériau, reconnu comme seul chemin possible au nom du poème et son exigence autonome.

Telle est en escrivant ma non-commune image
...
Nous avortons ces chants au milieu des armées,
En delassant nos bras de crasse tous rouillez
Qui n’osent s’esloigner des brassards despouillez
...
La mort ioue elle mesme en ce triste eschaffaut

Et qu’on ne triche pas à le dire. Cela ne légitime rien. Mais, dans la dimension de langue conquise, cela intervient à rebours comme fondement suprême. On puise à la Bible un vieux feu. Mais si on l’alimente de l’image d’une mère tenant son fils égorgé, c’est à la guerre civile dans les rues de Niort qu’on la prend.

Ne contez pas ces traicts pour feinte ni pour songe,
L’histoire est du Poictou et de nostre Xaintonge :
La Boutonne a lavé le sang noble perdus
Que ce sexe ignorant au fer a respandu.

Et pas non plus pour l’esprit vain de terroir. Mais que cette dimension de langue, pour l’atteindre, exige tel prix, que seul la terre confère. Passez dans le triangle, à Chaillé-les-Marais, et tournez vers Maillezais. Une vague bosse ronde est couverte d’herbes stériles. Une pancarte indique le lieu-dit : le Dognon. D’Aubigné avait fait construire ce fort, bloquant le chemin de La Rochelle à Niort, en avant de Maillezais. Il y vécut vingt ans. Le fort est rasé, il ne reste pas un pan de mur. Et c’est cela qui nous concerne : dans ce qui nous sert de matériau, notre terre d’enfance, affleurent partout ce sang et cette violence, et qu’un temps ce sang et cette violence furent langue, et des plus hautes lancées de langue que la nôtre ait jamais connues, dans cette lumière jaune et ce heurt

Secret rare auiourd’huy en trois fronts de ce temps
...
Qui produit sous ses pieds une petite ville
Pleine de corps meurtris en la place estendus,
Son fleuve de noyés, ses creneaux de pendus,
...
Haussant les mains du sang des siens ensanglantées.

Les Tragiques sont le livre d’une vie. Elles viennent de l’exil d’un vieil homme, mais se sont faites tout au long, parce que ce qu’on voit

Ie tends comme ie puis le cordeau de mes yeux

déborde des figures singulières où

Tout ce qui sent l’homme à mourir me convie.

Les figures dominent du massacre inutile :

Le cri me sert de guide, & fait voir à l’instant
D’un homme demi mort le chef se debattant
Qui sur le sueil d’un huis dissipoit sa cervelle
De sa mourante voix, cet esprit demi mort
Disoit en son patois (langue de Perigort) :
« Donnez secours de mort, c’est l’aide la plus sceure... »

Voisinant les grandes projections où le triangle, de Lezay au Dognon, devient la terre entière, mais éventrée et faite matière même de l’universel conflit :

Le ciel pur se fendit, se fendant il eslance
Cette peste du ciel aux pestes de la France

ou bien :

La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux
Naissent des enterrés les visages nouveaux

Les figures allégoriques prenant leur amble autonome pour générer à leur tour des figures visuelles où les vieux mythes se décrivent dans la même réalité évidente que la pâte saisie vive de l’histoire du temps. Ainsi le double :

J’eus un songe au matin, parmi lequel je vis
Ma conscience en face, ou au moins son image,
Qui au visage avait les traicts de mon visage

ou l’arsenal terrifique de l’hallucination comme si ce n’était là que cette frange intermédiaire et obscure entre réalité et vision où toujours se forge et se reploie la langue dans un effort qui ne ramène jamais la totalité antagonique des termes :

Le jour effraye l’oeil quand l’insensé descouvre
Les corbeaux noircissans le pavillon du Louvre.

Grande oeuvre où on peut revenir, on trouvera de quoi puiser à nouveau. Il y a là une cadence longue de la langue, son usage d’outil, que peu ont essayé d’apprivoiser à leur usage. Nous portons avec nous le poids de cet héritage. A nous, de ce pays, il appartient plus qu’à d’autres que d’Aubigné reste phrase vivante dans la langue totale du monde. Il se trouve que ce monde, dans ses cahots et ses misères, passe parfois par le bas de la boucle, et que ce qui advenait alors par la faim et le fer peut à nouveau nourrir la compréhension d’aujourd’hui, ou nous aider plutôt à venir tout près au bord d’où ce qui se passe échappe à la compréhension possible.

D’Aubigné est au musée, ses éditions sont un peu tristes, comme il se doit pour les grands auteurs délaissés. Et puis c’est de la poésie lyrique, épique, on change les mots mais toujours pour dire que ça n’est plus pour nous. Essayez donc, pourtant, à haute voix, dans nos bourgades de vieilles pierres. Essayez donc en conduisant votre voiture, sur bruit de moteur et d’embouteillage dans les villes.

Peu ont eu le culot d’une telle architecture : Misères, Princes, Feux, Fers, Vengeances qui s’en prenne à plein corps à leur objet, construction en sept chants selon l’ésotérique du nombre. Peu ont décroché pour eux-même ces grands lais de la langue, où le fantastique lève du fond du crâne et obsède :

Ie cherche les desertz, les roches egairées
Les forestz sans chemin, les chesnes perissans
Mais ie hay les forestz de leurs feuilles parées,
Les seiours frequentez, les chemins blanchissans

à la seule force d’allitérations dures :

Traine une triste vie en un temps lamentable

comme

Quand espuisant ses flancs de redoublez sanglots
De sa voix enroüee elle bruira ces mots

ou dans cette réalité brassée nue sur la page

Ronfler aux seins enflés de leurs pasles putains

Dans les grands cycles divergents de la langue et du monde, des oeuvres lèvent d’un battement commun, où l’inertie soudain commande un débord. Ces battements reviennent, et parfois, quand tout semble appauvri ou amoindri, c’est là qu’il faut tenter sa chance.

Pour cette force de prise, et de se soumettre le temps. Ceux qui y ont marché avec novation nous enseignent à distance les sauts à oser. Mais à condition de sortir d’Aubigné des étagères, et qu’on s’en serve là, pour notre voix, et dans notre monde.

Il se pourrait qu’on ait du travail à faire, et qu’il ne concerne pas la mémoire de d’Aubigné, mais notre propre demande à la langue, pour maintenant.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 15 décembre 2010 et dernière modification le 14 août 2013
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