Christophe Grossi | égaré(s) en chemin

"vases communicants" de février : échange avec Christophe Grossi, et c’est de livre (pour une fois au singulier) qu’il est question


J’ai d’abord rencontré Christophe Grossi quand il était libraire aux Sandales d’Empédocle de Besançon, étape qui comptait (compte aujourd’hui) dans cette cartographie active de la découverte des textes.

Aujourd’hui, il participe à l’aventure de ePagine.fr, l’outil proposé aux libraires indépendants pour la diffusion de livre numérique – avec une tâche bien particulière : la médiation qui est le rôle debout du libraire, l’installer sur le numérique via le blog lié à la plateforme partagée.

Ce qui serait une raison suffisante ici du partage, même s’il n’y avait pas kwakiszbak, où il développe son écriture personnelle (pléonasme, m’excuse).

C’est moi qui ai sollicité cet échange, merci Christophe d’avoir accepté, c’est ce qui fonde aussi l’échange professionnel. Et évidemment sur la question du livre, et pour ma part l’impression que c’est l’échange lui-même qui a provoqué d’aller plus loin qu’initialement prévu.

Merci à lui d’accueillir mon Entassements du dedans.

FB

Photo : © airehaineo, 1933-Bebelplatz (la place de l’Opéra de Berlin avec une vue sur un rayon de bibliothèque en souvenir du 1er autodafé nazi)

 

Christophe Grossi | égaré(s) en chemin


J’ai oublié
le nom de la bibliothécaire qui nous conseillait de la prévenir si jamais nous avions l’intention de garder inutilement, de perdre ou d’endommager les livres que nous venions d’emprunter,
celui de la documentaliste qui nous ordonnait de ne jamais écrire sur un livre égaré,
celui de l’ami de Gustave Brunet qui avait fait imprimer un ouvrage dans lequel il dressait la liste des livres perdus,
le nom de cet homme dont l’épitaphe stipulait qu’il était le plus grand poète de son temps — mais personne n’a jamais retrouvé aucun de ses écrits,
celui du pays où les livres perdus de l’humanité continuent de brûler dans un autodafé sans fin alors même qu’un demi-géant pourrait les récupérer sans avoir à convaincre la population,
le visage de cet homme qui m’avait sommé de ramener tous les livres perdus de la création, ceux de la bible, les livres oubliés d’Eden et le Livre d’Enochk,
celui de cet étudiant qui affirmait qu’il était nécessaire de bien compter les livres perdus,
celui de cet autre dont le rêve était de passer sa vie à gérer les démarques inconnues,
le titre de l’ouvrage de Tite-Live dont les deux tiers n’ont jamais été retrouvés.

Je pourrais parler aisément des livres volontairement oubliés chez quelqu’un, de ce Baudelaire parti dans une autre poche que la mienne, du Rouge et le Noir qui n’aurait jamais dû quitter mon bureau, de ces Mémoires qu’on m’a volées alors que j’étais descendu fumer sur le quai à Montbéliard, de ceux que je n’aurais jamais dû vendre, de mon premier Plume prêté par quelqu’un d’autre que moi et qu’on ne m’a jamais rendu, de tous ces livres perdus avant même d’avoir vu le jour, de ces fragments jamais devenus livres, de ces livres enterrés dans un jardin, brûlés sur la place publique, déchirés sur scène ou troués à l’aide d’une perceuse, de ceux qui auraient dû se perdre s’il n’y avait pas eu trahison, de celui-là, La Centrale, perdu le jour même de l’achat, racheté puis retrouvé quelques semaines plus tard au milieu d’une pile de journaux dans les toilettes (mais lequel des deux ai-je offert ?)

