Led Zep #28 | où l’on présente Richard Cole

sans leur âme damnée, Led Zeppelin serait-il devenu Led Zeppelin ?


sommaire général _ précédent _ suivant

 

Richard Cole a commencé dans la vie comme monteur d’échafaudage, métier répertorié parmi ceux des intermittents du spectacle, puisque gradins et scènes relèvent de cet art. On ne gagne pas lourd, sur les échafaudages. Le samedi soir on fait la fête : c’est le début du rock, il est copain avec un type qui transbahute, en voiture, les amplis et instruments d’un petit groupe comme des milliers d’autres, en cette année 1963, dans le grand vent Beatles. En l’occurrence, le groupe de Mick Eve, saxophoniste du chanteur à succès Georgie Fame and his Blue Flames.

Un soir, au concert des Nighttimers, il découvre que le copain roadie n’est plus là. Il a trouvé ailleurs, ou changé de vie. Il demande à prendre la place. Mick Eve, pour qui l’absence du roadie est une économie, lui répond qu’ils se débrouilleront bien tout seuls. Cole insiste : ce n’est pas leur job, et puis il s’y connaît en électronique (pas de musique sans fer à souder, refaire les jacks à l’étain). Mick Eve lui dit que c’est trop peu payé, le groupe n’a pas d’assise suffisante pour qu’il puisse en vivre : cinq livres par semaines et encore, les semaines où on joue deux fois. Mais il y a de la bière à boire, les vadrouilles et la nuit : on est quelqu’un. Cole reste six mois avec les Nighttimers. Il lui faut un complément de revenu : il laisse entendre, déjà, qu’il tenait généreusement à la disposition des musiciens et du public ces pilules qu’ils aiment prendre pour mieux profiter de l’instant. Il faut se méfier de Richard Cole, capable de vous dire très tranquillement que, pour Led Zeppelin, il n’était nul besoin d’acheter cocaïne ou héroïne, on frappait à leur porte d’hôtel, et les fans disaient : « On a un petit cadeau pour vous… » Voilà, selon lui, comment toute cette drogue leur arrivait, les types savaient qu’avec ce viatique offert, ils seraient admis dans la proximité du groupe, et partageraient la furie Led Zeppelin pendant le reste de la nuit. Mais deux pages plus loin du même récit, le même Richard Cole déclare piteusement : « Pendant que Led Zep faisait fortune, moi, je n’avais pas d’argent, tout passait dans les achats de drogue, héroïne et cocaïne… ». Après les Nighttimers il trouve un groupe où il est un peu mieux payé, et qui dispose déjà de plus d’engagements : le Unit 4 + 2, qui vient d’obtenir presque un succès avec son 45 tours, et y croira encore pour le deuxième, I’ve never been in love like this before (croyez-le ou pas, mais personne n’avait songé à intituler une chanson comme cela avant eux), tandis que les Nighttimers recrutent un nouvel organiste, un garçon timide et précis, qui s’appelle John Paul Jones.

On est en 1964, il entend aussi les Rolling Stones jouer en public et c’est un choc auquel ces petits groupes ne préparaient pas : un hurlement continu du public, et la mode pour les filles, ce printemps-ci, est de pisser debout, ça s’accumule en flaque juste devant les musiciens, et fait partie de la rage et de l’hystérie qu’on veut démontrer, qui ne s’adresse pas aux Rolling Stones eux-mêmes, mais à ce vieux monde qu’on voit finir. Richard Cole pense que son System Unit est bien trop sage, et que dans ce métier si on veut aller de l’avant c’est là, où ça crie, où ça tremble : là encore, les Rolling Stones se révèlent un déclencheur bien au-delà d’eux-mêmes. Et quand bien même le Unit 4 + 2 durcit son jeu de scène : en particulier quand leur bassiste obèse se jette du haut de l’estrade dans la foule.

Et c’est dans cette même période qu’il découvre un groupe qui s’appelle The High Numbers, et pense illico qu’avec eux il franchira la nouvelle étape. On ne se souvient pas bien des High Numbers, mais beaucoup plus du nom pour lequel ils le changent : The Who.

Aux premiers enquêteurs sur l’histoire de Led Zeppelin (Stephen Davis), Cole a conté avoir connu dès l’école Keith Moon, leur batteur, et que c’est ainsi qu’il a pu s’embaucher chez eux. Mais dans son propre livre, Cole n’en fait aucune mention : il dit par contre que, dans la myriade de groupes s’élançant vers le mirage, les Who étaient ceux qui avaient la réputation la plus sauvage – « une vraie rage ». Et Cole a suffisamment d’expérience : qu’il ne s’agit pas seulement de conduire, convoyer, héberger, installer, mais pendant le concert on est à la billetterie et on surveille, puis on se fait payer, on regarde aussi à la buvette, et qu’on ait le juste pourcentage des recettes années. Ne pas se faire rouler, dans un métier où le but de chacun c’est le fric et ce qu’on en racle au détriment de l’autre. Il va ainsi accompagner l’essor des Who, qui ressemble à une explosion.

