Jacques Villeglé | la peau lacérée du temps

en 2006, visites et entretiens dans l’atelier de celui qui a consacré sa vie aux affiches oubliées de la ville


La peau lacérée du temps a été publié en 2006 par Flammarion dans un livre d’hommage à Jacques Villeglé, et précédé de deux journées d’entretiens dans son atelier parisien. Voir aussi sur Tiers Livre, journal images : les murs après Villeglé.

 

 

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La fascination d’abord n’a à voir qu’avec nous-mêmes : ces signes étaient publics, nous les recevions dans ces rues où nous avons marché, où nous avons cherché et appris à exister pour nous-mêmes. Et voilà qu’on les reconnaît, quand on n’aurait jamais su les conserver dans ce mystère qu’est la mémoire des signes, des couleurs et des formes.

Parce qu’il s’agit de signes humbles : ce sont des signes mineurs, des signes de l’éphémère, affiches sous la pluie, affiches qu’on recouvre, affiches avec une date. Et puis, maintenant que nous voilà mis en face, c’est le temps tout entier qui surgit, et ce que nous faisions dans cette ville, et avec qui, ou ce dont nous rêvions, qui nous est jeté à la face : Villeglé appelle à nous les signes que nous avions cru nous dispenser d’honorer par la mémoire volontaire.

Fascination, oui, qui surgit comme toute neuve de l’infinie curiosité qu’on a toujours, le nez au vent, à examiner le monde tel qu’il se donne à lire : ce qui nous entourait si près, était image, faisait signe, et faisait de la ville ce livre du présent. Nous, nous passions. C’est l’espace public, la rue, un transit, une déambulation, rien qui souhaite faire trace, de la même façon que nous allions vers notre lendemain et voilà qu’on nous renvoie ce qu’il y avait au bord.

Dépôt de signes provisoires : fascination à ce qui aurait simplement disparu, sans le geste de celui qui l’extrait, l’arrache au temps et aux murs.

Le monde tel qu’il roule et nous porte est si lourd de trop d’histoire. Et le visage lavé que nous voulons offrir à nos lendemains les balaie, ces ombres de l’histoire. Il y a eu la guerre d’Algérie et puis le Minitel rose, il y a les élections de 1981 et puis tel artiste gominé à l’Olympia, et nous qui passions dans la ville, avions à nous laver de trop de lettres et slogans. C’est tout cela qui surgit, dans les toiles de Villeglé : si c’était le fait volontaire de nous les présenter, ça manquerait. Mais lui-même, en se soumettant à l’arbitraire, au hasard des lacérations, en fait un monde incomplet et ouvert. Alors oui, c’est ce sentiment qui revient, de l’histoire lourde, du présent insatisfait, de la mémoire sale.

Ce sont les signes du temps des hommes depuis que la ville est ville. Ces signes qu’en permanence on enlève de la vue pour que le temps continue : la peau lacérée du temps, quand Villeglé en fait trace, nous ouvre à rebours le temps et la ville, qu’on s’imaginait pour soi seul, et dans un arbitraire qui nous avait été réservé.

 

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Non pas seulement le miroir ni l’empreinte. Mais ce qui, à ce moment-là, niait le miroir, empêchait l’empreinte.

Le coup de force de Villeglé c’est dans ce fait du lacéré. Non pas seulement l’affiche décollée, ou –- comme il dit –- le désencroûtage, puis le marouflage, l’encollage sur le châssis et la toile qui transforme le signe de rue en geste artistique de Villeglé, mais l’atteinte anonyme qui a précédé, la déchirure, l’arrachage : la peau lacérée du temps.

Dans l’atelier, souvent, l’envie de poser le doigt sur les toiles. Il n’y a pas la distance d’une matière noble : c’est du papier, des déchirures, des couches superposées, des émergences de lettres, de mots incomplets. Des images blessées. Lui, ça le fait rire. Il a bien vu qu’on a timidement touché la toile du doigt, et puis qu’on s’est souvenu au dernier moment que ce n’était pas l’objet pauvre de la palissade, du chantier, de la rue, mais bien cette toile revenue à l’atelier depuis telle exposition à Chicago ou Anvers (tiens, qu’y comprenaient-ils, eux , là-bas, que voyaient-ils sinon des assemblages abstraits de couleurs, de visages, de lettres muettes, là où moi j’ai reconnu le chanteur gominé, le slogan politique, et que la parole m’était à moi-même alors adressée, entre Claude François et une manifestation contre les essais nucléaires ?), et lui donc, Villeglé, ça l’amuse : « Une toile ne s’abîme qu’en dehors de l’atelier du peintre », dit-il. On a juste ouvert cette lucarne sur les signes, ils ne seront proclamés dans leur étrangeté neuve que lorsque la toile repartira, s’isolera sur le mur de l’exposition, du musée.

