pro | au-delà du traitement de texte : l’écriture comme base de données

UlyssesIII : il se passe enfin quelque chose du côté des traitements de texte


Je suis plusieurs fois revenu sur ce paradoxe : le traitement de texte est le plus ancien des logiciels à notre disposition, il naît lui-même de la continuité de la machine à écrire et leur évolution (interligne gradué), et chaque texte produit sur un traitement de texte est un emboîtement du même ordre que la suite de fichiers qu'on transmet à un imprimeur pour le livre papier, ou la suite de fichiers emboîtés dans l’epub d'un livre numérique.

Le traitement de texte est le logiciel qui a le moins évolué (même ceux récemment arrivés, comme Pages sur Mac : pas bougé depuis 2010), sinon d’intégrer des dimensions réservées auparavant à la composition sur logiciels comme InDesign ou X-Press (le traitement de pages par bloc, l'inclusion d'éléments graphiques), ou des dimensions issues des logiciels de gestion de projets (ainsi Scrivener avec l'intégration des blocs brouillon).

Dans les évolutions récentes de notre rapport à la machine, le logiciel mail, lui, a su être considérablement évolutif, par il constitue les messages en base de données, ce qui permettra de les indexer à volonté par dates, par interlocuteur, par fil de conversation, mais de stocker aussi les éléments transmis – fichiers textes ou images – et les classer selon les projets, les partenaires, les années. Plutôt qu'archiver ces fichiers dans l'arborescence de notre disque dur, on reviendra au logiciel mail pour retrouver la suite des envois.

Les carnets de travail ont aussi évolué. Ils sont multiples, et invite à aller chez David Bosman (voir à l’instant son billet sur les scripts de contrôle de versions de texte) ou sur le site Urbanbike de Jean-Christophe Courte pour trouver essais ou conseils. Pour ma part, depuis 2 ans j'utilise Notational Velocity : je n'ai plus à enregistrer, chaque intervention est répertoriée, c'est stocké sur Dropbox et donc chaque modif est instantanément disponible sur chacun de mes deux ordis, idem pour logiciel comme Evernote qu'on retrouvera aussi sur son téléphone ou son iPad. Dans ce cas, la création d'une rubrique, du repérage de ces rubriques par mots-clés, le déplacement d'une note depuis une rubrique vers une autre, deviennent ce qu'était pour nous le cahier : possibilité de notes à la volée, organisation quasi graphique de ces notes.

Notre disque dur est donc une base de donnée statique, avec les dossiers et fichiers que nous y installons et reclassons, archivons, tandis que le logiciel mail et le logiciel carnet de notes archivent sur le disque dur leur propre base de données, regroupement de l'ensemble des articles et rubriques avec possibilité infinie de tri et réorganisation interne.

Quand nous construisons un site web, nous organisons l'ensemble des articles, que ce soit sous Wordpress, spip, Drupal, dans le grand réservoir d'une base MySqL fournie par l'hébergeur (qui vous appartient en propre et dont vous assurerez les sauvegardes si votre site a son propre nom de domaine, qui reste la propriété de l'hébergeur si vous optez pour un Wordpress ou un Blogger gratuit, ou une plateforme de blogs type lemonde.fr, Mediapart (la ferme de blogs proposée étant en cas un prolongement de la démarche principale de l'accueillant). On n'écrit donc plus qu'une seule oeuvre, remodelable à l'infini selon les tris, rubriques, mots-clés.

Comment, au bout de quelques années, ne s'effectuerait pas un déplacement mental : on ne compose plus un livre, on compose directement une série de billets qui créeront dans le corps principal qu'est le site une unité organiquement indépendante.

Si vous écrivez directement en ligne, vous utiliserez directement le vocabulaire de l'échange entre sites (instructions html, même si le blog se charge pour vous de les coder – mise entre crochets pour lien, double parenthèse pour gras etc). Si on écrit hors ligne, on va utiliser son traitement de texte pour la rédaction et la sauvegarde, puis copier-coller le texte dans le blog, et rajouter la mise en page.

C'est cette situation que je vivais de plus en plus comme une limitation, mais sans trouver de logiciel qui me convienne pour repasser à un niveau d'unité supérieure.

Sur iPad, par contre j’étais soufflé de l'idée de Daedalus : une suite de piles de « feuillets », chacun l'équivalent d'une notes, et la possibilité de manipuler les piles, passer un feuillet d'une pile à l'autre.