Il est à sa place, sur la scène, derrière les amplis, quand, par accident, Peter Townsend heurte et casse le haut du manche de sa Gibson contre un faux plafond, et de rage la détruit alors tout entière, pour le plaisir du public. Il est avec eux dans les altercations qui s’ensuivent, les semaines suivantes, entre Daltrey, Moon et Townsend puisqu’aux recettes de chaque concert (de trois cents à cinq cents livres, ce qui déjà n’est pas rien), il faut défalquer deux cent livres dpour la guitare neuve (Townsend claque toujours une guitare de qualité, pas question de faire semblant). Sans compter que Keith Moon, le batteur, en fait désormais autant sur son propre matériel, ou expédie sa caisse claire dans le public. Les Who cumuleront jusqu’à quarante-cinq mille livres de dettes, mais ça leur semble partie intégrante de leur idée du rock’n roll, et cet excès est leur image.
Hélas pour Richard Cole, arrêté à trois reprises pour excès de vitesse ou conduite en état d’ivresse, il se voit supprimer son permis de conduire, qui est la condition de ce travail. Fin de sa collaboration avec les Who (mais pas de l’amitié avec Keith Moon). Et l’idée de partir continuer ce même métier aux Etats-Unis, puisque, là-bas, personne ne l’empêchera de conduire.

Cole, bien plus tard, racontera sa dernière bringue avec John Bonham, quelques semaines avant sa mort. Bonham, deux jours plus tôt, venait de s’offrir une Ferrari Dino décapotable et le prétexte de la rencontre c’est de l’essayer ensemble. Répudié ou licencié par Grant, il ne participera pas à la nouvelle tournée du groupe, en Europe : « Le premier concert de Led Zeppelin que je vais manquer, Bonzo tu te rends compte… »

Cole effectivement les a tous entendus, du premier au dernier (Knebworth).

C’est la loi pour tenir, dans ces positions en haut de l’échelle : on a une parole consolante, mais on ne lève pas le petit doigt pour aider le copain : « Soigne-toi de cette fichue came, et on te reprendra… – Et toi, Bonzo, tu ne te soignes pas ? – Oh moi, le jour où ce sera un problème, j’arrêterai, c’est tout… »

Il n’en aura pas le temps. Et Page finira de s’en extraire vers 1984 : avec quatre ans de plus, Bonham aussi aurait survécu ?

Mais comment faire confiance à Richard Cole, dont ça a toujours été le métier d’arranger la réalité pour qu’elle soit présentable ? « Pendant douze ans, j’ai organisé les billets d’avions et les chambres d’hôtels, les horaires, j’ai choisi les villes et les salles, j’ai visité les lieux pour savoir l’équipement, le matériel, la hauteur de la scène et des barrières, j’ai embauché les gars pour la sécurité, une vraie police, je les ai nourris, je leur portais la came dans les chambres, et les filles quand ils voulaient des filles, douze ans durant et même pas merci… »

Quand Cole s’est retrouvé aux États-Unis, c’est le moment où Grant lançait The Animals, et leur première tournée américaine. Grant préfère travailler avec un Anglais, plus sûr qu’on pourra se comprendre à demi mots.

Cole partage avec son patron l’axiome d’une efficacité qui se veut absolue : l’organisation d’une tournée c’est un travail très spécifique. Hôtels, transports, matériel, et bien sûr comptabilité, sans se faire gruger. Principe basé sur le secret, sur ce qu’on a fait dans son service militaire version commando et une connaissance très précise des arts du spectacle (pas ce qu’on appelle ainsi désormais à l’université, mais plutôt le catch et la danse). Axiome qui entraîne un corollaire : au tourneur les musiciens appartiennent jour et nuit, jours de concerts et jours sans. À Cole de savoir, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit où sont ses musiciens, avec qui et ce qu’ils font.
Quand il envoie le Zeppelin pour la première fois aux Etats Unis, il lui faut quelqu’un qui sache les ficelles du métier et ne s’y embrouille pas. Pour Cole, prendre en charge cette tournée discrète, c’est un travail de plus, un contrat de quelques semaines : d’autant qu’il sera, pour les deux brummies qui découvrent l’Amérique, celui qui a l’ancienneté : avec les Who, il a tout fait, tout vu, il va le leur montrer. Besoin de quoi que ce soit ? Comptez sur moi. Il prend barre sur eux, en leur montrant tout d’un coup, et comme si c’était la loi ordinaire, comment se comporte un groupe célèbre, un groupe un tout petit peu moins dans la légende que Stones et Beatles, mais du même sang. Et une fois qu’il a commencé, que les musiciens l’acceptent dans le rôle, pas d’autre moyen que continuer. Sa caractéristique la plus notable, c’est un vocabulaire limité à l’extrême (mais on ne lui demandait rien d’autre dans ce domaine, même lorsqu’il produira plus tard son témoignage à quatre mains des années de légende, du genre : « Fuck this, we aren’t waiting here all fucking night for you fucking wops with this fucking madness going on here. Bollocks, we’re fucking going on when we wanna go on… » Pour dire à un programmateur dont le festival prend du retard sur l’horaire, alors qu’il reste deux groupes à jouer avant l’entrée en scène de Zeppeli : « Non, très cher, nous n’allons pas rester ici à nous morfondre moitié de la nuit tandis que croît au-dehors le désordre, et vous informons que nous entrerons sur scène au moment par nous seuls convenu… »

Mais là encore, mystère : après quelques concerts, Cole comprend que ce qui commence, avec ceux-là, laissera en arrière même les Who et peut-être les Stones. Il demande à Grant de l’attacher au groupe exclusivement. Grant n’aura besoin de personne d’autre que Cole, et Cole se suffira de Led Zeppelin.

Et Richard Cole, dès lors, dira toujours nous pour parler de Led Zeppelin et lui-même.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 15 mars 2014
merci aux 653 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page