
voyage retour aidé par Google Street View
C’est évidemment le cadre et le décor de mon Autobiographie des objets. Mais comme c’était curieux, ce 10 octobre 2012, au bistrot La Méduse de La Pallice, d’entendre Myriam B. (qui a habité une des maisons présentes sur cette page) parler elle aussi de cette ruelle à imaginaire, ou de ses propres souvenirs de ma mère institutrice...

mon village île est une coquille sur la vieille empreinte de mer
la marquetterie rase des « prises »
l’ovale marqué de 3 rues, la rue principale, la rue d’en haut et la rue d’en bas
rien besoin de plus pour notre géographie urbaine
tout se jouait dans les labyrinthes intérieurs
ceux du village, les nôtres

pour remonter vers le passé il faut d’abord nettoyer
ce sont les verrues lotissements neufs
et le dessin sans contrainte ni arbitraire qu’on étale sur la terre pour les maisons pareilles
nous on pouvait gommer : la vieille roche du village tombait à pic dans les champs nus
alors je gomme

enlever le moche
champ pour mobil homes
tourisme de masse
pêcheurs ou bronzeurs de plage
la vie resserrés et l’apéritif en jaune
on rentabilise mieux la terre
avec la misère des autres
qu’avec la sienne propre

au centre l’église fait carrefour, notre garage en face
et derrière l’ancienne abbaye et ses arbres
quand nous avions 6 ou 8 ans l’été nous nous parlions par dessus le mur
avec Dominique Sorrente
sinon c’était une enclave étrangère
sauf qu’elle justifiait la roche posée de si longtemps sur la mer

et pour se retrouver soi, l’obligation d’agrandir au flou
la maison est là, et la cour où on jouait et la venelle en arrière
et la buanderie si minuscule : elle figure donc elle aussi sur la vue générale de la terre ?
le chemin en patte d’oie menait à la ferme et plus loin à la boulangerie
la maison d’à côté celle des Boisseau
l’arbre où je montais pour voir la mer a disparu
en face c’était les Vallot
et le chemin pour l’école

les trois rues se rejoignent toujours en parfait éventail à la pointe de l’ancienne île
c’est moins flagrant à l’autre extrémité qu’à celle-ci, qui regarde la mer
les rues ont été élargies, des maisons construites
il y avait vers cet endroit l’ancienne fontaine et son eau transparente
la salamandre qu’une fois j’y avais capturée puis relâchée
elle n’est pas sur l’image

la laiterie des Richardeau était déjà l’unique ou principale activité économique
on leur avait vendu des camions
des Citroën 23 à cuve inox pour le ramassage
le jour de la livraison mis en rang tous trois sur la place de l’église
la liberté que j’ai eue d’écrire peut tenir (même partiellement) à trois camions
et l’enclave qui reste aujourd’hui celle du travail
les voitures du personnel à côté des camions de maintenant

parfaitement logique qu’une communauté prélève sur la terre ce qu’il faut pour ses déchets et ordures et le dissimule en partie
à l’époque c’était Louis Osmond et son cheval Ysansel
et où il emportait ça je ne sais pas : peut-être déjà ici-même
probablement bien moins : tant on gardait tout
(les épluchures au « fumier »)

les formes géométriques ou abstraites que font les cultures
sur la terre alluviale et salée
je n’avais pas conscience d’appartenir à telle beauté

ce qui reste de la butte aux huîtres
monument naturel fossile
sans jamais une explication convaincante quant à sa formation
c’était exploité pour moudre le calcaire
ça faisait du bien aux poules disait-on
les poules désormais mangent autre chose
il aurait pu être bon de garder la butte aux huîtres
et non pas juste ce petit résidu

nous n’avions pas, d’où nous étions, de vision d’ensemble, ni de l’île, ni des champs, ni de la mer à son battement de la digue, ou savoir que le Lay courait parallèle à la mer et que la Sèvre s’y jetait par un estuaire envasé
on savait juste le ciel et le vent
on savait notre isolement

même aujourd’hui je connais le cimetière par coeur
et le nom de tous les morts
et l’emplacement de la tombe des miens
et le portail côté bourg comme le portail côté rue d’en bas
on se doute pas qu’un cimetière occupe tant de place dans un village
pourtant c’est bien pour cela qu’on y vient
quand ils ont fait cette « réduction des restes » il y a deux ans, ils ont cassé puis rafistolé le monument
ce n’est plus pareil je n’y reviens plus
je ne suis pas prêt

la dernière fois que venu là, c’était justement revenant du cimetière
où on l’avait portée elle
j’étais venu au portail bleu
j’avais posé les deux mains sur la tôle tiède
et regardé par le trou de serrure
à gauche, la petite porte qui donnait sur la cuisine : murée
les fenêtres d’en haut, nos galopades et nos jeux, que portent-elles de nos rêves
à regarder depuis si longtemps la rue vide

c’était ce qu’on disait « le passage »
à gauche, le mur de la petite cour carrée où on jouait, la porte grise qu’on n’utilisait jamais (pour cela, qu’elle revient dans les rêves ?), et au fond à gauche le garage, à droite le local du camion de pompier, l’odeur du cuir et les tuyaux à pendre
il y avait aussi le distributeur à mazout, pour les tracteurs agricoles et les camions
à quoi ça peut servir, de garder comme ça intact le « passage » – juste en raison de nos propres souvenirs ?