Les mots trop lisses, les affiches non recouvertes, les mots qui n’ont pas fait mémoire, qu’on aille les trouver au musée de l’affiche, au musée de la publicité : on fait musée de tant de choses aujourd’hui. Ce qui a commencé l’histoire, c’est ce geste de détruire, c’est l’arrachement, l’ajout, la superposition volontaire ou pas. Ce dont Villeglé s’est saisi, ce n’est pas de l’affiche, c’est de ce geste qui la niait, l’abîmait, la séparait de son destin de signe sur un mur.

Nous ne regardons pas une affiche, nous sommes mis face à un accident. Qu’on se promène dans les toiles de Villeglé, c’est toute cette peau du monde qui devient gigantesque accident : des fissures, de l’errance, des appels, et tout ce qui veut échapper à l’âge. Le monde apparaît comme ce chaos noir au-delà de la rue où nous passions, ce chaos que nous ne voulions pas voir. C’est la bonne leçon, c’est la leçon qui nous agrandit.

Les signes qui nous disaient peut-être le sauvetage possible, nous n’avons pas voulu les emporter avec nous, comme lui, Villeglé, s’est saisi de l’affiche. Et aujourd’hui, que toute la menace est plus présente, les rues sont propres, normalisées, muettes, plus personne pour encore ou à nouveau nous faire signe.

Alors oui, lyrisme de la déchirure, flottement muet des couleurs, et l’empreinte, qui porte le contact du temps enfui, vaut en dehors de lui.

 

 

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Le travail de Villeglé s’inscrit dans notre histoire de la ville, et lui donne figure depuis ce qui n’a pas fait histoire, était l’onde de choc, dans les signes du visible, les signes périssables et éphémères du journal des murs, de l’histoire sans mots, l’histoire lourde et grave, qui mangerait l’art s’il se risquait à la voir en face.

Cette logique des signes est une histoire moderne, liée à la typographie, à la reproduction mécanique des images. Walter Benjamin nous a appris à déchiffrer cette naissance dans le XIXème siècle, et principalement dans l’écriture de Baudelaire.

Aujourd’hui que les signes se normalisent, que les rues se font propres (Villeglé insiste beaucoup sur cette bascule, le développement de l’affichage sauvage, la fin des bandeaux de papier monochromes sur les affiches officielles, et maintenant ces colles faites pour que l’affiche tombe proprement au bout de trois jours, ou bien les sous-verre stratégiquement installés dans les abri-bus Decaux : le remplacement des signes par la marchandise), est-ce à signifier que l’œuvre de Villeglé est un testament, le don d’une époque à l’homme qui sut le deviner et le prendre, être là – et lui seul – pour qu’on le lui remette ? On aurait dû forcer Decaux à payer une compensation à nous-mêmes, pour cause de poésie perdue, et à Villeglé, qui nous offrait cette poésie en retour : on aurait dû confier à Villeglé, le premier de chaque mois, la décoration trop aseptisée des abri-bus d’aujourd’hui, qui sont muets, ou seulement marchands.

Le travail de Villeglé comme fin d’une histoire : les signes de la ville lui échappent parce qu’elle n’est plus triomphante, et nous avec elle. La ville ou l’histoire secouée de trop de guerres, usée d’information surabondante et folle (quand les affiches vous disaient tout comme un secret), la ville qui se repaît de son propre spectacle, et de spectacles oubliés à mesure que vus. Et c’est cela que lui, Villeglé, lui arrachait pour le rendre à notre mémoire du temps.

Le travail de Villeglé comme moquerie définitive à qui prétendrait qu’il y a une fin à l’histoire.

 

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Est-ce que je suis sûr d’avoir alors fait assez de chemin pour considérer Villeglé en artiste, lui qui veut absolument nous contraindre à le supprimer en tant qu’artiste ?

