souvenir de l’IUFM Fort-de-France, novembre 1999

des lieux et instants où cela décide d’écrire, on ne décide pas soi


Joachim Séné et Anne Savelli, qui a inventé le concept, viennent de lancer une drôle d’initiative : un site collectif géolocalisé où inscrire chacun nos « oloé » (nom invariable, acronyme de où lire, où écrire), entendez ces lieux particuliers conjonction temporelle et spatiale où écrire nous fut possible de façon singulière ou récurrente – voir oloé du monde entier.

À une telle suggestion, je ne peux répondre que par l’inventaire ou le nombre : je peux passer à 30 ans de distance devant tel bistrot où j’ai écrit telle lettre, ou attendais tel rendez-vous avec Jérôme Lindon, et le souvenir jaillit indistinct et complet. Dans tel gîte rural, dans telle ville ou tel hôtel, je sais identifier ce lieu, ou l’absence de ce lieu. Et le savoir qu’ils ont leur propre loi et rémanence : on revient, on s’assoit, et à 10 ans d’écart on recommence d’écrire.

Cela vaut pour le Court Square Diner de New York Long Island, comme pour le Mac’Do d’Issoire. C’est cet irrationnel que les deux amis ci-dessus cités ont décidé de collectivement répertorier.

Alors, ce qui me revient avec insistance – mais comment retrouver la date – c’est ce petit studio tout simple lors d’une semaine de stage à l’IUFM Fort-de-France, anciennement École normale de Martinique, c’est encore marqué sur la vieille 4L de service. Je ne peux même pas retrouver la date d’après mes documents personnels (mon ordi archive mon agenda depuis 2003) – mais je me souviens du choc, à l’arrivée à Orly, au retour de ce 2ème stage, découvrant sur les présentoirs des kiosques, à la Une de Libé, la mort de Robert Kramer, le réalisateur de Route One, on avait trinqué peu avant, avec lui et Kasper Toeplitz, pour un projet commun. Je sais donc, au moins grâce à Wikipedia (et Michel Chaumet en appui, en charge à l’époque du CRDC) que c’était novembre 1999.

J’y étais allé deux années de suite. Je n’ai plus souvenir d’où j’étais hébergé la première fois (un hôtel...), alors que j’ai souvenir très précis des couloirs et salles du lycée Victor-Schoelcher où nous avions travaillé. La deuxième année, c’était dans le quartier excentré de l’IUFM, avec à proximité une rocade et un carrefour, mais juste derrière le quartier de Texaco. Patrick Chamoiseau nous avait d’ailleurs rejoint le dernier jour du stage pour un échange (et Raphaël Confiant la première année).

Il m’arrive de recevoir encore, occasionnellement, des messages des enseignants croisés ces deux semaines.

Années où les tâches familiales ici ne laissaient pas trop de place aux prolongations tourisme, ce serait différent aujourd’hui – et la ville de Fort-de-France en elle-même est un monde. Mais, la deuxième année, au bout du stage, j’avais une journée entièrement libre, pour la découverte.

Or, il s’était passé ceci. Le carrelage, la température, l’air de mer, le son aussi de ces grenouilles et insectes dans la nuit, et même la toile cirée sur la table, ç’avait été comme une sorte d’assaut d’enfance. L’ananas m’avait été offert, à la galerie commerciale Rond-Point d’à côté, et son supermarché, je m’étais acheté du pain, du chocolat, du Nescafé et des bananes. Cette sensation aussi à l’absence de vitres aux fenêtres, juste ces persiennes – un dérangement du rapport intérieur-extérieur.

Pour les images, c’était une petite boule webcam – aucune idée si elle est encore ici dans le fond d’un tiroir – avec un cordon de 60 cm à mettre dans la prise USB du Mac « coquillage ». Une douzaine d’images archivées depuis lors, au format 320x240. Je n’aurais pas eu, ces années-là, l’idée même d’acheter un genre d’appareil-photo jetable, comme l’année suivante je ferais pour Paysage Fer. Encore trois ans avant de basculer vers l’appareil-photo, ai-je été con. Et idem d’avoir tant traîné pour le passage au Reflex (mais peut-être indice de survie, j’aurais été fichu de lâcher l’écriture ?). Près du Mac, un bootleg des Stones – de 1996 à 2002 le boulot pour le livre Stones ça a été non-stop, mais toujours cette dichotomie, se laisser embarquer dans l’imprévu plutôt que la continuation du chantier principal, hors de lui.

Mais toute cette longue journée, vécue avec une sorte de culpabilité (ne pas aller à la découverte de l’île, même une journée), j’étais resté dans cette pièce avec mon pain, mon chocolat, du café et des bananes. Une sorte de pulsion à s’embarquer dans un texte, et qu’importent les heures.

Il me semble qu’au soir, dans la pesanteur de l’après-midi finissante, j’étais descendu à pied jusqu’aux rues rectilignes d’en face le port, et puis dans la nuit, revenu en taxi, j’avais repris l’écriture longtemps – dormi dans l’avion au retour. On se préparait à gutter « le bug de l’an 2000 », comme ça paraît loin tout ça.

Je ne sais pas si ça rentre dans la définition d’un « oloé », mais les coordonnées spatiales du bâtiment, retrouvé facilement grâce à la rocade et au Carrefour sur Google Earth, en étaient : 14° 33’ 36.43 N, 61° 04’ 35.10 O. Une suspension.

Encore quelques traces de ces périodes anciennes sur le site, comme ici ou cet index 2002-2004.

 


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1ère mise en ligne 26 janvier 2014 et dernière modification le 27 janvier 2014
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