Les inventeurs de Daedalus proposent UlyssesIII, et là pour moi c'est le bouleversement :

  • j’utilise, à plein écran, une interface qui ressemble à celle de mon logiciel e-mail pour ce qui est de créer des dossiers, sous-dossiers, tri par thèmes ou dates ;
  • plus d’enregistrement, et le choix de garder les notes dans l'ordinateur seul, ou dans iCloud pour les retrouver sur mon autre ordi, avec compatibilité aussi pour import export Daedalus ;
  • je paramètre la fenêtre d'écriture à ma guise, pour un confort de saisie qui me permette la prise de distance par rapport à l’écriture premier jet, j'ai aussi la possibilité d'écrire plein écran sans fenêtre parasite ni menus, ou d'écrire en blanc sur fonds noir ;
  • si je me concentre sur la rédaction, je dispose d'un menu « markup » qui me permet d'insérer des niveaux de titre (h1, h2…), évidemment les habillages standards (italique, gras, etc) ;
  • j’associe à chaque élément textuel des images, des sons, des liens et URL, ou des ancres vers d'autres textes ; chaque lieu précis du texte est aussi une suite d'éléments d'autre nature qui lui sont référencés – cela inclut aussi mes propres commentaires ou notes hors-texte ;
  • j’utilise UlyssesIII comme brouillon, carnet infini, et infiniment triable, reclassable, je dispose de la possibilité de relier l'une à l'autre mes « feuilles » ;
  • le vocabulaire « markup » que j'utilise est transférable à l'identique dans toutes les utilisations du texte, notamment export vers le blog (en html), vers livre numérique (via Sigil, les instructions sont compatibles), ou vers une présentation graphique via mon traitement de texte quand je passe à une version plus élaborée du texte final, ou via InDesign si veux aller vers livre imprimé ;
  • donc juste à sélectionner la partie de texte que je veux transporter dans un autre contexte (ou sélection entière de la « feuille » en cours) puis menu Edit/ « Copy as » et choix entre html (mon blog), markdown (eBook), et les traditionnels PDF ou .rtf ou .doc (pour passage à logiciel de compo si besoin). L’état final du texte lui est extérieur, on produit un objet (html, ou markdown, ou pdf, ou .doc) qui n’est plus dans la base de données initiale – mais c’était déjà le cas pour notre utilisation du traitement de texte (converti en PDF ou rtf avant envoi).

Avec UlyssesIII, j’ai donc ouvert sur mon ordinateur un lieu textuel multi-structuré, qui n'est pas composé d'une arborescence de fichiers, mais une base de données rédactionnelle, ouverte sur des éléments hétérogènes, et préparant à égalité la publication blog ou la publication eBook ou livraison d'articles pour impression.

Attention : bien cocher « smart quotes » (dans menu Edit) pour bénéficier des apostrophes typo au lieu des apostrophes code, et des guillemets anglais. Par contre, pas de possibilité de remplacer le système anglo-saxon (pas d’« espace fine » insécable entre le mot et un point d'interrogation, ou point-virgule) – choses qu’on pouvait paramétrer sous Pages par le remplacement automatique.

Les puristes, ceux qui écrivent sous LateX ou d’autres langages « markdown » sont depuis longtemps dans ces pratiques. Je n’ai jamais pu m’habituer à ces outils, probablement pour le besoin de visualiser à l’écran un état ergonomique du texte. C’est bien le rejointement de ces univers qu’on pourrait désormais amorcer.

Bizarre, alors que j’ai acheté mon premier ordinateur (Atari 1040) en 1988, de constater que 25 ans d’écriture tiennent en quelques giga-octets. Ce serait probablement aberrant de reporter un par un la masse des fichiers accumulés dans cette base de données textuelle que j’ouvre avec UlyssesIII (et la fonction Spotlight de recherche du Mac y supplée), mais ça changerait mon rapport à mes propres archives : UlyssesIII non pas comme progrès (c’en est un, vraiment, au moins pour une zone d’écriture en amont de la publication blog ou print), mais comme une régression de l’écriture ordinateur plus près du carnet de notes, du projet modulaire, de la saisie instinctive, de l’association au texte en développement de tout un univers, documentation, textes annexes, photos et liens, qui lui restent extérieurs, mais nécessitaient la création d’un dossier spécifique.

Outre un plaisir renouvelé à l’écriture instinctive, sans plus s’occuper d’ouvrir des fichiers, enregistrer, synchroniser, vraiment le sentiment qu’enfin il se passe quelque chose du point de vue de nos outils d’écriture sur ordinateur.

Et que les mastodontes du traitement de texte, Word ou Pages, pourraient s’en trouver totalement ébranlés.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 16 mai 2013 et dernière modification le 25 mai 2013
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