Adolescent, la marque visible de la guerre, telle qu’elle m’a été accessible, c’était Oradour-sur-Glane. Oradour, c’est un meurtre, et impardonnable. L’émotion vous étreint. Mais c’est aussi la fascination à ce temps soudainement arrêté qui vous est offert. Ce temps décalé, qui vous fait voyeur de l’époque distante, on s’en veut de l’éprouver avec tant d’intensité, si cela vous détourne du crime, pour lequel vous êtes là. Ainsi lorsqu’on marche dans Pompéi : on a liquidé ou maîtrisé en soi depuis longtemps le goût bien sûr trop romantique des ruines. Mais c’est du temps qui se donne à voir : l’arrêt instantané fait à la ville, et la magnification par la durée, plus cette troisième épaisseur de temps, celui qui reconstruit, propose à nouveau la ville dégagée au regard, ses géométries, ses toits ouverts, le silence de l’homme quand nous avons tant besoin, dans l’immense et douloureux bruit du monde, d’un peu de silence. On vient à Pompéi comme à une étape touristique obligée et puis, deux heures, trois heures après, et parce qu’assez d’espace pour la solitude réofferte, voilà que le temps se déplie, que la fascination vient.

L’œuvre de Villeglé est violente parce qu’elle nous confronte à l’empreinte du monde. Mais une empreinte en trois temps, incluant celui de sa propre reconstruction. Ce que disent les formes et les couleurs n’appartient pas à l’ordre du discours et du sens : avant même le décollage, le désencroûtage, le discours et le sens ont été recouverts, multipliés, brisés. Alors oui, confronté à cet arrêt originel du temps et cette fascination de l’empreinte, mais en tant que fait esthétique. Ce dont ici il est témoigné, c’est du désordre, du noir chaos du monde, de l’humanité fragile sous les coups qu’elle reçoit.

La figure de la guerre est déterminante : pourtant, lorsque Villeglé commence, il n’y a plus la guerre. Elle était avant, elle est finie. Il y a les figures de la guerre, l’Algérie et Charonne, De Gaulle et Clamart, et puis Dien Bien Phu ou le Vietnam (ou Nixon en France, ou la mort de Mao, et cette fin de la vieille fibre anarchiste, qui tenait encore par les murs contre ce qui lamine et achète) – le bruit toujours aussi terrible, toujours grondant sous les signes convoqués de la peau du monde, mais justement : rien que cela, désordre et chaos dans les signes de papier, dans la lacération des formes et couleurs, que lui sépare de la ville et nous propose comme toile.

Je regrette le temps où on pouvait dire sur un mur : « Dorénavant, tout sera comme d’habitude », et cette phrase il a été possible de la sauver, puisqu’elle est à jamais sur une des affiches entoilées de Villeglé. Comprenez-vous qu’il ne signe une toile que lorsqu’il la vend ?

 

 

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C’est à bâtons rompus. C’est parce que j’insiste pour savoir.

Lui, il parle formes, et art. Il parle de Marcel Duchamp, de Picasso ou Yves Klein. Il a cherché comme tous les artistes cherchent, par ce que proposent les autres, par ce qui est donné à voir. Dans la classification des affiches lacérées, il y a celles où c’est d’art qu’on parle. D’une exposition de Dubuffet (qui accepte le jeu), de Jean-Pierre Reynaud (qui en souffrira plutôt) : l’art à même la peau de la ville, et qu’elle y réagit. Elle en serait capable encore ? Les affiches pour Ben-Hur au Stade de France sont trop grandes pour qu’on y ajoute un mot ou gribouille. On s’habitue à ce qui écrase, on croit que les mots qu’on porte dans la tête suffit. Et puis les gens ont des fils d’écouteurs qui pendent aux oreilles, ou bien ils téléphonent : on répond à l’encombrement des signes par un autre encombrement de signes, et tant pis si la ville est plus triste.

Villeglé ne parle pas volontiers de formation et d’enfance. Il faut insister. A force de trouver sur les murs son bonheur d’art, c’est comme s’il s’était construit la fiction d’un être transparent, d’un pur opérateur. Alors j’insiste encore, souhaite qu’il me parle villes, voyages, enfance. Il répond que son père était casanier, que la famille voyageait peu. Que lui aussi a ce travers, et que voyager lui est un effort (pourtant, combien de villes en lui, si chaque toile reconstruit une ville ?).

