Dominique Pifarély violon

traversée des musiciens



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 François Bon et Dominique Pifarély proposent en duo (voix + violon électrique / acoustique) des lectures d’auteurs classiques (Rabelais, d’Aubigné) ou contemporains (Michaux), et des performances à partir des textes de Tumulte.
 prochain concert à Poitiers, Carré Bleu, le 9 juin 2006, avec Dominique Pifarély, violon électrique, Eric Groleau, batterie, Vincent Boisseau, clarinettes, FB, textes & voix.
 disponible pour professionnels : CD console performance Tumulte à Besançon, musée du Temps, novembre 2005. Sinon, extraits dans Tiers Livre son & voix, dont la Tempête du Quart-Livre de Rabelais ou la valise audio.
 ce texte est publié dans Tumulte, Fayard, sept 2006.

Pifarély violon seul

Cette histoire tout d’abord : il a sept ans, il joue du violon, et la télévision (on est en 1967, le noir et blanc et la chaîne nationale unique) fait un reportage sur l’ensemble où il joue. Il précise : plutôt des gosses de bonne famille, et s’ils m’ont choisi c’est que j’étais l’exemple du contraire ? On le fait parler et jouer. Il serait curieux d’en retrouver l’archive. Ses parents sont gardiens d’immeuble, astreints à présence. Quand l’émission passe, le mercredi suivant, sa mère se dévoue et propose au père d’accompagner le gosse pour se voir : dans le logement on n’a pas la télévision. Il se souvient que c’est devant une vitrine de magasin d’électro-ménager, qu’à cette époque-là c’était fréquent encore, en particulier pour les matchs, de s’assembler devant les vitrines. Moi aussi cela m’éveille des souvenirs, ces grandes vitrines avec dedans les hublots magiques et scintillants. Il dit, Pifarély : - Quand on regardait la télévision sur le trottoir, on avait l’image mais pas le son, mon père m’a vu passer à la télévision mais il ne m’a pas entendu jouer.

J’en sais très peu sur lui. C’est un silencieux et, paradoxalement, moi aussi. D’ailleurs, c’est plutôt dans son silence que j’entre. La première fois, on ne se connaissait évidemment pas du tout, je le regardais faire avec de jeunes musiciens. Ils étaient là avec des instruments très différents, contrebasse, violoncelle, guitare saxophone et lui assis, son violon posé verticalement sur les genoux, il les guidait dans l’improvisation. Ensuite, on a commencé à prendre du temps. Il n’est pas comme moi avec les papiers. Il aime disposer du texte de ce qu’on va lire, l’annoter, l’avoir devant lui sur son pupitre. Il est dans la loge longtemps avant qu’on joue. Souvent, la boîte à violon ouverte devant lui comme si c’était un genre de maison à la fonction bien plus large de plus riches ressources que le seul transport de l’instrument. Son violon, il l’a à nouveau sur les genoux, et il regarde une partition dressée à même la boîte à violon : d’anciennes partitions, d’avant Bach (Bach c’est par cœur). Et je ne sais pas ce qu’il regarde, ni à quoi il pense : en fait, je passe rapidement dans la loge, mais je la lui laisse pour lui seul, je vais m’allonger un moment sur le plateau même.

On a pris l’habitude ces jours-là de se retrouver dès le matin, commencer par le repas. Comme si, autour de lui, il y avait une bulle de temps qu’il nous fallait déformer selon nos deux corps et que cela d’abord comptait. On parle quand même : on n’est pas des sauvages. On ne parle pas des choses bêtes : pour les dates, les contrats, les voyages, les textes de présentation, on s’envoie des e-mails. Il faudrait lui demander de quoi je lui parle : je ne sais pas, en fait, ce que je raconte, de moi ou d’autour de moi. Je suis trop en défense. Chez lui, dans le Poitou, c’est facile, on parle de l’air, des murs, on évoque de vieux noms, Racoffier, Groleau ou les autres. On ne se connaissait pas, étant jeunes (tiens, je ne sais même pas quel âge il a : - Tu as quel âge, Pif, t’es de quelle année au fait ? J’ai dû le lui demander, c’est peut-être même écrit sur la plupart des documents où l’on figure ensemble, on a à peu près le même âge mais on ne s’est connus que récemment.

De fait, il est un peu plus jeune que moi, mais quand je m’imagine toujours le contraire : lui, le violoniste, qui marche en avant dasn la nuit (on l’a fait une fois, en été : j’avais une lampe électrique pour éclairer et mon texte et ses pas, et je le suivais à un mètre parmi le public, lui jouant, moi lisant), devait forcément être plus âgé que moi. Et puis, alors que je n’avais pas encore publié de livre, Pifarély était déjà un nom repère, son nom sur les affiches, sa silhouette au couteau sur les disques. J’écoutais beaucoup de ces musiques d’improvisation, et en particulier des cordes, de Ponty à Lockwood, ou le violoncelle de Jean-Charles Capon. Pifarély représentait une sorte d’austérité virtuose, quelque chose de l’énigme.

Il est sur le devant du plateau, et il joue. Moi je marche au fond, ou dans les coulisses. Comme on ne se regarde pas, mais que j’écoute son violon, j’ose des sons, des bribes de poèmes, ce qu’on sait par cœur, et tant pis pour lui si c’est trop fort, des fois même je chante. Quand je suis seul avec lui, sur le plateau où le soir on va jouer, j’accepte de chanter, et il a cette réserve de ne m’en pas parler. Manière d’entrer dans cette pâte, comprendre ce qui s’y joue de rythme. Ne jamais se faire prendre par le mimétisme, soit, mais pour cela savoir s’y glisser. Après, quand on a tout fini, ce n’est pas très différent d’avec les autres musiciens : je vois à sa tête si ça a marché ou pas. Moi dans la tête c’est trop de questions, ça sature. Si je lui ai laissé assez d’espace, si à tel endroit ça n’aurait pas pu aller plus loin, si la prochaine fois qu’on recommencera il n’y a pas ça ou ça qu’on pourrait essayer autrement. Bon, on boit un coup de vin, et finalement on n’en reparle pas tant.