en face, les Ardouin aussi avaient une vitrine
quincaillerie, électroménager
Alain, le fils, a juste un peu plus que mon âge
il travaillera avec son père, commencera l’équipement du village en téléviseurs
il y a deux ans, il m’a écrit (une vraie lettre, même si depuis on correspond par mail) : il venait de murer le magasin
sur Google Earth, on voit la trace des parpaings qui remplacent la vitrine
il aura passé sa vie ici, comme son père avant lui : peut-être j’aurais pu moi-même vivre sans quitter le seuil, et le portail métallique vert
je serais resté à Saint-Michel-en-l’Herm

la pharmacie est restée
sans doute qu’elle ne s’appelle plus Ferchaud-Rivoalland (Ferchaud c’était notre docteur, sa femme tenait la pharmacie)
je n’aime pas ces trottoirs vaguement carrelés : c’est ce qu’on démolit pour ne pas reconstruire
de même, au fond, la forge des Jubien, le maréchal-ferrant
pourquoi une pharmacie, même au bout d’un demi-siècle, aurait eu besoin de se déplacer ou de s’agrandir ?

le lieu me met mal à l’aise et la photographie aussi
banc mièvre réverbère mièvre
bureau de poste installé dans l’ancienne école, les deux classes qui suffisaient pour les cinq divisions de l’école de garçons, Boisseau pour les petits, Gallipeau pour les grands
la cour était fermée d’un mur très haut
empêcher les gamins de sortir, mais protection aussi : le village n’entre pas dans votre préau, on règle ses affaire soi-même
je ne leur en veux pas d’avoir pris l’école
je leur en veux d’avoir cassé le mur qui protégeait nos jeux, nos combats, nos secrets
et que l’arbre indifférent savait
je m’y vois ramasser des billes

en remontant de l’école, après le garage des grands-parents, on filait tout droit pour la maison
à droite cela menait à la Boucarde, chez les Ferchaud, à l’ancienne poste, et aussi la maison du percepteur
la maison d’angle est restée intacte : lourde de quels fantômes ?
la voiture Google, sa caméra sur le toit, a dédaigné d’aller vers notre maison – ils ont pris à gauche, et laissé la rue d’en face
à gauche le Crédit agricole, en face le CIC : on ne s’encombrait pas comme ça des banques, autrefois

si on prend cette route à gauche nous aussi, devant la mairie,
on retrouve le haut mur de l’ancienne abbaye, et l’élévation opaque de l’école des sœurs,
au bout tout droit c’est la mer

alors lentement tu tournes l’image sur l’écran sur la droite
tu ne t’étais jamais souvenu de la venelle
est-ce qu’une des rues ne s’appelait pas rue des hauts murs
on la prenait en frissonnant
longue, neutre, mystérieuse
elle aussi, souvent dans les rêves
effrayante, et au bout la bascule des mondes
je crois qu’une fois adulte, je m’étais arrêté et avais voulu la reprendre
rien qu’un passage banal entre les murs d’un village (où comptent les murs, pour couper le vent)
ce qui fait qu’un lieu sourd dans les rêves dépend-il d’une spécificité du lieu ?

on laisse l’empreinte jaune du logiciel Google Street View : il n’est pas plus malin que nous, au bout de la route il y a la digue et puis la mer
la balise noire était là déjà, et le hangar de la Vallée du Lay
on s’arrêtait aussi au grillage
j’ai des photos de mon père réparant leurs pelleteuses
les flaques étaient les mêmes

la beauté de mon pays aux ciels d’Amérique
le pays où je ne retourne pas
et que de chez vous il est possible de faire resurgir
sans jamais savoir quoi exactement provoque le plus exactement le trouble
a été composé et rédigé par François Bon
sur des captures écran de Google Earth et Google Street View
pour une mise en ligne le vendredi 6 juillet
sur le site liminaire.fr
en échange du texte « Blois » de Pierre Ménard
sur le site tierslivre.net
dans le cadre des « vases communicants »
de juillet 2012 (3ème année)
1ère mise en ligne 7 septembre 2012 et dernière modification le 5 novembre 2012
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