C’est comme lui faire violence, mais il raconte que lorsque la famille voyageait, le père –- qui n’aimait pas les voyages -– contraignait ses enfants à rester dans la salle d’attente de la gare, même s’il y avait une heure avant le prochain train. Que, lui, il aurait aimé aller voir au moins la place, devant. Il parle de ces fragments de villes qui se collent à la rétine, lorsque la famille voyageait de Cognac à Saint-Malo, avec changement à Nantes. Mais à Nantes parfois on dormait chez des parents, on prenait le tramway, on repartait au lendemain. Il précise qu’alors le train passait au travers de la ville, jusqu’en son centre. La ville de Nantes avant guerre, on la connaît par La Forme d’une ville, un des livres maître de Julien Gracq. Les salles d’attente de gare, elles ne sont pas un berceau privilégié pour les affiches, les noms, les destinations, et toute la façon dont le monde inaccessible se donne un instant à lire ?

La ville de Nantes encore : on avait refusé à la ville la création d’une université. L’école d’architecture y est installée. Il raconte cette marche de nuit avec son ami Raymond Hains : la silhouette des chantiers navals, le bruit du pont transbordeur, les visages de la foule. Il leur vient cette fascination de tout rassembler dans un film, et le film qu’il évoque fait soudain penser à L’homme caméra de Dziga Vertov, de si peu son aîné. Le film, en binôme avec Raymond Hains, sera sa première passion d’artiste.

Que la ville de Nantes soit importante : parce que ces images d’enfance, en quelques jours de fin de guerre, ont été laminées avec le reste. Il y avait des jeunes, des enfants, des femmes : « un massacre », insiste-t-il. Il est, lui, à quelques dizaines de kilomètres, se porte volontaire, avec ses dix-sept ans, pour le sauvetage, les déblais : « Ils nous ont refusé, ils ont dit que c’était trop horrible pour des jeunes. » La ville arrachée, cette ville symbole de toutes les villes, puisque c’était celle qu’on traversait, celle dont on ne connaissait que la vue du train, la vue du tramway, l’attente à la gare, n’aurait-elle rien à voir avec cette ville imaginaire, cette ville géante, dont j’ai l’impression qu’elle m’assaille lorsque, dans le dédale des pièces minuscules de la rue au Maire, j’examine l’une après l’autre les dizaines et dizaines d’affiches lacérées, rassemblées sur toile ?

Il ne viendra qu’en février 1944 à Paris. Il travaille avec un architecte, il s’agit de prendre des mesures, dans une manufacture, pour les éventuels dommages de guerre. Un Paris désert. Il se souvient des Champs-Élysées vides, le matin à dix heures, et qu’une seule voiture était passée, roulant très vite, avec de jeunes officiers de l’armée occupante, et qu’on ne se serait pas risqué à traverser en leur présence. Il se souvient, parce que c’est la grande ville et qu’on y est touriste, du soir à Pigalle, pas d’électricité ni de lumière dans la rue, mais devant les cabarets les aboyeurs qui vous en faisaient réclame. La ville noire devenue voix : et ce n’est pas cette voix qu’ensuite on cherche ? Avant de repartir à Nantes, ils vont assister à une représentation du Baron de Münchhausen, film allemand à grand spectacle. A cause des alertes, où on évacue la salle, ils ne verront que la première demi-heure du film en deux heures.

 

 

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La biographie semble ne pas compter pour un peintre, n’être que l’histoire de son travail, ses dates et ruptures. Pourtant, il y a ce fil de fer ramassé, à Saint-Malo bombardée aussi. Un fil de fer du mur de l’Atlantique, la destruction accomplie du symbole de la guerre.

Mais il le garde, ce fil de fer, puisque le second, il ne le ramassera qu’un an plus tard. Qu’alors il les met l’un avec l’autre : « mon travail, c’était de les faire aller ensemble ». Dans l’intervalle, il ne parle pas d’autres objets récupérés. Il n’y a pas d’acte volontaire, proclamé, même quand Raymond Hains, le binôme, a pris ce chemin.

A Saint-Malo aussi cette agence d’architecture : il n’a pas tenu, dans l’école de Rennes. « Je ne m’entendais pas avec l’institution. » Il ne s’appesantit pas. Pour se découvrir soi-même, au juste endroit plus tard de la route et du travail, il faut essuyer les écarts, les refus, l’échec. Faute d’être architecte, il revient à Saint-Malo, et on l’emploiera comme dessinateur. Pour l’époque, c’est une grande agence, la plus grande de la ville : « au moins six dessinateurs ». La tâche : réparer et reconstruire les phares. Il ne restera pas assez longtemps pour les voir autrement que sur la planche à dessin. Mais ce qu’on apprend, c’est à les faire vivre, ces dessins. « J’avais la science des cailloux, j’avais appris à dessiner vite, à entrer dans tous les détails techniques. » Les phares sont sur des socles sous-marins, la roche invisible qu’on dessine. Le lien de ce que fait l’homme à l’élément qui résiste. Villeglé revient souvent à ces quelques mois sur la planche à dessin, d’où naissaient les phares et les cailloux.