Est-ce que ça s’appelle une répétition ? On appelle ça une répétition pour les gens qui nous accueillent, « on va répéter », parce que c’est plus facile que d’avouer qu’on ne se regarde pas, qu’on ne se parle pas, mais que c’est le seul moyen pour se lâcher. On fait des trucs incroyables, qui jamais ne viendront de cette façon tout à l’heure, sur la scène. Des fois, je marche jusqu’à mon micro, on se retrouve tout proches et parallèles, devant la salle vide, les fauteuils vides, et ça explose. C’est après, qu’il part s’enfermer dans la loge. Il reste trois heures, quatre heures avant de jouer, ça ne fait rien, il va dans la loge et, comme apparemment c’est tout seul qu’il veut être, moi je vais faire des photos autour du théâtre, ou même je photographie les objets du théâtre, les issues de secours, la photocopieuse, les escaliers vides, puis finalement je me retrouve sur le plateau : tout est silence, les pupitres et le micro sont prêts, je m’allonge et je m’endors.
Souvent, quand je me redresse un peu plus tard, que bientôt on va jouer, il est dans la salle, tout au fond, silhouette parmi les fauteuils vides, sans lumière. Et il joue, doucement, comme pour lui seul. Je ne sais pas s’il improvise. Lui me dira que c’est du Haydn, ou du Britten, mais c’est par cœur, par cœur évidemment.

Il voyage en première classe : ils ont cette chance, les musiciens, ils disent que c’est plus prudent pour les instruments. Moi je voyage en seconde, quand on nous invite on ne nous donne pas le choix. De toute façon, les têtes sont plus sympathiques. Alors quand on est dans le même train, lui et moi, pour aller jouer ensemble dans tel ville, il pose son violon dans son wagon de première, je laisse mon sac dans mon wagon de seconde, et on s’assoit au wagon bar. On est mal assis, bien trop secoué, il y a des gens partout, le café n’est pas très bon, mais voilà, c’est là qu’on parle, en fait. Je sais des choses sur son père, qui jouait du même instrument mais dans les façons populaires. Moi aussi j’ai dû lui raconter de ce genre de choses qu’on dit quand on est en confiance, qu’il y a du volume sonore autour, et que ce qu’on dit s’en va se noyer dans la masse générale du monde. C’est cette vie de musicien qui surprend : on est vendredi, on lui dit qu’on décidera lundi de la suite à donner à telle proposition, et il vous répond que d’accord, mais attendre quand même mercredi parce que d’ici là il est à Minneapolis pour enregistrer. Ou à Berlin pour cinq concerts. Et quel langue il parle, au fait, dans tous ces pays ? Ou bien, parce qu’on s’étonne de lui voir entre les mains un violon électrique : parce qu’il part en Afrique pour trois semaines et que ce sera plus commode là-bas. Je ne suis pas jaloux, avec Pif. Je sais qu’il joue avec tant de musiciens.

Je suis bien tard venu dans sa galaxie. Il m’a fait découvrir un étonnant violoniste libanais, Nida Abou Mirad, et rien que pour moi, d’autres fois, il me fait tel solo de Led Zeppelin, ou tel enchevêtrement du vieux maître Grapelli. Ces types sont des mémoires vivantes de tout un patrimoine.

Ce qui est étrange, avec lui, c’est tout ce silence qu’il accumule avant de jouer, et le besoin d’être ensemble, même dans ce silence : ou bien qu’il se constitue, ce silence, pour nous deux ensemble ? Quand on démarre, je ne sais plus ce qui existe : je parle violon avec mon corps et ma bouche, et je le vois s’acharner sur les textes qu’on entend, là-bas dans les enceintes, par ma voix - je sais bien qu’on a permuté les rôles. Le violon est une agression considérable : là où l’on écoute et s’appuie sur un violoncelle, là où l’on sent matériellement vibrer la colonne d’air produite par une clarinette basse et qu’on y place ses mots en vibration, le violon s’installe dans votre crâne et devient l’architecture même de votre cervelle au-dedans. Le violon est tout entier abstrait. J’ai ressorti le mien, de violon, je le prends, je règle le coussin, je passe la colophane sur l’archet, et puis non, fini. Je repose l’ensemble. Ma capacité abstraite de violon est passée chez lui, en dépôt. Quand c’est fini, on repart chacun de son côté : il est déjà dans l’avion pour Stockholm, Barcelone ou Hambourg, avec un haute-contre ou un sextuor, et c’est sans tristesse ni regret. Un dépôt de temps pur, dans le temps du violon, s’est accumulé, qu’on rouvrira intact à revoyure : cela aussi, probablement, lié à cet instrument même et ceux (les rares) qu’il possède, possède entièrement.

De la même façon, je n’ai aucune réticence à écrire ce texte et le publier : c’est une curiosité sur moi-même, qui renvoie sans doute dans l’ambiance à tel conte d’Hoffmann, juste pour cette façon singulière de présence qu’il a, ce peintre-là, dans ses façons de temps. Un peintre de son, on garde très longtemps dans la mémoire le tableau qu’il organise.
Reste la scène de l’enfant et son père (son père qui jouait à la mandoline le répertoire populaire de l’île de la Réunion), deux silhouettes un soir dans la ville, et l’image réfléchie du téléviseur interdit.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 mai 2006
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