Je ne sais plus
quel site nous avertit que les livres perdus par la poste ne seront pas remboursés,
quel autre site indique que les internautes qui ont commandé un ouvrage sur les livres perdus ont également cherché des livres épuisés,
si la personne qui avait commencé de comptabiliser le nombre de bibliothèques (volontairement ou non) pillées, incendiées, effondrées, soufflées ou inondées, est toujours en vie,
si les livres perdus de Pline étaient historiques ou s’ils faisaient référence à l’art oratoire,
si ceux de Diophante d’Alexandrie auraient dû constituer la suite du cinquième ou du sixième Livre de son traité sur les nombres polygonaux,
si ceux d’Hésiode, dont des fragments n’ont pas été traduits et commentés en français dans cette édition de poche que je n’ai plus sous les yeux, seraient encore aujourd’hui une source indispensable des grands mythes grecs,
si le pastiche de Juste Lipse sur les livres perdus de Tacite a été un jour publié ou si le manuscrit ne s’est pas plutôt perdu,
si c’est dans un essai de Paul Lacroix que j’ai appris que Charles Nodier avait eu l’idée d’entamer une bibliographie des livres perdus (vite abandonnée),
si c’est bien Francesco Maurolico qui avait essayé de reconstituer les livres perdus d’Apollonios de Perga,

Je suis à peu près sûr qu’à une période précise de ma vie je lisais plus de cent cinquante livres par an et qu’aujourd’hui je ne saurais plus en parler, que les livres perdus de vue ne sont jamais très loin, que chaque livre oublié ou perdu dans la masse continue d’exister quelque part et peut ressurgir à n’importe quel moment, que certains fichiers numériques ne sont jamais arrivés ou bien très endommagés, qu’on passait des heures à rechercher dans toute la librairie un livre qu’on avait oublié d’entrer en stock, qu’on avait mal rangé, qui était dans le carton des « retours » ou qu’on n’avait jamais reçu.

J’ai paumé
le document sur lequel était stipulé que les livres perdus devaient « être signalés immédiatement à personne » ou enregistrés dans c :\Biblio\perdus,
celui qui prévenait que les trois plus grands perdants deviendraient gagnants et recevraient des $$$ pour les livres perdus,
celui qui annonçait qu’en 2262, après plus de 2000 ans de recherche, quand on aurait retrouvé les livres perdus de Birenni, la peste serait enfin maîtrisée,
l’article où un type disait que les livres perdus contenaient sans aucun doute possible des indications essentielles sur les constellations,
celui où un autre type se réjouissait de voir qu’avec le numérique, terminés les livres perdus, les retards de livraison et les listes d’attente à n’en plus finir,
celui qui nous apprenait que l’accord cadre sur la numérisation des livres indisponibles venait d’être signé.

Je me souviens des livres perdus d’avance, des livres perdus dans la foule, des livres qui ne sont pas perdus pour tout le monde (ce texte de Céline, Maudits soupirs pour une autre fois, que tu m’as prêté, que je ne t’ai jamais rendu et qui doit être considéré comme perdu par toi depuis), de ceux qui ne seront jamais perdus puisqu’appris par coeur.

J’ignore
si j’achèterai un jour l’Essai bibliographique sur les livres devenus introuvables de M. Philomneste Jr.,
si une copie du Necronomicon se trouve toujours dans la bibliothèque de cette université américaine créée de toute pièce par Lovecraft,
si le nombre de livres perdus, invent(ori)és par Borges dans sa Bibliothèque est quantifiable,
si j’ai oublié plus de livres que je n’en ai perdus et quels sont ceux que j’aurais aimé lire mais dont j’ai oublié le titre,
si nous parviendrons à conserver les livres dématérialisés, les données, les fichiers,
pourquoi à une époque tous les livres perdus de la région aimaient à se retrouver sur mon palier,
quel logiciel de traduction a divisé en quatre parties la série des Livres perdus et les a intitulés ainsi : Choisi, Infidèle, Renégat et Chaos,
le nombre exact des textes écrits par Pessoa et ses hétéronymes,
where is the Lost Books Club.

Je me dis que passer des heures à faire des recherches sur les livres perdus est un travail sans fin possible et un engagement à corps perdu un peu suicidaire, que dresser des listes sur les livres perdus n’est jamais perdre son temps ni son humour mais sa raison peut-être, qu’écrire sur les livres perdus répond à d’autres inquiétudes : finitude, mortalité, disparition, traces, oubli, que s’atteler à la Recherche du livre perdu est une idée qui me plaît assez et je souhaite bonne chance à celui ou celle qui clôturera l’ensemble avec Le Livre retrouvé — moi, j’en tremble d’avance.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 février 2011
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