De Vannes, encore, dans ces années de la guerre, le souvenir des livres. On les achetait d’occasion, et il y avait Marval. Il lit les poèmes en prose de Baudelaire, et puis les Fleurs du mal : « C’était interdit, à l’époque, alors ça nous attirait encore plus. » Et Rimbaud aussi. Et puis le choc, c’est la peinture. Des livres qui vous disent, en 1943, des phrases incompréhensibles comme quoi, si Picasso et Braque ont changé si souvent de formes de peinture, c’est qu’ils « n’ont pas de style ». Il en rit encore, parce qu’en 1946, lorsque le même livre sera réimprimé, l’auteur aura enlevé cette phrase. Il faut complaire à l’occupant, au régime. L’art moderne on le regarde avec suspicion, et encore : seulement jusqu’à 1926. Mais cela aussi, ça le fait rire : l’histoire de la peinture qui s’arrête au moment où il naît. Et pourtant, dans ce peu de repères, dans ce trou de vingt ans laissé où il aurait fallu continuité, quelques passages d’importance, de la main à la main : que Picasso et Braque, pendant un temps, avaient refusé de signer leurs toiles. Du lacéré anonyme, le deuxième mot est reçu. On prend ce qu’on trouve, dans les librairies où on passe : « j’ai pris l’habitude de lire debout, je l’ai encore ». Et puis ce Le Quintrec qui vit à Vannes, et donne des récitals poétiques avec d’autres jeunes, où un vieux monsieur parfois parle des peintres et écrivains surréalistes, Nantes après tout est une des villes repère pour Breton et Vaché, comme si tout le monde avait tâté de l’écriture automatique. Villeglé s’ancre à la bibliothèque municipale, pas très riche, et « tenue par le seul bon pétainiste de la ville « mais tant pis : « On n’avait jamais entendu parler de Karl Marx, et à force de tomber sur le nom de Freud : – Freud, Freud, mais qui ça peut être, ce Freud ? » La fin de la guerre apportera quelques réponses, et surtout, enfin, d’autres couleurs, le chaînon des vingt ans manquant : Miro, par exemple (« Miro était ce qui me semblait le plus jeune dans la peinture »).

 

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Ce fourmillement qui vous prend : formes et couleurs, comme si l’art s’était donné à la rue, avec sa surprise et sa force. La rue était un musée, et c’est Villeglé qui vous l’apprend, maintenant qu’il est trop tard.

Il vous semble, d’abord, d’un grenier d’enfance. Ces affiches, bien sûr, vous les connaissez. Parce qu’il s’agit de la presse, par exemple. Les marchands de journaux avaient ces panneaux devant leurs boutiques.

Il dit, Villeglé, qu’à se souvenir de la ville en 1944, la ville comme il la découvre, et ce grand ébrouement neuf du monde (mais si lent, avec les restrictions, les armées, les purges) après les bombes, la ville était noire : quatre décennies de murs sombres, où seules les affiches étaient couleurs. Il me semble, lorsqu’on affiche Villeglé dans un musée, que les murs devraient d’abord être mis au noir. Ou bien qu’on projetterait, sur le mur du fond, en boucle, un de ces grands films en noir et blanc qui sont la mémoire des villes d’avant-guerre, de Fritz Lang ou même de Chaplin.

Mais non : l’affiche n’est pas encadrée. Elle est pliée et collée par-dessus les quatre bords du châssis qu’elle recouvre. Elle exige autour d’elle le grand vide, la seconde empreinte : le geste de celui qui l’arrache et la sauve. Alors c’est dans son propre lyrisme qu’il faut chercher le bruit du monde. Il dit qu’un livre majeur, pour lui, a été le Guignol’s band de Céline. Un chant un peu fou, des éclats multipliés d’images, de voix et de paroles, une fuite de tous en tous sens. Et le lyrisme des affiches lacérées de Villeglé est très humble : aussi humble que ce papier collé aux murs pour s’y perdre à jamais.

 

 

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Il dit que le papier des affiches était meilleur que le papier pour les livres : parce que vecteur si important pour l’information, la circulation, la propagande. Le papier solide des affiches, et les couleurs pour y tenir sous la pluie, accrocher l’œil au lointain : « quand les affiches sont faites en grand nombre, l’imprimeur peut se payer les meilleures encres » (et même, ajoute Villeglé avec un sourire : « Dans les années 60, on disait que les étiquettes des pots de confiture sont les mieux imprimées au monde »).

Ce qu’il appelle « l’efficacité de l’alphabet », ce qui reste d’efficacité même dans l’alphabet mélangé, superposé, détruit.

C’est ce chant qui appelle, quand il devient désordre. Quand ce qui était fait pour être lisible soudain est troublé, se met à danser. Il dit : « je ne l’arrachais que lorsque, agressée, elle échappait aux pouvoirs politiques et financiers, lorsque les figurations mêlées, tronquées, se métamorphosaient en coq-à-l’âne, lorsque les mots d’ordre, les slogans coupés ou non se superposaient dans une paysage typographique… »

Et que cette expression de paysage typographique, qui interdit que la toile soit lisible, vaut dans toute son intensité : le paysage, ce n’est pas ce que propose de soi la nature ou la ville. C’est la proposition de construction du regard qu’on en fait, et ici elle inclut les lettres et le sens, mais ce sens défait, ce sens agressé.

Et si la passion que nous avions à comprendre notre propre route était chaque fois se confronter à l’absence de sens : le monde est une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot et qui ne signifie rien, nous avait prévenu Shakespeare. Le bruit et la fureur, ils ont précédé pour Villeglé la première affiche déchirée. Lui, il ne racontera pas, mais il nous proposera de recommencer, tout un chacun, chaque fois, de nous raconter à nous-mêmes l’histoire qui n’a pas de sens. Et pour cela, ce devant quoi il nous met face, ce sont ces fragments dansants du sens. Les mots rajoutés à la main sur l’affiche, la façon dont ils se superposent, voire par transparence lorsqu’il a plu, et ce que fait émerger la déchirure.

C’est l’arbitraire qui fait l’empreinte, une empreinte par contact, comme aujourd’hui plus personne pour prétendre que dans une photographie c’est le référent qu’on regarde, ce que Barthes disait « le référent adhère ». Ce qui adhère, dans ce décollement de la peau du temps, est à jamais une danse infinie de couleurs et de lettres, qui ne redonne pas l’histoire, mais atteste de combien, devant elle, dans son présent, nous restons démunis et les mains vides.

 

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Arbitraire et non arbitraire : d’abord parce que la ville, pendant ces quatre décennies, est un chantier permanent. On démolit les Halles, on construit Beaubourg, on aménage le périphérique. Autour des chantiers, on dresse les palissades de bois : aux Halles, se souvient Villeglé, avec la charpente même des pavillons Baltard.

L’arbitraire et le non arbitraire : lorsque François Dufrêne, l’ami, le poète des Crirythmes, s’aperçoit en passant que ce bloc d’affiches de huit mètres de long, trois mètres vingt de haut, vient d’être décollé d’une palissade, carrefour Duroc. Il court à une cabine, téléphone à Villeglé, qui arrive. Ils la roulent comme ils peuvent, et arrêtent trois taxis : « les taxis à l’époque avaient des galeries », dit Villeglé. Il faut entreposer : ils font conduire l’ensemble au musée d’art moderne. On est en juillet 1961, un fragment total de la ville vient d’échapper à l’effacement. Lui, Villeglé, parle des « points d’affichage anarchiques les plus somptueux »…

L’arbitraire et le non arbitraire : « quand on arrache, on va à toute allure, c’est proche de l’écriture automatique ». Ce lacéré anonyme, c’est celui qui lui tient alors le bras ?

L’arbitraire, le non arbitraire : je suis surpris, au dos des toiles, de la mention « dessous de ». C’est comme un roman ou une promesse de scandale, le titre : « Les dessous du Sébasto », ou bien « Les dessous du boulevard Saint-Germain » qui forcément ne sont pas les mêmes. Mais pour lui c’est juste une série : quand l’afficheur se présente, avant de passer la colle, il nettoie en arrachant ce qui dépasse. Que cette couche d’affiche ensuite on l’enlève, la surface dessous est un monde bien étrange, de taches et de blancs. De même, la série des « à côté » : le bord monochrome des panneaux d’affichage, la zone sans lettres ni message.

Grand âge ou pas, Villeglé aurait pu continuer à décoller la peau infinie du temps : « Aujourd’hui, je devrais arracher, je vivrais à Marseille », dit-il sérieusement. Mais le débord de notre histoire ne s’écrit plus sur les murs. Il reste quelques survivances, en face du métro Barbès, ou de l’autre côté du périphérique au métro Quatre-Chemins qui est un résumé du monde, mais ce qui s’affiche n’est plus le visage même de la communauté : un homme et une époque ont confondu leur chemin, les chemins ensuite se séparent. D’où l’importance de la trace, et la façon indissoluble de ce qui les mêle : mai 68 en était le prémisse, qu’annoncent dix ans d’affiche arrachées, résonnant dans les dix ans qui suivent, et si peu de l’éruption même dans cette sculpture vivante du monde qu’est le déroulé des mille, quatre mille images de Villeglé.

L’arbitraire du temps, le non arbitraire de la trace : « les affiches des films paraissent toujours plus anciennes que la date où on les décolle », il s’étonne sans réponse. Mystère de la représentation, qu’il met à nouveau en abîme. Représentation faite, pour nous-mêmes, de l’infini mystère abstrait du présent.

 

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Revenir à cette danse des lettres et des signes.

Je suis avec Villeglé dans le dédale des petites pièces de la rue au Maire. Il dit que les toiles sont quatre mille, qu’il en existe un inventaire photographique. Mais là, sous le plafond, elles sont encore en tas, en rouleaux, les affiches non marouflées. Qu’on descende par l’échelle de meunier dans l’ancienne réserve du marchand d’escargots (le dernier marchand d’escargots des rues de Paris, mais Villeglé, qui décolle tout, a laissé soigneusement au mur l’affichette avec les prix au kilo selon variété), et voici les toiles qui reviennent de telle exposition à Luxembourg, partent pour telle exposition à San Francisco, Cologne ou Buenos-Aires : que percevront-ils, là-bas, de ce qui me frappe, moi, à découvrir le regard de Jacques Chirac successivement en 1970, 1981 ou 1988, icône semblable et semblablement vide pour les unes des hebdomadaires ou l’affichage mural, et qu’ici on lui a ajouté à la main une moustache, qu’ici on ne reconnaît que l’œil droit, et que ces quinze ans de distance soudain s’abolissent, quand ils représentent pour vous presque un tiers de votre vie, et qu’on n’a jamais réussi à échapper à ce matraquage des signes, sinon quand un Villeglé en arrache et sauve la déformation, la lacération, en permet la superposition séparée du temps ?

Je reconnais la guerre d’Algérie et le gaullisme, mais rien à reconnaître de l’hippodrome de Vincennes et de la réunion politique qui y était convoquée dans les majuscules superposées « ODROM / INCENN », sauf qu’évidemment il s’agit d’une réunion politique.

Sur cette affiche il est fait mention du palais des glaces, et c’est bien ce dont il s’agit, mêlant la protestation de la « fédé de Paris du PCF » contre les « fusées US en Europe », à un manche de guitare, une fourchette dans une vache, un fragment de grande roue pour la fête foraine qui ouvre, et puis ce qui résonne pour nous de tout un passé de la transformation urbaine aux indications très précises pour se rendre à un événement qu’on ne connaître pas, itinéraire ainsi formulé « TOROUTE A 15 / DEFENSE DIRECTION / CER PONTOISE / RTF 13 / RAROLIS » dans la même lacération verticale : et ne pas oser lui demander, à Villeglé, dans l’instant de l’arrachage, ce dont il a conscience, de la carte de la ville, du jeu lettriste, de l’amusement qu’on peut avoir à la vache transpercée de la fourchette, ou de ce que tout cela sauve à jamais la violence inaliénable du slogan politique, et de la misère qui y est associée, par l’icône vide de l’œil droit de Chirac au sourire perpétuel ?

Il y a de la symphonie dans tout cela, une symphonie abstraite, parce que ne hiérarchisant jamais ce qu’elle traite : à vous de faire. Le lacéré n’est pas pour rien anonyme. Symphonie aigre : nous n’aurions rien appris, ou si peu ? Ou bien : n’ayant pas su dominer ou maîtriser des problèmes qui n’avaient pas encore taille planétaire ou mettant en jeu notre survie même en tant qu’espèce, nous saurions aujourd’hui affronter ce qu’il nous revient de destin ? Mais ce n’est pas la tâche du peintre, qui arrache et là nous met le visage devant l’empreinte. Lui, il racle l’affiche de la main comme on nettoierait une table, recoince une languette de papier derrière le cadre, lisse la déchirure comme on ferait d’une étoffe : le peintre n’est pas témoin. L’affiche non plus ne témoigne pas, tout concept de cela ici s’annule, par la symphonie même, l’arbitraire de cette déchirure qui seule met chaque élément en rapport avec tous les autres.

 

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Dans le dédale des petites pièces de la rue au Maire, prenant un par un les gisements de toile, comment ne pas se laisser prendre ?

Il y a le catch de « THE SPIDER » et les idoles qu’appelle ce « OU ES-TU » dont le point d’interrogation pourrait être retrouvé sous les quatre couches de papier qui s’y superposent, les numéros de téléphone et les « BABY OO5 7 » du Minitel, il y a ce chanteur dont j’aurais su, il y a trente ans, dire peut-être le nom et qui n’est plus qu’un regard de biais sous sa mèche, et qu’il fut le « KING OF », qu’il y a ici les lettres « ROCK’N » en petit et plus loin les seules lettres « K’N » en plus gros, et moi ce qui me monte à la tête c’est une totalité d’histoire : je l’associe aux Choses de Georges Perec et sa Vie mode d’emploi, mais Perec, qui aurait pu le faire, n’a pas exploré les affiches en attente de la rue au Maire – je pense que pourtant ces deux-là ont pu se croiser, vers la Villette ou Ménilmontant, et comme moi j’aurais aimé demander à Villeglé d’aller arracher, quelques années durant, rue Vilin pour Perec, rue Ordener pour moi-même et nulle part ailleurs. Je l’associe aux fresques désassemblées et toutes remplies de ces images fragmentées du politique, dans la même violence du regard qui sait de quel abîme il émerge, et de quelle nuit il survit, qu’évoque pour moi le nom de Claude Simon, et des livres comme Histoire ou Les Géorgiques ou L’Acacia ou d’autres : mais Claude Simon était dans le tranquille refuge gravitant chez Maeght, comme Butor à l’écart. Ce qui tisse l’arborescence centrale d’une époque sans doute ne peut que s’ignorer quand ils en partagent, à tâtons, les jours et le temps. Le pop-art nous rapporte la version américaine de cette inscription du temps : les icônes et les objets loin de ce qui nous fonde, nous, par la noble idée du politique, que seul l’artiste, Claude Simon comme Villeglé et quelques autres rétiniens, hisse au regard de la phrase majeure de Shakespeare. Pas étonnant que la loi américaine, devenant icône globale, et Andy Wharol et Beuys ses grands prêtres, n’ait pas voulu dans son sillage des affiches de Paris, la révolutionnaire, la contestataire, la ville source, la première avec le Londres de Dickens à faire naître, par Balzac et Baudelaire, l’idée même de la ville. Nous, qui venons après, héritons de notre propre temps en ignorant ce qui les sépare : les palissades sur le trou de Beaubourg, le Nantes d’avant-guerre, je les sais par Julien Gracq qui forcément, quelque part, est un cousin proche de Villeglé, ce qu’eux seuls ignorent. Paris je le sais par Perec, et la furiosité sombre de l’époque, je la sais par Claude Simon. Ne nous étonnons pas d’avoir sans cesse, et nous seuls, sans leur demander avis, à rebrasser ces cartes pour dire aujourd’hui ce qui compte. Sans doute qu’il le sait, Villeglé : mais à nous seuls de l’affirmer, le construire. On traite encore avec réticence le grand désordre surréaliste, on résiste à finir d’inventorier la secousse Artaud, et le meilleur héritage populaire qui verse en fresque dans l’immense Céline, on s’en méfie : comment entre nous et Villeglé, où tout cela croise, on n’aurait pas tissé écran ? Ce qui nous appartient, c’est par ce retrait du nom, qu’il a posé en en-tête (« Je ne signe mes toiles que lorsque je les vends ») : la peau lacérée du temps s’offrant comme chose commune, au risque de tout ce qui y brasse de l’obscur destin du monde.

« En prenant l’affiche, je prends l’histoire », dit-il : à nous aujourd’hui de nous en ressaisir, au nom de toutes nos urgences, au nom de ce qui compte dans notre totalité d’art et ce péril où nous sommes. Une œuvre pour garder nom où lui, Villeglé, a rempli sa tâche d’homme.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 20 mai 2013 et dernière modification le 7 juin 2022
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